(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XVI, les Érynnies. »
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(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XVI, les Érynnies. »

Chapitre XVI,
les Érynnies.

I. — Les Érynnies filles de l’Aurore. — Leur fonction dans la mythologie hellénique. — Gardiennes des lois naturelles. — Vengeresses du meurtre.

Les Érynnies — Irritées — qui ne mériteront qu’à la fin de la tragédie d’Eschyle leur euphémique surnom d’Euménides, étaient les plus terribles divinités du monde infernal. Hésiode les fait naître du sang d’Ouranos, inutile par la faux de Chronos ; mais la philologie comparée croit avoir découvert dans les mythes aryens leur plus lointaine origine. D’après cette poétique hypothèse, l’Érynnis primordiale, multipliée par la fable grecque, serait la Saranyu védique, une des mille personnifications de l’Aurore. Le crime étant presque toujours conçu par la nuit, dont il est souvent appelé le fils dans le langage primitif, c’est l’Aurore qui le dénonce, qui fait paraître à terre le sang répandu, qui allonge son flambeau céleste sur le cadavre étendu au bord du chemin. Souriante au pâtre, douce au laboureur, l’Aurore montrait au meurtrier l’œil ardent d’une vengeresse. Les plus effrayantes déesses seraient ainsi nées de la plus charmante. Comme le Lucifer des croyances chrétiennes, la Furie antique aurait été, à son origine, l’Ange transparent du matin.

Mais cette signification naturelle disparut vite, en Grèce, sous un sens moral. Les Érynnies y personnifièrent, dès qu’elles apparurent, le remords et le châtiment : — plus encore, les lois primordiales de la nature et du monde dont le dépôt était sous leur garde. Comme les Dragons dont elles avaient la laideur, les Érynnies couvaient des trésors : les liens de la famille, le respect de la vie humaine, l’observation de la foi jurée. Ministres de la police éternelle, leur puissance, enracinée aux Enfers, atteignait le ciel. La stabilité des règles fondamentales de toutes choses était leur domaine. Dans le Prométhée d’Eschyle, les Océanides demandent au Titan : — « Qui donc tient le gouvernail de la Nécessité ? » — Et Prométhée leur répond : — « Les trois Parques et les Érynnies à la mémoire fidèle. » — Héraclite, cité par Plutarque, disait que « si le Soleil s’avisait de franchir les bornes qui lui sont proscrites, les Érynnies, agents de la Justice, sauraient bien lui faire rebrousser chemin. » — Dans l’Iliade, Xanthos, un des chevaux divins d’Achille, prend une voix humaine pour prédire sa mort au héros rentrant dans la guerre de Troie : mais les Érynnies, indignées de cette violation des lois naturelles, accourent aussitôt, et font taire impérieusement l’animal qui ose usurper la parole réservée aux hommes. On peut mesurer par ces citations la hauteur et la profondeur du rang que les Érynnies occupaient dans la religion hellénique. Surveillantes de la nature, elles la maintenaient dans ses lois prescrites ; leur contrôle embrassait l’ordre universel, l’axe du monde tournait sous leurs mains.

Mais leur magistrature militante recouvrait cette fonction abstraite. Avant tout, les Érynnies étaient les vengeresses acharnées du meurtre, du parricide surtout, qui, plus qu’aucun autre, outrage la nature. Elles avaient charge du sang humain ; il criait vers elles sitôt répandu, et cette clameur n’était jamais vaine. A son appel, elles s’élançaient vers le meurtrier ; et le poursuivaient avec rage, jusqu’à l’épuisement et jusqu’à la mort. Avant qu’il eût rendu vie pour vie, leur patient passait par toute une série de supplices : obsessions et flagellations, angoisses de l’âme et tourments du corps, fuites éperdues à travers des foules hostiles et des solitudes désolées, nuits livrées aux épouvantes des visions spectrales. Mort, il les retrouvait aux Enfers, où, comme les diables du Dante, elles torturaient les damnés païens. Un vers d’Homère atteste « les Érynnies qui punissent les hommes sous la terre ». On les voit sur des vases peints, flagellant Sysiphe, enchaînant Thésée, et tournant la roue flamboyante sur laquelle Ixion est écartelé. Nul recours possible contre elles, avant le grand exemple donné par Eschyle, aucun appel efficace. Antérieures à Zeus lui-même, qu’elles dominaient par leur parenté avec le Destin, les Érynnies régnaient absolument dans leur sombre empire. Les Olympiens ne frayaient pas avec elles ; ils les bannissaient de leur table, ils leur interdiraient l’entrée du palais céleste : les « Filles de la Nuit » auraient noirci sa lumière et glacé sa joie. En revanche, leurs privilèges sinistres étaient inviolables, et le cercle sanglant où s’exerçaient leurs vindictes ne pouvait être franchi par l’intrusion d’aucun dieu. — « Quand nous sommes nées », — dit l’un de leurs chœurs, — « le Sort nous imposa cette loi, que nous ne toucherions point aux Immortels, que nulle de nous ne pourrait s’asseoir à leurs festins, et que nous ne porterions jamais les vêtements blancs de la joie. Mais quand un meurtrier domestique a frappé l’un de ses proches, la ruine de sa demeure est notre partage. Nous nous ruons sur lui, et, si fort qu’il soit, nous l’effaçons de la terre. »

II. — Haine et répulsion qu’elles inspirent. — Cruauté qu’on leur attribue. — Nature vampirique des Érynnies. — La vision de Dion.

Certes, rien de plus tutélaire, au fond, que cette justice implacable. La Peine veille sur la paix ; le Châtiment couvre la sécurité de son glaive, et sa menace seule est une protection. Les liens sociaux seraient vite rompus, s’ils n’étaient assujettis par des nœuds de chaînes. Ce n’est point sans raison que Dante fait dire à la Porte de son Enfer : — « La Justice anima mon grand architecte ; je fus faite par la divine Puissance, la suprême Sagesse et le premier Amour. »

Giustizia mosse il mio alto Fattore :
Fecemi la divina Potestate,
La somma Sapienza e il primo Amore.

Gardiennes de la vie humaine, protectrices des droits de la famille, de la foi jurée, du foyer des hôtes, les Érynnies semblaient mériter la reconnaissance due aux services ingrats strictement rendus. Elles étaient pourtant haïes des hommes comme des dieux, il y avait de l’horreur dans la terreur qu’elles inspiraient. On les adorait et on ne leur sacrifiait que par crainte. Un morne silence attristait leur culte, la flûte et la lyre en étaient exclues. Les prières ne s’y faisaient qu’à voix basse, de sourdes injures s’y mêlaient aux invocations liturgiques. Une sorte de quarantaine soupçonneuse isolait leurs temples mal famés autant que sacrés.

Cette aversion tenait à leur office même. L’Espion et le Bourreau ont toujours passé pour des êtres nécessaires à l’ordre social ; ils n’en sont pas moins mis au ban des hommes, excommuniés de toute relation et de tout accueil ; ces satellites du salut public sont les réprouvés de la société qui s’en sert.

Un autre grief pesait sur les Érynnies. Contemporaines du Talion des âges primitifs, elles en représentaient la férocité. Œil pour œil, dent pour dent, plaie pour plaie, l’usure du tourment centuplant la dette du coupable, l’horreur de la peine enchérissant sur la grièveté du délit ; les vieilles Vengeresses en étaient restées à cette routine sanguinaire. Or la conscience humaine, éclairée et améliorée, protestait contre les expiations barbares du passé ; l’idéal qu’elle se faisait de la vraie justice n’était plus d’accord avec les sauvages représailles personnifiées par les Érynnies. Elles restaient dans la religion nouvelle par droit d’archaïsme, comme survivent, dans quelques Codes, des pénalités atrocement arriérées, non abolies, jamais appliquées ; fantômes odieux qui font tache sur la lumière des lois adoucies.

Ce qui rendait encore les Érynnies haïssables, c’était l’idée qu’on se faisait de leur caractère. Rien n’endurcit comme le métier de criminaliste et de tortionnaire ; la cruauté du châtiment finit par entrer dans l’âme de l’exécuteur. On se figurait donc que les Érynnies mettaient une joie méchante à poursuivre et à torturer les coupables, et que l’habitude de verser le sang leur en avait fait prendre le goût. Leurs expéditions étaient des parties de chasse joyeusement féroces, semblables à cette Venatio postularia (Chasse réclamant des victimes) des vieilles légendes germaniques, où le Spectre qui la menait distribuait à ses compagnons des cuisses d’hommes en guise de curée. Quelques monuments les figurent vêtues d’une tunique retroussée, chaussées jusqu’à mi-jambe de la bottine crétoise aux courroies lacées, pareilles à des Dianes infernales. Eschyle, comme nous allons le voir, remplit leurs chants forcenés de termes cynégétiques qui rendent des sons d’aboiements. C’est moins encore à des chasseresses qu’à des chiennes qu’il les compare, « Chiennes d’enfer », « Chiennes du père », ou « de la mère » qu’elles vengent, étaient leurs noms usités. On leur attribuait même une nature vampirique : elles suçaient, disait-on, le sang de leurs victimes et s’en gorgeaient avidement. Apollon leur reprochera tout à l’heure cette horrible soif. — Les Vampires n’étaient point inconnus à l’antiquité. C’en était un que cette Lamia, reine de Libye, et aimée de Zeus, à qui le dieu avait donné le pouvoir bizarre d’ôter ses yeux de leurs cavités, pendant son sommeil, et de les remettre ensuite à leur place. Héra, jalouse, tua ses enfants. Alors la mère furieuse se fit monstre par désespoir ; elle fendait le ventre des femmes grosses et mangeait leurs fruits. De ses amours sauvages avec les Démons du désert, naquit la race des Lamies et des Empuses, divinités cannibales qui cherchaient leurs proies parmi les vivants.

En dehors même de leur ministère criminel, l’approche des Érynnies était redoutée ; leur apparition signifiait la mort à qui les voyait. Plutarque raconte, à ce sujet, une étrange histoire. — Un soir, Dion, le libérateur de la Sicile, était assis, pensif, sous un portique assombri par le crépuscule ; un bruit le tira de sa rêverie. En regardant de tous les côtés, il entrevit une grande femme maigre et livide, « semblable par les traits du visage et par l’habillement à une Furie tragique ». Cette femme allait et venait dans le vestibule, et elle en balayait âprement les dalles. Elle s’évanouit au cri que poussa Dion, mais le héros comprit le présage. — Quelques jours après, Dion était égorgé par ses soldats révoltés, son fils se jetait du haut d’un toit et mourait, sa femme et son nouveau-né périssaient en mer. La balayeuse infernale avait prédit, par son nettoyage fatidique, l’extermination de sa race et de sa maison.