Chapitre III
L’Astrée de d’Urfé — Période de 1610 à 1620.
En 1610, pendant que la société de Rambouillet prenait un heureux essor, la publication du ier volume d’un roman nouveau fit événement dans le monde, et concourut puissamment à déterminer le changement de mœurs qu’amenait le cours des choses, en dirigeant les esprits vers un nouveau genre de la galanterie tout opposé à celui qui régnait en France, depuis François Ier. C’est ainsi que, de nos jours, quand le retour de l’ancienne maison de France imposa l’obligation de renier, de détester tout le passé, quand ce n’était pas assez de le mettre en oubli, qu’il fallait en avoir horreur, les romans de Walter Scott, où étaient peintes des mœurs inconnues, acquirent en France une vogue inouïe et contribuèrent au grand changement qui s’opéra alors dans les idées et dans la littérature. Le roman dont je veux parler ici était L’Astrée du marquis d’Urfé. Le 2e et le 3e vol. parurent un an après le premier ; le 4e parut en 1620 ; le 5e, qui ne parut qu’en 1625, n’est pas de d’Urfé16.
Ce roman est une pastorale allégorique dans laquelle l’auteur a décrit ses propres amours dégagés de toute idée grossière, et où, « par plusieurs
histoires et sous personnes de bergers et d’autres, sont déduits les divers effets de l’honnête amitié »
.
La publication de L’Astrée fut, selon Boileau, l’époque où l’afféterie précieuse de langage,
les conversations vagues et frivoles
,
les longs verbiages d’amour
commencèrent à être en vogue. Cet ouvrage, dit-il,
en fit faire une foule d’autres qui enchérirent sur la puérilité du sien
.
Toutefois il fallait que L’Astrée ne fût pas sans mérite pour opérer cette révolution. Aussi Boileau lui-même y reconnaît-il « une narration également vive et fleurie, des fictions très ingénieuses, des caractères aussi finement imaginés qu’agréablement variés et bien suivis Il fut fort en estime même des gens du goût le plus exquis17 »
. On peut ajouter aujourd’hui que la diction en est correcte et a peu vieilli.
Plusieurs causes ont concouru au prodigieux succès de cet ouvrage, dont la publication dura quinze ans. Un écrit de Huet, le célèbre évêque d’Avranches, et un autre de Patru, nous apprennent les principales de ces causes.
Le marquis d’Urfé, né à Marseille, était un homme de qualité, d’origine allemande, dont la famille habitait le Forez : il était allié de la maison de Savoie, et vivait à la cour de Turin où il était bien venu. Ce fut en Piémont qu’il composa L’Astrée. Il était célèbre dans le monde galant par sa beauté, ses grâces, son esprit et son tendre cœur.
Ayant été fait prisonnier de guerre, durant la Ligue, il prit rang entre les amants de Marguerite de Valois, femme de Henri IV, qui, par cette raison, le vit de mauvais œil. Le public connaissait l’intrigue de d’Urfé et l’aversion du roi pour lui.
Le marquis d’Urfé devait en grande partie sa célébrité à sa longue et merveilleuse passion pour Diane de Châteaumorand, personne d’une admirable beauté, d’une grande fortune, toute occupée de ses charmes, et pénétrée du respect pour elle-même, au point d’avoir refusé à un neveu de s’arrêter une nuit dans un château qu’il avait sur une route où elle passait, parce qu’on y avait remplacé des vitres de cristal par du verre. Le frère aîné de d’Urfé avait épousé cette belle par arrangement de famille ; et d’Urfé, désespéré, s’était fait chevalier de Malte. Mais il apprit bientôt que le mari de Diane ne fêtait et ne pouvait l’être que de nom. En effet, le mariage fut rompu pour cause d’impuissance ; alors d’Urfé obtint à Rome d’être relevé de ses vœux, et il épousa sa belle-sœur. Il se piqua de la venger des privations que son premier mari lui avait fait éprouver ; mais de grands chiens avaient pris possession de la chambre et presque du lit de la dame ; il fallut partager avec eux. Cette société ne le rebuta pourtant point : sa femme devint enceinte, une fois, deux fois, même trois fois, mais n’accoucha jamais que de productions informes. Le marquis s’éloigna et alla rêver dans une autre ville aux liens d’un amour exempt de désirs grossiers et au-dessus du danger de si tristes réalités.
Ce fut cet amour idéal qu’il peignit dans L’Astrée, durant sa retraite, se rappelant la période de son amour où il était borné aux rêves de l’espérance et du désir. Il sembla, comme on voit, que d’Urfé fût venu au monde pour reproduire les délices de l’amour platonique et dégoûter des grossièretés de l’amour physique.
Cette histoire de d’Urfé était fort répandue, comme toutes les anecdotes scandaleuses. À peine le Ier volume de L’Astrée parut, qu’on y reconnut, dit Patru, une
pastorale allégorique
, un assemblage d’histoires des amours de d’Urfé avec Marguerite de Valois, avec Diane de Châteaumorand, et d’autres amours du temps. L’auteur, dit encore Patru, a mêlé ces histoires de fictions pour les rendre plus agréables, et les a, pour ainsi dire, romancées. Galatée, c’était la reine Marguerite, sœur de Henri III ; Astrée, c’était
mademoiselle de Châteaumorand ; Céladon, c’était d’Urfé ; Calidon, c’était M. le Prince ; Calidée, Madame la Princesse ; Euric, c’était Henri-le-Grand.
« Le tome Ier de L’Astrée, dit Huet18, fut dédié à Henri IV. Ce présent lui fut fort agréable, quoique l’auteur ne le lui fût guère. »
Henri IV ne connut que ce premier volume. On voit dans les Mémoires de Bassompierre, que le roi s’en faisait faire la lecture pendant un accès de goutte qui le retenait au lit. C’était peu de temps avant l’assassinat qui l’enleva à la France.
Toutes ces circonstances étaient propres sans doute à mettre en vogue la première publication de L’Astrée, sans que personne s’en mêlât.
Les publications successives de L’Astrée furent reçues du public avec la même faveur que la première. « Ces ouvrages, dit Huet, furent reçus du public avec un applaudissement infini, et principalement de ceux qui se distinguaient par la politesse et par la beauté de l’esprit. »
Rien ne nous apprend comment le Ier volume du roman du marquis d’Urfé fut accueilli à l’hôtel de Rambouillet, ni si l’auteur s’introduisit dans cette société. Il est fort présumable que le Ier volume, qui était du goût de tout Paris et du goût de Henri IV lui-même, tout éloigné qu’était ce prince des amours platoniques, ne déplaisait pas non plus à l’hôtel de Rambouillet. Les gens de lettres doivent bien se persuader que la littérature de tous les temps reçoit des directions inévitables des mœurs régnantes dans la nation, et que c’est une des lois du mouvement en politique et en morale, d’amener à la suite d’une longue période de dissolution, une période de réserve affectée et de pruderie. Soit inconstance naturelle et besoin de nouveauté, soit réaction du présent, toujours en révolte contre un passé dominateur, les contraires se succèdent sans cesse dans les sentiments et dans les opinions de la partie désœuvrée de la nation française.
Les dernières amours de Henri IV, à cinquante-six ans, sa malheureuse passion pour Charlotte de Montmorency, qu’il avait mariée au prince de Condé, les jalousies de Marie de Médicis, les intrigues de sa cour contre les maîtresses du roi, le souvenir d’une guerre qu’on avait vue prête à s’allumer contre la maison d’Autriche pour ravoir la princesse de Condé, que son mari avait conduite à Bruxelles, dans la vue de la soustraire aux poursuites du roi, tout cela avait inspiré à toutes les âmes délicates un profond dégoût pour cette scandaleuse dissolution, dont la cour et la capitale offraient le spectacle, et les avait disposées à favorablement accueillir la continuation de L’Astrée. On devait se plaire à la peinture d’amours dégagés d’un érotisme grossier, accueillir même l’exagération des plaisirs attachés à des communications purement intellectuelles et morales.