Joseph Scaliger, et Scioppius.
Il est des sçavans dont tout le mérite & l’unique occupation consistent à réformer des dattes, à commenter, à rétablir, ou plutôt à défigurer des passages, à se charger la mémoire d’un grand nombre de mots, & sur-tout à se dire doctement beaucoup d’injures. Ceux dont je parle n’auroient pas mérité l’estime qu’on a pour eux, s’ils n’avoient donné des preuves de quelque talent. Scaliger en avoit un réel, & qui ne se bornoit pas à la partie grammaticale, comme celui de Scioppius. Je n’en veux qu’à leurs ridicules, & nullement à leur réputation.
Joseph Scaliger avoir hérité de son père Jules, avec un amour ardent pour l’étude, de la vanité la plus déplacée, de l’humeur la plus caustique & la plus insupportable. Ses écrits sont un amas de choses utiles, & d’invectives grossières contre tous ceux qui ne le déclaroient point le phénix des auteurs. Ebloui par la sottise de quelques-uns qui l’appelloient Abysme d’érudition, Océan de science, chef-d’œuvre, miracle, dernier effort de la nature, il s’imaginoit bonnement qu’elle s’étoit épuisée en sa faveur. C’étoit un tyran dans la littérature. Il se glorifioit de parler treize langues, l’Hébreu, le Grec, le Latin, le François, l’Espagnol, l’Italien, l’Allemand, l’Anglois, l’Arabe, le Syriaque, le Chaldaïque, le Persan & l’Ethiopien ; c’est-à-dire, qu’il n’en sçavoit aucune. La connoissance imparfaite qu’il avoit de toutes, étoit un répertoire dans lequel il puisoit des termes insultans & grossiers. Auteurs morts & vivans, tous furent également immolés à sa critique. Il leur prodigua plus ou moins les épithètes de fou, de sot-orgueilleux, de bête, d’opiniâtre, de plagiaire, de misérable esprit, de rustique, de méchant pédant, de grosse bête, d’étourdi, de conteur de sornettes, de pauvre homme, de fat, de sot, de fripon, de voleur, de pendard. Il appelle tous les luthériens, barbares, & tous les jésuites, ânes ; Origène, rêveur ; saint Justin, imbécille ; saint Jérome, ignorant ; Rufin, vilain maraut ; saint Chrysostome, orgueilleux vilain ; saint Basile, superbe, & saint Thomas, pédant.
Une si grande déraison dans un homme qui faisoit dire qu’
assurément le diable étoit auteur de l’érudition
,
méritoit qu’il rencontrât quelqu’un encore plus emporté que lui, & qui
vengeât la cause commune des gens de lettres. Le champion qu’on desiroit se
présenta. Scioppius, le terrible Scioppius, surnommé le chien
de la littérature, voulut aussi tenir le premier rang parmi ses
confrères, & devenir l’Attila des auteurs. Il avoit tout ce qu’il
falloit pour bien jouer ce rôle ; une présomption démésurée ; la mémoire la
plus extraordinaire. Les mots injurieux de
toutes les langues lui étoient connus, & venoient d’abord sur la sienne.
Il joignoit à cette belle érudition un entêtement singulier. Point d’usage
du monde, aucune décence, aucun respect pour les grandeurs, pour le trône
& la thiare. C’étoit un frénétique d’une espèce nouvelle, débitant de
sang-froid les médisances & les calomnies les plus atroces, un vrai
fléau du genre humain. Il avoit cela de commun avec Joseph Scaliger, qu’il
étoit plein d’idées extravagantes sur sa naissance. Leur absurde vanité, de
ce côté-là, fut cause de la brouillerie de ces prétendus Varrons de leur
siècle.
Joseph Scaliger donna, l’an 1594, un ouvrage sous ce titre : Lettre de Joseph Scaliger, sur l’ancienneté & la splendeur de la race Scaligérienne. Tout ce que l’orgueil en délire peut imaginer d’extravagant & de chimérique en fait de généalogie, est rassemblé dans cet écrit. L’auteur, dont le père né dans le territoire de Vérone vint s’établir en France, dans la ville d’Agen, veut y prouver que sa famille descendoit des anciens princes de Vérone. La vie de ce père est le morceau le plus brillant de l’ouvrage. On y voit Jules représenté comme le plus grand guerrier de son siècle, parce que, dépourvu de fortune & de talent, il avoit fait, dans sa jeunesse, quelques campagnes en Italie, en qualité de simple soldat ; comme le plus habile médecin de l’Europe, parce qu’il avoit pris des dégrés dans la faculté de médecine de Padoue, & qu’il exerçoit cet art, moins pour guérir les autres, que pour s’empêcher de mourir de faim ; comme meilleur latiniste qu’Erasme, & supérieur en tout à Cardan, parce qu’il fut l’ennemi juré de l’un & de l’autre. Ce monument, élevé à la gloire de tous les Scaligers passés & futurs, parut à Scioppius un outrage à sa famille. Il voulut élever sa race au-dessus de celle de Joseph Scaliger, dont la réputation ne lui faisoit déjà que trop d’ombrage.
Scioppius réfuta la lettre d’un bout à l’autre. Il trouva que les impostures dont elle étoit remplie, montoient justement à quatre cent quatre-vingt-dix-neuf. Ce surnom de l’Escale, dont les Scaligers étoient si jaloux, fut tourné en plaisanterie. Il prétendit que ce n’étoit point une preuve qu’ils vînssent des princes de l’Escalle de Vérone. Il leur donne une toute autre généalogie, dans laquelle il fait passer Jules Scaliger pour le fils d’un maître d’école, appellé Benoît Burden. Ce maître d’école, étant allé demeurer à Venise, y changera le nom de Burden contre celui de Scaliger, parce qu’il avoit une échelle pour enseigne, ou parce qu’il habitoit la rue de l’échelle. Avec ce même ton d’assurance, dont Scioppius déclaroit tous les Scaligers roturiers, il se disoit lui-même né gentilhomme, & sorti d’une des premières maisons du Palatinat.
Quelle humiliation pour Scaliger d’être attaqué par l’endroit le plus sensible ! Voulant constater les droits de sa haute noblesse, & faire rentrer dans le néant celui qui le ménageoit si peu, il donne à la hâte un libèle, intitulé la vie & les parens de Gaspard Scioppius. Jamais taches de famille ne furent révélées avec plus de complaisance. Nous apprenons dans cette généalogie, que Scioppius eut pour père un homme qui fut successivement fossoyeur, garçon libraire, colporteur, soldat, meunier, enfin brasseur de bière. Nous y voyons que la femme & la fille de ce bas aventurier, étoient des personnes sans mœurs. La femme, long-temps entretenue, & délaissée enfin par un homme débauché qu’elle avoit suivi en Hongrie, fut obligée de revenir avec son mari, qui la traita durement, jusqu’à condamner son épouse aux plus viles occupations de servante, & faire de sa servante son épouse. La fille, aussi déréglée que la mère, après la fuite d’un mari scélérat qu’on alloit faire brûler pour le crime le plus infâme, exerça la profession de courtisane. Elle poussa si loin le scandale, qu’elle fut mise en prison, & qu’elle ne put échapper que par la fuite à la sévérité des loix. Tant d’horreurs, publiées sur la famille de Scioppius, ne lui semblèrent qu’une invitation à mieux faire.
Personne n’entendoit comme lui les représailles. Comment traita-t-il
Jacques I, roi d’Angleterre, & ses deux plus zèlés partisans, Casaubon
& du Plessis Mornai, parce qu’ils l’avoient contredit sur un point
d’érudition ?
Combien d’imprécations ne
poussa-t-il pas contr’eux, parce qu’on fit brûler publiquement ses satyres à
Londres, que son effigie fut pendue dans une comédie représentée devant le
monarque, & que sa majesté se contenta de lui faire donner des coups de
bâton par son ambassadeur en Espagne : action qu’il traita d’assassinat,
criant qu’il n’avoit été sauvé que par la protection de la Vierge ? Comment
encore, dans ses démêlés avec les jésuites, ne les déchira-t-il point ? Il
publia contre la société plus de trente libèles diffamatoires dont on a la
liste. Ce qui surprendra davantage, c’est que, dans un endroit où il se
déchaîne le plus contre les jésuites, il finit par dire :
Moi Gaspard Scioppius, déjà sur le bord de ma tombe, &
prêt à paroître devant le tribunal de Jésus-Christ, pour lui rendre
compte de mes œuvres, ai écrit tout cela.
Il ramassa
toutes les médisances, toutes les calomnies répandues sur le compte de
Scaliger, & il en fit un gros volume, sous lequel il pût l’écraser. Le
libèle étoit d’une force si terrible, qu’on n’en avoit pas encore vu de
pareil. Baillet dit que Scioppius y passa
les
bornes d’
un correcteur de collège, & d’un exécuteur
de la haute justice
.
Le chagrin qu’en eut Joseph Scaliger le conduisit au tombeau. Il mourut à Leyde, 1609, victime des traits dont il avoit montré le funeste usage. Ses amis jettèrent des fleurs sur sa tombe. Ils publièrent contre tous ses rivaux quantité de libèles, comme autant de trophées élevés en son honneur. Le plus grand service qu’il ait rendu à la littérature, est d’avoir imaginé le premier une chronologie complette & méthodique, & d’avoir cherché des principes sûrs pour ranger l’histoire en un ordre exact & fondé sur des règles.
Pour Gaspard Scioppius, il ne mourut que l’an 1649, à Padoue, où il s’étoit retiré, faute de pouvoir trouver ailleurs une retraite assurée contre la multitude d’ennemis qu’il s’étoit faits par l’impétuosité de son caractère. Les protestans & les catholiques le détestèrent également. Le même Baillet observe que dieu, qui pouvoit faire succomber ce critique épouvantable à ses veilles continuelles, au travail excessif de ses études, permit qu’il vécut une vingtaine d’olympiades, & davantage, pour l’exécution de quelque grand dessein, & l’expiation des péchés des hommes. Il met Scioppius au nombre des méchans qui ont prospéré. On est étonné qu’un tel écrivain, que ce même Scioppius ait reçu des brefs des papes, des lettres honorables de plusieurs souverains ; qu’on l’ait fait patrice de Rome, chevalier de saint Pierre, conseiller de l’empereur, du roi d’Espagne & de l’archiduc, & qu’il ait été comte Palatin & comte de Claravalle.