Chapitre VIII
De la clarté et des termes techniques
On peut nommer chaque chose par le terme qui lui convient exactement, garder d’un bout à l’autre du discours la plus rigoureuse propriété d’expression : cela ne fera pas nécessairement qu’on soit compris. Il y a une autre sorte de propriété du langage qui consiste non plus dans le rapport en quelque sorte théorique de l’idée et du mot, mais dans le rapport du mot à l’intelligence des gens auxquels on s’adresse. Si votre lecteur ignore le sens du mot dont vous vous servez, si ce mot n’évoque pas en autrui l’idée qui pour vous lui tient par un rapport nécessaire et universel, la propriété de votre expression ne lui donne pas la clarté, et dans ce cas, trop de justesse nuit : on se fait mieux entendre en parlant improprement,
Ovide exilé parmi les Scythes disait : « C’est moi qui suis le barbare ici,
puisque je ne me fais pas comprendre. »
La plus belle harangue en beau
langage latin ne valait pas alors pour lui trois mots de jargon scythe tant bien que
mal assemblés, plus ou moins écorchés. De même, dans toute langue, et dans notre
français, à côté des mots de l’usage commun et que tout le monde comprend à peu près,
il y a des mots techniques, des termes de sciences, d’arts, de
métiers, qui sont comme autant de langues dans la langue, et qui font aux profanes le
même effet que le latin d’Ovide à ses voisins scythes. Là, il n’y a pas de propriété
qui tienne : comme il faut être compris avant tout, l’expression ne peut être choisie
que parmi les mots connus et compris du public auquel on s’adresse. La propriété du
langage n’est plus absolue alors : elle est relative ; le mot propre est celui qui
éveille le mieux dans l’esprit du lecteur l’idée de l’objet que l’écrivain veut
désigner, et un à peu près que tout le monde entend, vaut mieux alors qu’un terme
exact, que nul ne saisit.
Si la propriété du langage est si fortement recommandée, c’est que par définition, et généralement, le mot propre est celui qui montre le mieux l’objet : là où il cesse de faire son office, où même il voile l’objet qu’il devrait montrer, au nom de cette même loi de propriété, il doit être repoussé : il cesse d’être, dans la circonstance, l’expression vraiment propre de l’objet.
Si l’on méconnaissait ce caractère nécessaire du mot propre, qui est d’être
clairement intelligible, à quels excès n’arriverait-on pas ? On écrirait pour soi, au
risque de n’être compris que de soi. Que dire de ces phrases, qu’on lit dans des
romans contemporains ? « Dans la quatrième dilochie de la
douzième syntagme, trois phalangites se tuèrent
à coups de couteau. »
Ou bien : « La chola chante
une zamacueca en s’accompagnant sur sa diguhela
16. »
Le lecteur reste
rêveur : ce sont pourtant les noms mêmes des choses. Il faut songer toujours pour quel
lecteur on écrit, ou, ce qui revient au même, dans quel genre on écrit. Car on n’a pas
à rechercher toujours la même sorte de clarté : chaque sujet a sa clarté propre,
réglée par sa destination qui l’adresse à tel ou tel public. Un philosophe écrivant
pour des philosophes, un archéologue écrivant pour des archéologues, un savant
écrivant pour des savants, n’ont qu’à appliquer aux choses les termes techniques de
leur science spéciale : ils ne veulent pas être compris de tout le monde, et il leur
suffit d’être entendus de ceux qui connaissent ces vocabulaires particuliers, et plus
ils mettront de rigueur dans cet emploi des mots techniques, plus ils préciseront leur
pensée et éclairciront leur sujet. Tous les ouvrages faits pour une classe spéciale de
lecteurs, traités de science, d’art, d’industrie, peuvent et doivent ainsi être
rédigés dans la langue spéciale de ces lecteurs, et donner à chaque objet le nom exact
qui l’y désigne pour eux. Il n’importe que le médecin ne comprenne pas un traité de
métallurgie, que l’architecte n’entende rien à un traité de médecine, et que les
termes de métallurgie, de médecine et d’architecture soient du grec pour l’homme du
monde.
Mais dans les occasions où l’on veut être lu de tous, où l’on n’exclut d’avance aucune catégorie d’esprits de l’intelligence de ce qu’on écrit, cette clarté spéciale ne suffit plus. Alors, de quoi que l’on parle, science, art, industrie, il faut employer les mots de tout le monde. Il ne s’agit plus de parler en homme de métier, puisqu’on ne parle plus à des gens de métier. Les mots techniques ne servent plus qu’à dérouter le lecteur : ils l’arrêtent, l’épouvantent, font de la lecture un labeur et un ennui. Comme Ronsard disait que, pour lire sa Franciade, il fallait être Grec et Latin, de même, par l’abus des mots spéciaux, il faut être charpentier, mineur, ou maçon, pour entendre certains chapitres de romans contemporains.
On doit s’efforcer de rendre sa pensée avec toute l’exactitude possible, au moyen des
mots de la langue commune à tous les métiers, à toutes les classes. La précision vient
ici non pas de ce que l’auteur emploie, mais de ce qu’il connaît les termes
techniques, et, les ayant dans la pensée, leur choisit des équivalents intelligibles à
tous, qui ne laissent rien perdre de leur sens. La besogne est délicate, et plus le
sujet est spécial, plus le problème se complique. Mais avec du talent, de la
conscience, une connaissance solide de la langue, on se tire avec honneur de la
difficulté. Pascal a su faire entendre les plus fines subtilités de la théologie à des
gens du monde, ignorants de la théologie, et qu’aurait épouvantés la barbarie de la
langue théologique. Fontenelle disait de ses Entretiens sur la pluralité
des mondes : « Je ne demande aux dames, pour tout ce système de
philosophie, que la même application qu’il faut donner à la Princesse
de Clèves, si on veut en suivre bien l’intrigue, et en connaître toute la
beauté. »
Dans un dialogue de Diderot, le philosophe Crudeli, au moment
d’entamer une discussion sur les matières les plus ardues avec la Maréchale, qui n’avait jamais lu que ses heures, répond à ses inquiétudes en
disant : « Si vous ne m’entendiez pas, ce serait bien ma faute »
; et
il fait toute sa démonstration en transposant dans le langage d’une femme ignorante
les idées des plus obscurs métaphysiciens, sans que, dans cette conversion, la
profondeur perde ce que gagne la clarté. N’avons-nous pas vu M. Sully-Prudhomme
expliquer, mieux que dans la langue commune, dans la langue de la poésie, certaines
doctrines philosophiques, avec autant de rigueur qu’eût pu le faire un docteur
allemand, devant quelques disciples initiés, dans un langage hérissé de locutions
scolastiques ?
La langue que tout le monde parle emprunte aux langues spéciales des sciences et des métiers un certain nombre de termes techniques qui correspondent aux objets les plus usuels et les plus connus. Ceux-là d’abord s’offrent à l’écrivain qui traite un sujet spécial. Mais l’écrivain peut en outre en évoquer d’autres, purement techniques, s’il le juge nécessaire à la précision de sa pensée. Il le fera souvent avec bonheur et avec succès, s’il a soin de le faire discrètement et adroitement, et de ne pas abasourdir le lecteur sous une avalanche de mots baroques et incompris, d’encadrer le terme spécial entre des expressions vulgaires, qui l’enserrent et en expriment pour ainsi dire le contenu, de le déterminer si bien par cet entourage que le sens en jaillisse aussitôt, et qu’il ait la clarté d’un mot vulgaire. Par cette opération, faite avec tact, le langage prend une propriété rigoureuse, une précision énergique, sans devenir obscur ni âpre.
Mais le procédé ne vaut que par la rareté de son emploi : s’il tourne en habitude, il
perd son efficacité, il nuit au lieu de servir. C’est en somme au langage de tout le
monde qu’il faut recourir, quand on s’adresse à tout le monde. Et de fait, que peuvent
nous faire, à nous, lecteurs ignorants, des mots que nous ne connaissons pas, que nous
n’avons jamais vus ? Ce sont comme des visages inconnus, indifférents, s’ils ne sont
pas étranges, qui arrêtent l’œil un moment par l’étrangeté, mais ne parlent pas à
l’âme. Au lieu que ces bons vieux mots qu’on connaît depuis l’enfance, et qui font
encore leur service tous les jours, ces mots nous vont au cœur, trouvent de l’écho
dans notre plus intime expérience. « Connaissant tous ces
mots, dit très bien M. Brunetière, après avoir cité une description d’un
romancier contemporain, je puis voir effectivement toutes ces
choses… Ce sont des tableaux… dont nous n’avons pas besoin d’avoir vu les
modèles, pour louer la ressemblance, puisqu’ils ne sont, après tout, que des
associations nouvelles d’éléments anciens, de formes familières et de couleurs
accoutumées… Nous sommes rentrés ici dans la vérité de l’art, qui consiste à décrire
les choses les plus particulières par les termes les plus généraux, et d’autant plus
généraux, qu’il s’agit de nous communiquer l’impression de choses plus
particulières. »
Il semble que nous soyons ramenés au fameux précepte de Buffon, qui recommande d’avoir attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux. Cependant la différence est grande : Buffon prescrit le mot propre partout et toujours en vue de la noblesse du style, et sa doctrine mène à la métonymie inexacte et à la périphrase énigmatique. Au contraire, il ne s’agit ici que des choses les plus particulières, qui ne peuvent être rendues que par des vocables exotiques ou techniques, incompris de la foule des lecteurs : c’est qu’alors, et ce n’est qu’alors, que les termes généraux, clairs et intelligibles, seront préférables aux termes propres, prétentieusement obscurs.