(1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Appendice à l’article sur Gabriel Naudé »
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(1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Appendice à l’article sur Gabriel Naudé »

Appendice à l’article sur Gabriel Naudé

J’ai pensé qu’il était bon de donner ici tout l’extrait de la lettre de Naudé à Peiresc, où il est question de Campanella. —  Naudé commence sa lettre par des compliments et des excuses à Peiresc et parle de diverses commissions ; puis il ajoute :

« Je viens tout maintenant de recevoir lettre de Paris de M. Gaffarel qui me parle entre autres choses de l’affaire de C. (Campanella)  ; mais si la lettre que je lui écrivis il y a environ quinze jours ou trois semaines ne lui donne ouverture et occasion de travailler autrement, je ne pense pas qu’il soit bastant pour terminer le différend, car il ne m’écrit rien autre chose, sinon que le Père proteste de n’avoir rien dit à mon désavantage et qu’il veut mourir mon serviteur et ami, qui sont les caquets desquels il m’a repu jusqu’à cette heure, et desquels je ne puis en aucune façon demeurer satisfait ; et s’il ne m’écrit de sa propre main de s’être licencié légèrement ou par inadvertance de certaines paroles et imputations contre moi, lesquelles il voudroit n’être point dites, et proteste maintenant qu’elles ne me doivent ni peuvent préjudicier en aucune façon, je suis résolu, sous votre bon consentement néanmoins, de ne pas endurer une telle calomnie sans m’en ressentir. Ceux qui ont le plus de pouvoir à le persuader sont MM. Diodati et Gaffarelli, auxquels je voudrois vous prier d’écrire confidemment que vous avez entendu parler des différends qui se passent entre lui et moi, et que, sachant assurément que le Père m’a donné juste sujet de me plaindre de lui, vous les priez de le réduire et persuader à me donner quelque satisfaction par lettre de sa propre main, conçue en telle sorte qu’il montre au moins d’avoir regret de m’avoir offensé à tort et légèrement contre tant de services que je lui avois rendus. Je crois que si vous voulez prendre la peine de traiter cet accord de la sorte, il vous réussira. Je me résous d’autant plus volontiers que je ne voudrois pas, par ma rupture avec lui, vous engager à en faire autant de votre côté, comme il semble que vous m’écriviez de vouloir faire. Mais je vous proteste, monsieur, que, telle satisfaction que me donne ledit Père, je ne le tiendrai jamais pour autre que pour un homme plus étourdi qu’une mouche, et moins sensé ès-affaires du monde qu’un enfant ; et si d’aventure il s’obstine de ne vouloir entendre à tant de voies d’accord que je lui fais présenter par mes amis en rongeant mon frein le plus qu’il m’est possible, et qu’il veuille toujours persister en ses menteries ordinaires et en ses impostures, j’en ferai une telle vengeance à l’avenir que, s’il a évité les justes ressentiments du maître du palais de Rome en s’enfuyant à Paris sous prétexte d’être poursuivi des Espagnols qui ne pensoient pas à lui, il n’évitera pas pourtant les miens. Au reste, je fusse toujours demeuré dans la promesse que je vous avois faite de mépriser les médisances qu’il vous avoit faites de moi, si trois ou quatre mois après je n’eusse reçu nouvel avis de Paris et de la part de M. de La Motte 254 que je vous nomme confidemment, et depuis encore par la bouche du Père Le Duc, minime, qu’il continuoit tous les jours à vomir son venin contre moi ; après quoi je vous avoue que la patience m’est échappée, mais non pas néanmoins que j’aie encore rien écrit contre ledit Père, sinon en général à ceux que je croyois le pouvoir remettre en bon chemin ; ce qui néanmoins n’a servi de rien jusqu’à cette heure, à cause de son orgueil insupportable : et Dieu veuille que vous ne soyez pas le quatrième de ses bienfaiteurs qui éprouviez son étrange ingratitude ! Je ne saurois mieux le comparer qu’à un charlatan sur un théâtre. Il chiarle 255 puissamment, il ment effrontément, il débite des bagatelles à la populace ; mais avec tout cela c’est un fol enragé, un imposteur, un menteur, un superbe, un impatient, un ingrat, un philosophe masqué qui n’a jamais su ce que c’étoit de faire le bien ni de dire la vérité. J’ai regret d’y avoir été attrapé par les persuasions de M. Diodati, mais j’ai encore plus de regrets qu’il vous en soit arrivé de même, et que vous lui ayez fait tant d’honneurs et de caresses ; car je pénètre quasi que, depuis la lettre que vous lui écrivîtes de M. Gassendi, il a commencé de ne vous pas épargner. Mais si ce que l’on m’écrit de Paris est véritable, j’espère qu’il en portera bientôt la peine, parce que l’on dit qu’il n’est plus caressé que de M. Diodati, lequel encore beaucoup de ses amis tâchent de désabuser ; et il fait tous les jours tant de sottises que l’on ne l’estime déjà plus bon à rien. Je ne sais si vous avez su que l’on lui avoit retardé le payement de ses gages, à cause qu’il s’étoit couvert impudemment devant le Cardinal et toute la Cour, sans que l’on lui en eût fait signe, et que M. le maréchal d’Estrées dit publiquement à Rome que ce n’est qu’un pédant, et qu’il s’étoit voulu mêler de lui donner une instruction, à laquelle il n’y avoit ne sel ni sauge, ne rime ni raison. Je suis tellement animé contre la méchanceté de cet homme, laquelle je connois mieux que homme du monde, pour l’avoir expérimenté sur moi et vu pratiquer en tant d’autres occasions, que je ne me lasserois jamais d’en médire. C’est pourquoi je vous prie, monsieur, de pardonner si je vous en parle si longtemps : Ipse est catharma, carcinoma, fex, excrementum,  — de tous les hommes de lettres auxquels il fait honte et déshonneur… »

Le reste de la lettre est sur d’autres sujets ; elle est datée de « Riète, ce 30 juin 1636. » On y peut joindre cette note que Guy Patin écrivait vers le même temps dans son Index ou Journal :

« 1635. — Le 19 mai, un samedi après midi, ai visité aux Jacobins réformés du faubourg Saint-Honoré un Père italien, réputé fort savant homme, nommé Campanella, avec lequel j’ai parlé de disputes plus de deux heures. De quo vere possum afïirmare quod Petrarcha quondam de Roma : Multa suorum debet mendociis. Il sait beaucoup de choses, mais superficiellement : Multa quidem scit, sed non multum. »

J’ai cru qu’il n’était pas inutile, dans un temps où l’on est en train d’exagérer sur Campanella, de faire connaître cette opinion secrète de Naudé et du monde de Naudé. Puisque leur témoignage extérieur est souvent invoqué en l’honneur du philosophe calabrois, il était juste qu’on eût le témoignage intime et confidentiel.

Je mets de mes pensées où je puis, et à chaque édition nouvelle d’un ouvrage j’en profite comme d’un convoi qui part pour envoyer au public, à mes amis et même à mes ennemis (dussent-ils se servir de cette clé comme d’une arme, selon leur usage) quelques mots qu’il m’importe de dire sur moi-même et sur ce que j’écris. Voici une de ces remarques qui porte sur l’ensemble de mon œuvre critique :

« J’ai beaucoup écrit, on écrira sur moi, on fera ma biographie, et les critiques chercheront à se rendre compte de mes ouvrages fort différents ; je veux leur épargner une partie de la peine et leur abréger la besogne, en expliquant ma vie littéraire telle que je l’ai entendue et pratiquée.

J’ai mené assez volontiers ma vie littéraire avec ensemble et activité, selon le terrain et l’heure, avec tactique en un mot, comme on fait pour la guerre, et je la divise en campagnes. — Je ne parle ici que de ma critique.

De 1824 à 1827, au Globe  ; ce ne sont que des essais sans importance : je ne suis pas encore officier supérieur, j’apprends mon métier.

En 1828, j’entame ma première campagne, toute romantique, par mon Ronsard et mon Tableau du seizième Siècle.

En 1829, je fais ma campagne critique à la Revue de Paris  ; toute romantique également.

En 1831, et pendant près de dix-sept ans, je fais ma critique de Revue des Deux Mondes, une longue campagne, avec de la polémique de temps en temps et beaucoup de portraits analytiques et descriptifs ; — une guerre savante, manœuvrière, mais un peu neutre, encore plus défensive et conservatrice qu’agressive. (Les Portraits littéraires, pour la plupart, et les Portraits contemporains en sont sortis.)

Cette longue suite d’opérations critiques est coupée par mon expédition de Lausanne en 1837-1838, où je fais Port-Royal et le bâtis entièrement, sauf à ne le publier qu’avec lenteur. C’est ma première campagne comme professeur.

En 1848, je fais ma campagne de Liège (de Sambre-et-Meuse, comme me le disait Quinet assez gaîment), ma seconde comme professeur : de là sortent Chateaubriand et son Groupe, publié plus tard.

En 1849, j’entreprends ma campagne des lundis au Constitutionnel, trois années, et je la continue un peu moins vivement depuis, au Moniteur, pendant huit années.

Elle est coupée par ma tentative de professorat au Collège de France, une triste campagne où je suis empêché, dès le début, par la violence matérielle : il en sort pourtant mon Étude sur Virgile.

Je répare cette campagne manquée, par quatre années de professorat à l’École normale  ; mais ç’a été une entreprise toute à huis clos, quoique très-active. Je n’en ai rien tiré jusqu’ici (ou très-peu) pour le public.

Je recommence, en septembre 1861, plus activement que jamais, une campagne de lundis au Constitutionnel, en tâchant de donner à celle-ci un caractère un peu différent de l’ancienne. — En Avant  : un dernier coup de collier ; en Avant !

Toutes ces campagnes et expéditions littéraires veulent être jugées en elles-mêmes et comme formant des touts différents. »