(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Lutèce » pp. 28-35
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(1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « Lutèce » pp. 28-35

Lutèce

La Nouvelle Rive Gauche, qui paraissait depuis novembre 1882, prit le nom de Lutèce en avril 1883. Le directeur en était Léo Trézenik et le secrétaire de la rédaction Georges Rail. Les bureaux furent, successivement, 63 bis rue du Cardinal-Lemoine, 83 rue Vaneau, et 16 boulevard Saint-Germain. C’était une publication hebdomadaire, format journal, de quatre pages. Sa rédaction était très éclectique. Tous les genres y faisaient bon ménage. « La consigne est de blaguer », écrivait Louis Dumur, qui y publia les chapitres de son roman Albert, d’un ordre pourtant sévère. L’inspiration de ce roman était assez pessimiste, ce qui n’empêchait pas M. Dumur de répondre à un critique allemand, qui avait pris son œuvre pour « un vulgaire et romantique emballage » : « Je n’ai pas voulu autre chose que de vous épater », et il ajoutait : « Il n’y a rien qui me fasse rigoler comme de voir pester les gens rageurs. » Pourtant personne ne s’est avisé jusqu’ici de ranger M. Dumur parmi les auteurs frivoles. Willy tenait à Lutèce la rubrique des théâtres. Robert Caze y publiait des nouvelles dans le goût réaliste. Jean Moréas ne dédaignait pas d’y rendre compte, avec quelque complaisance, de la Chair d’Oscar Méténier. C’était, entre ceux des deux écoles qui se rencontraient au café, un échange courtois de bons procédés. Georges Rail et Léo Trézenik y écrivaient des chroniques pleines d’entrain, mais qui ne se piquaient point de renouveler la littérature. Pourtant, c’est là que Jules Laforgue publia ses Complaintes d’un tour si particulier. Jean Moréas y donna ses Syrtes. Laurent Tailhade, allant du grave au doux, du plaisant au sévère, y insérait, à côté de strophes d’un symbolisme flamboyant, ses Quatorzains d’été où il se parodiait lui-même, à l’exemple de Paul Verlaine. C’est à Lutèce que débutèrent Charles Vignier, Paul Adam, Rachilde, Georges d’Esparbès, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin. J’y débutai moi-même avec ce sonnet :

À TRIANON

Je trouve un charme étrange à tes longues allées
Qui s’ouvrent en ogive à l’horizon vermeil,
À tes bassins de pierre usée où le soleil
N’éclaire plus qu’un tas d’herbes échevelées.

Certes, tu n’as gardé de l’antique appareil
Aucune chose en toi qui ne soit mutilée,
Mais la fleur d’Idalie, à tes ronces mêlée,
De ta naïade lasse embaume le sommeil.

Ô jardins alignés où roucoulait Léandre,
Que l’amour emplissait de sa voix douce et tendre,
Je ne sais quoi de triste à vous voir me revient,

Et ma mélancolie évoque sous vos arbres
Où dort enseveli le peuple blanc des marbres
Un menuet conduit sur un rythme ancien.

Trianon me reste cher, non seulement par des souvenirs d’histoire et de lectures, mais par des souvenirs d’enfance. Dès l’âge le plus tendre, j’y passais mes vacances d’écolier, chez le brave Morineau, chef des gardes, ami de mon père, dans son logement de Trianon-sous-bois. J’y gagnai de connaître un Trianon ignoré qui n’est pas celui d’aujourd’hui. On ne l’avait pas encore restauré. Les pavillons se délabraient et le grand parc restait fermé. Ce parc, à l’abandon, offrait à l’enfant rêveur que j’étais le silence de ses ombrages et la mélancolie de ses ruines. Je m’y égarais tantôt seul, tantôt accompagné d’enfants de mon âge (ceux des gardes et du personnel de service). Toutes ces richesses étaient à nous. Aucune grille, aucune porte ne nous résistaient. Nous nous amusions à faire jouer l’eau des bassins, à pénétrer dans les recoins les plus secrets. Nous disions, par jeu, la messe dans la chapelle et nous donnions aux plus petits la comédie dans la salle de théâtre, aux fauteuils de velours bleu, dont nous manœuvrions la machinerie désuète. Nous singions le guide instruisant les touristes. Nous en savions la leçon par cœur : « Cette table, mesdames et messieurs, est faite d’un seul morceau… Cette coupe de malachite fut offerte à Napoléon Ier par l’empereur Alexandre… Admirez la soie toujours fraîche de ces rideaux… » Je me souviens qu’un jour de visite, deux dames en deuil nous avisèrent près de l’orangerie. L’une, âgée et s’appuyant d’une canne, nous dit : « Je suis la petite-fille de Franklin. Je vous félicite d’être Français. Il faut aimer la liberté. » La liberté, nous l’avions alors : c’était pour nous, de prendre possession de tout ce qui nous entourait, de rouler sur l’herbe, de moissonner les fleurs, de faire jouer les serrures verrouillées, et c’était pour moi, souvent, de m’entretenir en silence avec les peintures des galeries et les grandes ombres du clair de lune, car déjà j’avais la tête farcie de romans dévorés en cachette. Alexandre Dumas m’avait appris l’histoire.

Je publiai aussi dans Lutèce, par ironie, Carnet d’un Décadent et j’y donnai des pastiches d’Edmond de Goncourt. Chacun y avait ses coudées franches. On s’encensait ou l’on s’égratignait réciproquement. La malice y était surtout bien venue.

Voici comment M. Henri de Régnier, qui, pourtant, sera proclamé tout à l’heure l’un des chefs du Symbolisme, y persiflait le nouveau jeu :

Biographie 4.

 

« Un soir, il rentra chez lui un livre sous le bras, — un livre vêtu de jaune et d’un aspect inoffensif ; et quand il eut regagné son cinquième étage, allumé sa lampe à pétrole, il s’étendit dans son fauteuil de cuir, jeta un coup d’œil satisfait sur l’ameublement d’acajou de sa chambre et, prenant un coupe-papier, celui qu’il appelait familièrement : “dit des bonnes lectures”, il se mit à lire, et lut : À Rebours.

« Le lendemain, vous ne l’auriez pas reconnu.

« À partir de ce jour, sa vie décadente commença.

« Il voulut revivre autant que possible le livre révélateur et conformer sa bonne nature à la nervosité de des Esseintes. Tout d’abord, il regretta amèrement de n’avoir pas été élevé chez les Jésuites, ce qui le privait d’une partie des sensations de son modèle ; — il déplora de n’être pas né duc, car il ne comptait ainsi parmi ses aïeux aucun mignon de Henri III et se trouvait dépourvu de précieuses hérédités. Il se désolait de ne posséder qu’une très médiocre fortune, ce qui lui rendait impossible l’exécution de la partie orgiaque du livre. Il lui fallait renoncer au boudoir de satin rose, aux sphinx qui parlent, aux tortues incrustées, aux ameublements suggestifs, mais il lui restait les parfums, l’orgue de bouche, les dentistes, les lupanars… et les lectures décadentes. Avec cela on peut aller.

« Il commença par le voyage à Londres et goûta, à la taverne anglaise, le haddock, ce poisson qui ressemble singulièrement à du jambon qui aurait des arêtes ; puis, ayant acheté, avenue de l’Opéra, plusieurs fioles de parfums, il se donna des symphonies. Un panier de liqueurs assorties lui permit l’orgue de bouche. Il se fit arracher plusieurs dents, visita les “maisons”, tenta d’y emmener des amis très jeunes, goûta le vice et y trouva des charmes.

« Aux lectures décadentes, son vocabulaire se modifia et ses admirations littéraires se restreignirent.

« Une fois dans cette voie, il ne s’arrêta plus et même alla beaucoup plus loin que des Esseintes, car, avec des moyens restreints, il arriva à des résultats surprenants, vraiment.

« Il fut hanté de rêves bizarres, assailli de désirs étranges. Il s’attardait indéfiniment à certaines suggestions. Parfois, au soir, il rêvait de se promener dans le Luxembourg, grilles fermées ; de marcher dans les allées noires en songeant à des choses très lointaines ; ses yeux se fermaient sur le monde visible et s’ouvraient sur le rêve que déployaient devant lui la réalité de ses hallucinations et ses enfilades de perspectives infinies.

« Un soir d’hiver, enfin, il arpentait les Champs-Élysées. L’avenue s’étendait devant lui, avec ses becs de gaz, qui, dans leur montée parallèle, convergeaient vers l’Arc de Triomphe soupçonné dans la nuit. Alors, il lui prit un très grand regret de n’avoir vu l’enterrement de Victor Hugo, — et il marchait, songeant à cela, — ses yeux se dilataient, il croyait entendre le piétinement de la foule et, parfois, se sentait comme coudoyé, — et afin de se donner mieux l’illusion Vie la cohue, il grimpa sur un arbre ; — dans la nuit, il lui semblait voir s’avancer l’interminable cortège. Les lointains se peuplaient pour lui d’un défilé sans fin d’hommes et de bannières ; comme un vague tambour, le vent bourdonnait dans les branches sèches, — si sèches, que celle où il s’accrochait cassa, et il tomba — la tête la première à — à rebours. »

Lutèce vécut jusqu’en 1886.

Leo d’Orfer enregistrait ainsi sa mort dans les Notes de quinzaine du Scapin (nº 3, 16 octobre) :

« Madame Lutèce vient de rendre le dernier soupir. Elle fut jadis puissante et belle ; elle ne se vendit peut-être jamais guère, en grande courtisane qu’elle fut ; mais elle aura l’éternelle gloire de s’être donnée tout entière aux poètes de l’école nouvelle. Ceux dont la presse clame le nom à cette heure ont écrit pour elle leurs meilleurs vers et aussi les pires. Le berceau du symbolisme et de la décadence fut son lit. Elle aura la gloire du “Parnasse contemporain” et de “l’Almanach des Muses”.

« Il y eut là-dedans de curieuses polémiques, d’ébouriffantes “Têtes de pipe”, des articles d’un catholicisme exagéré et de mesquines vindictes. D’étranges hommes et d’étranges choses.

« Le fondateur, M. Trézenik, a eu la nostalgie des pommiers normands et peut-être l’écœurement du journalisme. »