(1761) Salon de 1761 « Peinture — M. Pierre » pp. 122-126
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(1761) Salon de 1761 « Peinture — M. Pierre » pp. 122-126

M. Pierre

Il y a de Mr Pierre une Descente de croix ; une Fuite en Egypte ; la Décollation de St Jean Baptiste, et le Jugement de Paris. Je ne sais ce que cet homme devient. Il est riche. Il a eu de l’éducation. Il a fait le voyage de Rome. On lui donne de l’esprit ; rien ne le presse de finir un ouvrage. D’où vient donc la médiocrité de presque toutes ses compositions ? Il a 9 pieds de haut sur six de large. Il est de Jeaurat.Mais je passais le Songe de Joseph ; c’est que ce Songe de Joseph n’est autre chose qu’un homme qui s’est endormi la tête au-dessous des pieds d’un ange. Si vous y voyez davantage, à la bonne heure.

De Pierre. Il a 18 pieds de haut, sur 10 de large.

Pierre, mon ami, votre Christ, avec sa tête livide et pourrie, est un noyé qui a séjourné quinze jours au moins dans les filets de St Clou. Qu’il est bas [!] qu’il est ignoble [!] Pour vos femmes, et le reste de votre composition, je conviens qu’il y a de la beauté ; des caractères de l’expression ; de la sévérité de couleur ; mais mettez la main sur la conscience, et rendez gloire à la vérité ! Votre Descente de croix n’est-elle pas une imitation de celle du Carrache qui est au Palais Royal et que vous connaissez bien. Il y a dans le tableau du Carrache une mère du Christ assise, et dans le vôtre aussi. Cette mère se meurt de douleur dans le Carrache, et chez vous aussi. Cette douleur attache toute l’action des autres personnages du Carrache, et des vôtres. La tête de son fils est posée sur ses genoux dans le Carrache, et dans notre ami Pierre. Les femmes du Carache sont effrayées du péril de cette mère expirante, et les vôtres aussi. Le Carrache a placé sur le fond une Ste Anne qui s’élance vers sa fille, en poussant les cris les plus aigus, avec un visage où les traces de la longue douleur se confondent avec celles du désespoir ; vous avez mis sur le fond du vôtre un homme qui fait à peu près le même effet. Avec cette différence, que votre Christ, comme je vous l’ai déjà dit a l’air d’un noyé ou d’un supplicié, et que celui du Carrache est plein de noblesse ; que votre Vierge est froide et contournée en comparaison de celle du Carrache ; voyez l’action de cette main immobile posée sur la poitrine de son fils ; ce visage tiré ; cet air de pâmoison ; cette bouche entrouverte ; ces yeux fermés ; et cette Ste Anne, qu’en dites vous [?] Sachez, l’ami Pierre, qu’il ne faut pas copier ou copier mieux, et de quelque manière qu’on fasse, il ne faut pas médire de ses modèles.

La fuite en Egypte est traitée d’une manière Tableau de 5 pieds piquante et neuve ; mais le peintre n’a pas su de haut sur quatre de large. tirer parti de son idée. La Vierge passe sur le Du même. fond du tableau, portant entre ses bras l’enfant Jesus. Elle est suivie de Joseph et de l’âne qui porte le bagage. Sur le devant sont des pâtres prosternés, les mains tournées de son côté et lui souhaitant un heureux voyage. Le beau tableau, si le peintre avait su faire des montagnes au pied desquelles la Vierge eût passé ; s’il eût su faire ses montagnes bien droites, bien escarpées et bien majestueuses ; s’il eût su les couvrir de mousses et d’arbustes sauvages ; s’il eût su donner à sa Vierge de la simplicité, de la beauté, de la grandeur, de la noblesse ; si le chemin qu’elle eût suivi eût conduit dans les sentiers de quelque forêt bien solitaire, et bien détournée ; s’il eût pris son moment au point du jour ou à sa chute. Mais rien de tout cela. C’est qu’il n’a pas senti la richesse de son idée. C’est un sujet à refaire.

Il est de trois pieds de haut, sur quatre de large. Du même.

La Décollation de St Jean, encore pauvre production. Le corps du saint est à terre ; l’exécuteur tient le couteau avec lequel il a séparé la tête ; il montre cette tête séparée à Herodiade. Cette tête est livide, comme s’il y avait plusieurs jours d’écoulés depuis l’exécution. Il n’en tombe pas une goutte de sang. La jeune fille qui tient le plat sur lequel elle sera posée, détourne la tête, en tendant le plat ; cela est bien ; mais l’Herodiade paraît frappée d’horreur ? ce n’est pas cela ; il faut d’abord qu’elle soit belle ; puis qu’elle le soit de cette sorte de beauté qui s’allie avec la fermeté, la tranquillité et la joie féroce. Ne voyez-vous pas que ce mouvement d’horreur l’excuse ? qu’il est faux ? et qu’il rend votre composition froide et commune. Voici le discours qu’il fallait que je lusse sur le visage d’Herodiade. Prêche à présent. Appelle-moi adultère à présent. Tu as enfin obtenu le prix de ton insolence. Cet homme n’a pas senti l’effet du sang qui eût descendu le long du bras de l’exécuteur, et arrosé le cadavre même. Mais je l’entends qui me répond, et qui est-ce qui eût osé regarder cela ? J’aime bien les tableaux de ce genre dont on détourne la vue ; pourvu que ce ne soit pas de dégoût, mais d’horreur. Qu’est-ce qu’il y a de plus horrible que l’action et le sang-froid de la Judith de Rubens [?] Elle tient le sabre et elle l’enfonce tranquillement dans la gorge d’Holoferne.

Si le roi de Prusse s’entend un peu en peinture, que fera-t-il de ce mauvais Jugement de Paris [?] Qu’est-ce que ce Paris ? est-ce un pâtre ? est-ce un galant ? Donne-t-il, refuse-t-il la pomme ? Le moment est mal choisi. Paris a jugé. Déjà une des déesses perdues dans les nues est hors de la scène ; l’autre retirée dans un coin est en mauvaise humeur. Venus est à son triomphe, et oublie ce qui se passe à côté d’elle. Paris n’y pense pas davantage. C’est, mon ami, comme je crois vous l’avoir déjà dit, que tout l’effet d’un pareil tableau, dépend du paysage, du moment du jour, et de la solitude ; si des déesses viennent déposer leurs vêtements et exposer leurs charmes les plus secrets aux yeux d’un mortel, c’est sans doute dans un endroit de la terre écarté. Que la scène se passe donc au bout de l’univers ; que l’horizon soit caché de tous côtés par de hautes montagnes ; que tout annonce l’éloignement des regards indiscrets ; que de nombreux troupeaux paissent dans la prairie et sur les coteaux ; que le taureau poursuive en mugissant la génisse ; que deux béliers se menacent de la corne, pour une brebis qui paît tranquillement auprès ; qu’un bouc jouisse à l’écart d’une chèvre ; que tout ressente la présence de Venus, et m’inspire la corruption du juge ; tout, excepté le chien de Paris, que je ferais dormir à ses pieds. Que Paris me paraisse un pâtre important. Qu’il soit jeune, vigoureux, et d’une beauté rustique ; qu’il soit assis sur un bout de rocher ; que de vieux arbres qui ont pris racine sur ce rocher et qui le couronnent, entrelacent leurs branches touffues au-dessus de sa tête ; que le soleil penche vers son couchant ; que ses rayons, dorant le sommet des montagnes et la sommité des arbres viennent éclairer pour un moment encore le lieu de la scène ; que les trois déesses soient en présence de Paris ; que Venus semble de préférence arrêter ses regards ; qu’elles soient toutes les trois si belles, que je ne sache moi-même à qui accorder la pomme ; que chacune ait sa beauté particulière ; qu’elles soient toutes nues ; que Venus ait seulement son ceste, Pallas son casque ; Junon son bandeau. Point de vêtement que ce qui sert à désigner. Point d’Amour qui décoche un trait ; ou qui écarte adroitement un voile. Ces idées sont trop petites. Point de Graces. Les Graces étaient à la toilette de Venus, mais elles n’ont point accompagné la déesse. D’ailleurs le secours de l’Amour et des Graces en affaiblirait d’autant la victoire de Venus. C’est la pauvreté d’idées qui fait employer ces faux accessoires. Que Paris tienne la pomme, mais qu’il ne l’offre pas. Qu’il soit dans l’ombre ; que la lumière qui vient d’en haut arrive sur les déesses diversement rompue par les arbres, pénétrés par les rayons du soleil ; qu’elle se partage sur elles et les éclaire diversement. Que le peintre s’en serve pour faire sortir tout l’éclat de Venus. Venus ne redoute pas la lumière. Après Venus, Junon est la moins pudique des trois déesses. J’aimerais assez qu’on ne vît Minerve que par le dos, et qu’elle fût la moins éclairée. Que tout particulièrement annonce un grand silence, une profonde solitude, et la chute du jour. Voilà, mes amis, ce qu’il faut savoir imaginer et exécuter, quand on se propose un pareil sujet. En se passant de ces choses, on fait un mauvais et très mauvais tableau. Mais je n’ai parlé que de l’ordonnance du tableau, que du site, que du paysage, que du local ; mais qui est-ce qui imaginera le caractère et la tête de Paris ? qui est-ce qui donnera aux déesses leurs vraies physionomies ? qui est-ce qui me montrera leurs perplexités ? et celle du juge ; en un mot qui est-ce qui donnera l’âme à la scène [?] Ce ne sera ni moi, ni l’ami Pierre. Sans le charme du paysage, quelque bien qu’on se tire des figures, on ne réussira qu’à moitié ; sans les figures et leurs caractères bien pris, sans l’âme ; quel que soit le charme du paysage, on n’aura qu’un petit succès. Il faut réunir les deux conditions.