(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 169-178
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 169-178

DIDEROT, [Denis] de l’Académie de Berlin, né à Langres en 1714, Auteur plus prôné que savant, plus savant qu’homme d’esprit, plus homme d’esprit qu’homme de génie ; Ecrivain incorrect, Traducteur infidele, Métaphysicien hardi, Moraliste dangereux, mauvais Géometre, Physicien médiocre, Philosophe enthousiaste, Littérateur enfin qui a fait beaucoup d’Ouvrages, sans qu’on puisse dire que nous ayons de lui un bon Livre. Telle est l’idée qu’on peut se former de M. Diderot, quand on l’apprécie en lui-même, sans se laisser éblouir par les déclamations des avortons de la Philosophie, dont il a fait entendre le premier les grands hurlemens parmi nous.

Il faut que la vérité ait changé de nature, depuis qu’il a entrepris de nous l’enseigner. Ses principaux effets sont d’éclairer, de saisir, de pénétrer : les Vérités de M. Diderot n’ont aucun de ces caracteres. Lycophron protestoit publiquement qu’il se pendroit, s’il ne se trouvoit quelqu’un qui pût entendre son Poëme de la Prophétie de Cassandre : on diroit que notre Prophete moderne a fait le même serment. Ce n’est pas qu’on ne trouve dans ses Ouvrages des étincelles de lumieres, des maximes fortes, des traits hardis, des morceaux pleins de force & de vigueur ; mais ces découvertes ne se font que par intervalles, & souvent les intervalles sont très-longs. On est obligé de marcher longtemps dans les ténebres, avant d’appercevoir des lueurs ; de se repaître de fumée, avant de trouver un peu de nourriture solide ; de s’engager dans un labyrinthe raboteux, avant de rencontrer un espace de chemin droit & praticable. Peut-être cet Auteur s’est-il persuadé que l’obscurité dans les pensées & dans le style seroit propre à donner du prix à ses Productions ? Mais on a décidé depuis long temps que nous étions dispensés de le comprendre, parce qu’il est évident qu’il ne s’est pas toujours compris lui-même. Je ne crois pas, disoit un Académicien du dernier siecle, que ceux qui sont si inintelligibles, soient fort intelligens. Cette sentence, fondée sur la vérité, est un arrêt terrible contre les Ecrits de M. Diderot. Que sera-ce, si nous ajoutons avec Quintilien, que plus un Ecrivain est médiocre, plus il est obscur ?

Qu’on ne croye cependant pas que ce Génie mystérieux ait tout tiré de son propre fonds : le plus souvent il n’a fait que copier les autres, ce qui le rend plus inexcusable d’être inintelligible. Les Principes de la Philosophie morale ne sont qu’une Traduction très-libre de l’Essai sur le mérite & la vertu de Mylord Shafstersbury.Sans vouloir discuter ici le mérite de l’Original, c’est assez de faire remarquer qu’il ne s’agissoit pour le Traducteur, que d’employer un style clair, précis, & correct ; c’est ce que M. Diderot n’a pas jugé à propos de faire : il s’est contenté de se rendre sensible dans les notes ; mais une douzaine de notes suffisent-elles pour former un bon Livre ?

Les Pensées sur l’interprétation de la Nature appartiennent en grande partie à Bacon, ce dont l’Auteur ne s’est nullement mis en peine de nous avertir. Il est vrai que les pensées du Chancelier d’Angleterre deviennent méconnoissables par la maniere étrange dont elles sont travesties : c’est un corps robuste duquel on n’a fait qu’un squelette, sans y laisser la moindre apparence de nerfs & de muscles ; tout y est en germe, tout y est si recondit & si obscur, qu’on peut regarder cette Interprétation comme beaucoup plus inintelligible que le texte. Il ne faut pas croire au reste, que cette obscurité vienne du fond des matieres ; un esprit sage ne doit pas les traiter, quand il n’est pas capable de les éclaircir, & l’esprit net & méthodique sait rendre tout sensible : c’est ainsi que Bacon, Mallebranche, l’Auteur des Mondes, M. l’Abbé Condillac, ont trouvé moyen de mettre leurs idées à la portée de tout lecteur. On peut donc assurer que c’est sans l’aveu de la Nature que M. Diderot a pris sur lui d’en être l’interprete.

A-t-il eu plus de mission pour se charger de la fonction de Rédacteur de ses loix ? Son Code, dit de la Nature, est-il exempt des défauts qu’on vient de lui reprocher ? ou plutôt ne joint-il pas à tous ces défauts celui d’exposer un systême de politique impraticable ? N’y trouve-t-on pas des déclamations plus qu’indécentes contre les Ecclésiastiques & les Moines ? Les contradictions les plus lourdes ne s’y accumulent-elles pas, pour ainsi dire, les unes sur les autres ? N’y remarque-t-on pas une confusion d’idées indigestes, communes, extravagantes, & par-dessus tout, un style froid, dur, rebutant ?

Ce n’est pas l’obscurité qu’on peut reprocher à ses Pensées Philosophiques ; elles sont très-claires. On pourroit dire encore, que plusieurs sont profondes, qu’elles renferment des sentimens vifs & pleins de chaleur ; qu’en général elles sont exprimées avec énergie & précision : mais à quoi serviroient tous ces éloges, si on ne peut se dispenser d’ajouter que la plupart sont impies, & le reste hasardé ? D’ailleurs, c’est un bien encore que Mylord Shaftersbury est en droit de réclamer ; il ne faut que lire, pour s’en convaincre, les Œuvres de ce penseur Anglois, dont, par parenthese, on a donné une assez mauvaise Traduction.

Enfin M. Diderot est connu, par excellence, pour avoir été le Dessinateur de l’Encyclopédie, l’Enrôleur des Ouvriers, & l’Ordonnateur des travaux. Nous répéterons d’abord, d’après une foule de Critiques, que cet Ouvrage n’a été pour lui qu’un enfant adoptif dont Bacon & Chambers ne l’avoient pas fait légataire. Nous ajouterons ensuite, que l’excellent Prospectus qui l’annonçoit avec tant de pompe, n’a produit comme la caverne d’Eole, que du vent, du bruit, & du désordre ; & que la plupart des articles de ce Dictionnaire informe, auxquels on a mis le nom de M. Diderot, ne sont que la compilation de quelques Ouvrages médiocres qu’il n’a fait qu’altérer & abréger.

Nous ne dirons rien de la Lettre sur les Aveugles, ni de celle sur les Sourds, qui semblent faites pour n’être lues ni entendues.

Se seroit-on douté que cet Auteur philosophe eût daigné s’abaisser jusqu’à des Ouvrages d’agrément ? ou, pour parler selon l’ordre historique, ne sera-t-on pas étonné d’apprendre que des Ouvrages d’agrément ait été le prélude de ses Œuvres philosophiques ? Et quels Ouvrages d’agrément ! Les Bijoux indiscrets. Ceux qui ont lu ce Roman ordurier, pourroient-ils jamais le placer parmi les Productions légeres, quand même la monotonie, le verbiage, & sur-tout l’obscénité, qui y regnent, ne l’excluroient pas du nombre des Ouvrages frivoles qui peuvent amuser quelquefois les honnêtes gens ?

Il a composé outre cela deux Comédies, mais larmoyantes : l’une est, Le Pere de Famille, l’autre, Le Fils naturel. La premiere, dont le sujet est dû à M. Goldoni, précédée d’une Préface pleine de sentimens raisonnables, intéressans & bien exprimés, peut figurer parmi les Pieces de ce genre, si opposé au génie & au vrai goût. Le Fils naturel fut présenté il y a peu de temps sur le Théatre, au Public, qui le regarda comme un bâtard ignoble, &, par le mauvais accueil qu’il lui fit, força son Pere de le retirer.

Tel est le jugement que nous avons cru devoir porter sur les Ouvrages de M. Diderot. Nous ne craignons d’être accusés de partialité, que par ceux qui sont plus zélés pour la Philosophie actuelle, que pour la raison & la saine Littérature, espece d’hommes qu’on peut diviser en deux classes : les uns ressemblent à ces peuples imbécilles qui croyoient leurs Oracles infaillibles, pour quelques prédictions justifiées par le hasard : les autres ressemblent aux Prêtres de ces mêmes idoles, qui profitoient de l’ignorance & de la crédulité publique, pour accréditer les mensonges les plus extravagans.

C’est par-là qu’on peut expliquer la grande célébrité de M. Diderot dans les esprits frivoles de la Nation, & dans les esprits trop crédules des Etrangers. Mais comment pourra-t-on jamais concilier cet enthousiasme avec la haute opininion que notre siecle a de ses propres lumieres ? Sera-t-il croyable qu’en se laissant aller à l’intempérance des idées, en prétendant annoncer la vérité dans des accès de délire, en faisant hurler la raison d’un ton d’énergumene, en étalant des maximes gigantesques, en combattant les sentimens reçus, en se parant d’une morgue plus burlesque que philosophique ; sera-t-il croyable que M. Diderot ait pu parvenir à se faire regarder comme un homme rare ?

Les Philosophes, dont il passe pour être un des Coryphées, ne réfléchiront-ils jamais sur la foiblesse de leurs ressources, sur l’inconséquence de leurs principes, sur l’instabilité de leurs triomphes ? L’expérience des siecles passés ne devroit-elle pas leur faire craindre les disgraces éclatantes que leurs prédécesseurs ont essuyées, après quelques instans de vogue promptement remplacés par le ridicule & le mépris ? Ignorent-ils que les siecles de Périclès, d’Auguste, de Léon X, n’ont cessé d’être les beaux siecles de la Littérure & de la saine raison, que quand l’esprit philosophique a commencé à égarer & à abrutir les autres genres d’esprit ? que par conséquent le siecle de Louis XIV, avec les mêmes symptomes, doit amener les mêmes revers ? &, pour parler avec plus de vérité, la Philosophie n’est-elle pas déjà venue au point de se décrier par ses propres Ouvrages ? & ses Zélateurs ne sont-ils pas à la veille de ne conserver que le nom de Sophistes, le seul que dans tous les temps on a jugé propre à les caractériser ?