II.
Ce que cette publication a de neuf et d’opportun m’a déterminé à en parler cette fois encore. Ceux qui ouvriront ces volumes y trouveront à chaque page des pensées qui sembleront▶ à notre adresse ; et l’on a besoin de se rappeler certaines modifications essentielles qui se sont produites dans la société depuis cinquante ans, pour ne pas se laisser aller à ce trop d’analogie et de ressemblance.
Mais si la société a changé et s’est améliorée dans quelques-unes de ses
conditions réelles, le caractère de la nation n’a point changé, et ce
caractère a été parfaitement connu et décrit par Mallet du Pan, qui, en sa
qualité d’étranger, était plus sensible qu’un autre aux légèretés, aux
imprévoyances et aux inconstances françaises. Malouet lui écrivait en 1791 :
« Nous qui raisonnons
juste, nous ne
rencontrons presque jamais avec précision aucun événement, parce que les
actions des hommes ont fort peu de ressemblance aux bons
raisonnements. »
Cela est vrai pour tous les peuples et pour
tous les hommes ; mais cela est encore plus vrai en France, car la nature
française résume en elle avec plus de rapidité et de contraste les défauts
et peut-être aussi les qualités de l’espèce.
Mallet du Pan appartenait à ce groupe de constitutionnels dont les chefs à l’Assemblée constituante, Mounier, Malouet, Lally, voulurent en 1789 quelque chose d’impossible, mais d’infiniment honorable, le juste accord de la monarchie avec la liberté ; on peut dire que Louis XVI, en tant qu’il pensait et voulait par lui-même, était de cette nuance. C’est ce groupe qui triompha en 1814 lorsque Louis XVIII donna la Charte, et qui ne perdit point espérance tant que le monarque put et sut s’y maintenir. Sous la Restauration, dans les premières années, on croit apercevoir distinctement la place de Mallet du Pan entre MM. de Serre, Camille Jordan et Royer-Collard. Homme d’observation toutefois et de bon sens avant tout, absolument étranger par ses origines comme par ses habitudes d’esprit aux doctrines du droit divin, il est évident pour ceux qui le lisent que, s’il avait vécu, il ne se serait nullement considéré comme enchaîné à la Restauration, et qu’il eût fait mieux que consentir à l’essai de monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe : il aurait cru un moment y voir la réalisation tardive de ce qu’il avait longtemps désiré et de ce dont il avait désespéré tant de fois, l’établissement d’un gouvernement mixte, devenu enfin possible en France après ces trente ou quarante ans d’une éducation préliminaire si chèrement achetée. Mais jusqu’où serait allée la confiance de Mallet du Pan, s’il avait poussé jusque-là sa carrière et s’il avait vécu l’âge d’un Barbé-Marbois ? Aurait-il cru le port à jamais atteint ? Aurait-il eu foi dans une stabilité qui dépendait de tant d’efforts combinés et de tant de sagesses incertaines ? Lui, l’observateur intègre et rigoureux, qui excellait à approfondir, à analyser et à décrire une situation politique, et à chercher les racines des choses bien au-dessous des surfaces, il n’est pas douteux que, s’il avait vécu jusque-là et s’il eût conservé jusqu’à la fin sa fermeté de pensée, il eût plus d’une fois froncé le sourcil et remué la tête aux discours de ceux qui se seraient félicités devant lui d’avoir à jamais conquis et de posséder pleinement et sûrement le régime tant souhaité.
Derrière la bourgeoisie satisfaite, il aurait continué d’apercevoir les
graves et perpétuels symptômes généraux d’invasion qu’il avait dénoncés le
premier dans ces termes en 1791 ; après avoir parlé de la grande et première
invasion des barbares contre l’Empire romain : « Dans le tableau de
cette mémorable subversion, disait-il, on découvre l’image de celle dont
l’Europe est menacée. Les Huns et les Hérules, les Vandales et les Goths
ne viendront ni du Nord ni de la mer Noire, ils sont au
milieu de nous. »
Car c’est Mallet du Pan qui, le
premier, a proféré cette parole, répétée depuis par d’autres. Celui qui, à
l’ouverture de la Révolution, pensait ainsi, n’était pas homme à s’endormir
chez nous sur l’oreiller d’une monarchie constitutionnelle quelconque ; il
avait besoin de s’assurer qu’elle n’était pas minée dessous.
Nous continuerons de le suivre hors de France, en faisant remarquer un seul
point pour l’explication morale de sa conduite ; c’est que Mallet du Pan
n’était point Français. Il avait résidé en France durant huit années,
travaillant au Mercure moyennant un traité conclu avec
le libraire Panckoucke ; il y avait défendu en
honnête homme ce qu’il croyait les bons principes ; par suite de l’estime
qu’il s’était acquise, il avait été, au moment de son départ, chargé d’une
mission par Louis XVI, « qui m’honora de sa confiance, dit-il, sans
m’honorer jamais de ses bienfaits »
. Cette mission remplie,
Mallet du Pan était libre ; il pouvait donner ses conseils à qui il lui
plaisait, sans manquer à aucun devoir de patrie ou d’honneur. Se considérant
comme un simple membre de la grande société européenne tout entière en
péril, il était plus libre que Jomini lui-même ne le put être en portant
ailleurs l’habileté de sa science militaire et de sa tactique, car, lui
Mallet, il n’avait jamais été à proprement parler au service de la
France.
Cela dit pour ne laisser aucun embarras dans l’esprit du lecteur, continuons de suivre Mallet hors de France et dans son rôle d’observateur et d’informateur excellent.
Nul n’a mieux saisi et noté que Mallet du Pan les diverses étapes et les temps d’arrêt de la Révolution : à Paris dans le Mercure, et à Bruxelles dans sa brochure publiée en 1793, il n’avait cessé de l’étudier, de la caractériser dans sa marche d’invasion et dans sa période croissante : après le 9 Thermidor et depuis la chute de Robespierre, il va la suivre pas à pas dans sa période de décours, absolument comme un savant médecin qui suit et distingue toutes les phases d’une maladie.
Robespierre mort et la Convention délivrée d’une terreur inouïe ainsi que
toute la France, le caractère de la Révolution change à l’instant ; Mallet
n’hésite pas à marquer les signes nouveaux qui indiquent qu’elle vient de
passer à une tout autre phase. Tous les grands acteurs qui avaient jusque-là
joué les premiers rôles ayant été ou massacrés ou mis en fuite et
dépopularisés, « la
Convention, dit-il, et
ses partis se trouvent dépourvus de gens à talents et à caractère, ou
possédant un degré même médiocre de capacité administrative. Ce sont des
valets qui ont pris le sceptre de leurs maîtres après les avoir
assassinés »
. C’est bien là le caractère en effet des
Thermidoriens purs ; et, montrant les causes qui rendent impossible sur ce
terrain bouleversé et ensanglanté la formation de toute grande popularité
nouvelle :
Tous ont appris à se défier, ajoute-t-il, de cette périlleuse élévation ; fussent-ils tentés d’y aspirer, ils n’y parviendraient pas, car les racines de toute autorité individuelle sont desséchées : ni l’Assemblée, avertie par l’exemple de Robespierre, ni le peuple, dégoûté de ses démagogues, ne le souffriraient. On peut donc regarder l’existence des idoles populaires et des charlatans en chef comme étant irrévocablement finie.
C’est ce qui arriva en effet ; l’ère qui s’ouvre à dater du 9 Thermidor n’est plus celle des grands meneurs, mais des intrigants, le règne des Barras.
Pour savoir lire les journaux du temps, pour distinguer la vraie note sous le masque gonflé et retentissant que gardent encore après le 9 Thermidor les orateurs de la Convention, il faut une clef. Mallet du Pan en avertit les correspondants qui le consultent :
Chaque séance est un mensonge de plusieurs heures, à l’aide duquel on déguise ses propres intentions. La crainte d’être soupçonné d’idées contraires à celles que l’on professe fait exagérer encore la dissimulation. Les papiers publics qui transcrivent les débats de la Convention ne représentent donc que l’histoire d’une mascarade.
Cette Convention, ainsi décapitée et privée des chefs qui
faisaient sa terreur et sa force, n’est pourtant pas à mépriser ; Mallet
du Pan n’a garde de s’y méprendre, et, en général, il pense que
« c’est un mauvais conseil
que le
mépris de son ennemi. »
— « Individuellement, dit-il, la
Convention est composée de pygmées ; mais ces pygmées, toute les fois
qu’ils agissent en masse, ont la force d’Hercule, — celle de la fièvre
ardente. »
Quant au peuple, au public en France, à la masse de la population, Mallet la connaît bien ; il ne lui prête ni ne lui ôte rien quand il la montre, au sortir du 9 Thermidor, n’ayant qu’un désir et qu’une passion, le repos et la paix, avec ou sans monarchie, et plutôt sans monarchie s’il est possible :
Celle-ci (c’est-à-dire la monarchie), écrit-il à l’abbé de Pradt le 1er novembre 1794, n’a encore que des partisans timides. La masse commence à oublier qu’il y ait jamais eu un roi, et, une fois la paix faite au-dehors et un régime doux au-dedans, le peuple n’aura plus d’intérêt à désirer un autre ordre de choses. Ceux qui y aspirent, étant sauvés des cachots et des guillotines, se contenteront d’une mauvaise auberge, sans faire un pas pour atteindre un château, où ils seraient beaucoup mieux logés.
Le grand corps social, qui s’est senti si près d’une destruction entière, aspire donc en toute hâte à une guérison, mais à une guérison quelconque, à une guérison plâtrée : qu’on la lui offre, et il s’en contentera.
Ce qui frappe Mallet aux diverses époques de notre Révolution, surtout pendant la période qui suit la Terreur, et au lendemain des nouvelles rechutes (telles que le 13 Vendémiaire, le 18 Fructidor), c’est l’absence complète d’opinion et d’esprit public, dans le sens où on l’entend dans les États libres :
L’esprit public proprement dit, écrit-il le 28 janvier 1796, est un esprit de résignation et d’obéissance ; chacun cherche à se tirer, coûte que coûte, c’est-à-dire par mille bassesses infâmes, de la détresse générale. Depuis le 13 Vendémiaire (jour de la victoire de la Convention par le canon de Bonaparte), le découragement est général : ce qui n’empêche pas le beau monde d’aller à la Comédie en passant sur les pavés encore teints du sang de leurs parents ou voisins tués par la mitraille de Barras. Personne ne peut parler du roi à Paris sans se faire rire au nez. Les puissances y ont à peu près autant de considération : on ne doute pas de les culbuter bientôt dans le Rhin.
Ce Genevois connaissait bien le Parisien, et cette facilité qu’il a de se tirer de tout danger qui n’est pas présent, qui n’est pas en deçà de la barrière.
Il le redira sous toutes les formes à ses correspondants de toute qualité, à Louis XVIII lui-même et au comte d’Artois ou à ses amis, il ne faut pas s’exagérer les chances d’un mouvement royaliste en France. Il écrivait au comte de Sainte-Aldegonde, le 27 mars 1796 (M. de Sainte-Aldegonde était l’homme du comte d’Artois) :
Toutes les opinions se ramifient à l’infini ; mais le premier qui sera en état de se faire roi et de promettre une tranquillité prochaine les absorbera toutes.
L’habitude du malheur et des privations, l’état affreux où ont vécu les Parisiens sous Robespierre, leur fait trouver leur situation actuelle supportable. La paix, comme qu’elle fût donnée (c’est une locution genevoise, mais la pensée est bonne), comblerait de joie la nation. La lassitude est à son comble, chacun ne pense qu’à passer en repos le reste de ses jours. Que Carnot ou le duc d’Orléans, que Louis XVIII ou un infant d’Espagne soient roi, pourvu qu’ils gouvernent tolérablement, le public sera content. On ne pense qu’à soi, et puis à soi, et toujours à soi.
Il est pourtant deux traits d’exception à cet égoïsme presque
universel, et Mallet les relève, comme il est juste de les relever aussi :
1º le peuple, ce qu’il appelle le bas peuple (mais cela s’étend très loin),
n’a pas cessé, selon lui, d’être atteint de son hydrophobie, il n’en est
nullement revenu : « C’est toujours un animal enragé, dit-il, malgré
sa misère profonde. »
Cette rage qui survit même à la souffrance
et à la misère, c’est la soif de l’égalité et la haine du
tyran. Et Mallet insiste en plus d’un
endroit sur
ce fanatisme d’égalité qui fait le fond de ce qu’il appelle la religion
révolutionnaire. 2º Il n’est pas moins obligé de reconnaître, comme trait
d’exception à cet égoïsme de la masse du public, le sentiment militaire
dévoué : le soldat, l’officier a beau avoir son arrière-pensée, « des
différences d’opinions et de motifs n’entraînent aucune différence dans
la manière de combattre : un esprit, un sentiment communs animent tous
les soldats. Nul ne veut avoir l’air d’être vaincu par des étrangers,
nul n’aime ces étrangers »
. Il suffit que le soldat se trouve en
présence d’armées royalistes à combattre, pour qu’il perde toute velléité
d’être royaliste lui-même. Mallet, selon moi, n’appelle pas de son vrai nom
cette disposition du soldat français à s’oublier sous le drapeau, quand il
l’attribue surtout à la vanité ; il faut appeler cette vanité de son vrai
titre social, qui est l’honneur. Mais si, dans la froideur et le bon sens de
sa nature genevoise et de sa race protestante, il n’est nullement en
sympathie avec ces dispositions tant populaires que militaires du génie
français, et d’où plus d’une fois a jailli l’héroïsme, on ne saurait
l’accuser de les avoir méconnues.
Son honneur à lui, c’est de n’avoir jamais, même aux moments les plus
désespérés et les plus amers, cédé d’un point sur les conditions qu’il
jugeait essentielles au rétablissement de la monarchie en France :
« Il est aussi impossible de refaire l’Ancien Régime, pensait-il,
que de bâtir Saint-Pierre de Rome avec la poussière des
chemins. »
Consulté de Vérone par Louis XVIII, et d’Édimbourg
par le comte d’Artois, dans leurs projets excentriques de restauration, il
ne cesse de leur redire : « Il faut écouter l’intérieur si l’on veut
entreprendre quelque chose de solide… Ce n’est pas à nous à diriger
l’intérieur, c’est lui qui doit nous diriger. »
Dans une note écrite pour Louis XVIII en juillet 1795, Mallet du Pan lui pose les vrais termes de la question, que ce roi ne paraissait pas comprendre entièrement alors, et qu’il fallut une plus longue adversité pour lui expliquer et lui démontrer :
La grande pluralité des Français ayant participé à la Révolution par des erreurs de conduite ou par des erreurs d’opinion, écrivait Mallet, il n’est que trop vrai qu’elle ne se rendra jamais à discrétion à l’ancienne autorité et à ses dépositaires ; il suffit de descendre dans le cœur humain pour se convaincre de cette vérité.
Il ajoutait qu’une partie des principes du jour ayant résisté
aux horreurs de la Révolution, « la génération courante, infectée de
ce levain, ne pourrait s’en délivrer qu’avec le temps et sous un
gouvernement ferme et éclairé »
. Il analysait successivement
l’esprit des villes en général, celui des bourgeois de toutes les classes,
l’esprit des campagnes où le paysan, devenu propriétaire et acquéreur des
biens d’émigrés, s’accommodait très bien du régime nouveau et ne craignait
rien tant que le retour à l’ancien. Ce n’était point par un coup de main,
fût-il heureux, qu’on pourrait faire face et satisfaire à tant d’intérêts et
de sentiments de nouvelle espèce et de formation récente : « Les
coups de main sont pernicieux tant qu’on n’a point pourvu à leur
lendemain »
; et un succès partiel n’entamerait point la
République, « à moins qu’en même temps et avant tout on ne frappât
juste sur les esprits et les intérêts, en saisissant le point de
conciliation auquel on peut espérer d’amener les volontés et les
efforts »
. Telle est la doctrine de Mallet du Pan, et
Louis XVIII n’était pas mûr à cette date pour l’entendre.
Le nom du duc d’Orléans (depuis Louis-Philippe) revient de temps en temps dans cette correspondance, et chaque fois Mallet parle de ce jeune prince avec une remarquable estime, avec une prévision singulière. L’ayant rencontré à Londres au commencement de 1800, il en écrivait au comte de Sainte-Aldegonde :
Je ne vous rendrai pas la fortune immense qu’a faite ici le prince, soit auprès des Anglais, soit auprès de tous les Français sensés. Il est difficile d’avoir l’esprit plus juste, plus formé, plus éclairé, de mieux parler, de montrer plus de sens, de connaissances, une politesse plus attirante et plus simple. Oh ! celui-là a su mettre à profit l’adversité…
Je ne me suis donc pas trop avancé quand j’ai dit que Mallet du Pan, s’il avait vécu jusqu’en 1830, n’eût pas manqué d’adhérer à la tentative de monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe ; et avec son rare pronostic, dès le 20 février 1796, dans une lettre où il est question de ce même duc d’Orléans, il écrivait :
Si, par une conduite compatible avec les personnes, avec les préjugés et les intérêts du temps, avec la force impérieuse des circonstances, le roi (Louis XVIII) ne retourne et ne fixe vers lui ou vers sa branche cette multitude de révolutionnaires anciens et nouveaux, Royalisés à demi ou en chemin de se royaliser, vous les verrez prendre le premier roi qui s’arrangera avec eux. Je vous proteste que, s’il y avait un prince étranger assez riche, assez habile, assez audacieux, vous verriez en France une révolution semblable à celle de 1688 en Angleterre. Ce changement de dynastie est, du plus au moins, le point de mire de tout ce qui compte et remue en ce moment.
Il est curieux de voir la velléité de 1796 redevenue, par le cours fatal des événements, la nécessité de 1830.
Et plus explicitement encore, parlant en toutes lettres du duc d’Orléans, Mallet du Pan dira (27 mars 1796) :
Le duc d’Orléans a beaucoup de partisans. Si l’on n’y prend garde, il réunira facilement la grande masse des gens qui ont été pour quelque chose dans la Révolution, ceux qui y ont fait fortune, toute la classe de quatre cent mille individus qui ont acheté, revendu, ou qui sont encore propriétaires de domaines nationaux.
On n’est pas plus clairvoyant que cela à trente-quatre ans de distance.
L’indépendance de Mallet du Pan dans les conseils qu’il donne aux princes de
la maison de Bourbon est donc manifeste : elle n’éclate pas moins dans son
attitude et son procédé à l’égard des ministres étrangers qui le consultent.
Il paraît que quand il causait avec eux personnellement, et même avec des
archiducs, il avait une certaine manière d’exprimer avec chaleur son
opinion, et d’appuyer le pied en l’exprimant, qui ne laissait pas d’étonner
ces personnages de cour : mais il n’en réussissait que mieux dans leur
estime. Ne croyez pas que Mallet du Pan fût un avocat consultant comme un
autre, qu’il se contentât de donner son avis en conscience, et qu’il se tînt
quitte ensuite et content : non pas ! sa conviction, toute sa moralité et sa
personne même étant engagées dans les conseils qu’il donnait, il demandait
sinon qu’on les suivît à la lettre, au moins qu’au même moment on n’agît
point dans un sens directement contraire. M. de Hardenberg, ministre de
Prusse, ayant persisté à le consulter, tandis qu’il participait dans le même
temps aux négociations de la paix de Bâle à laquelle Mallet était
directement opposé, ce dernier le prit fort mal ; il interrompit un travail
devenu dérisoire dans cette nouvelle conjoncture :
« Dans cet état de choses, écrivait-il à M. de Hardenberg, toute
lettre de ma part devenait un acte d’importunité, une indécence et un
contresens. »
Ayant été mêlé en 1794 dans un projet de conciliation qu’offraient aux princes émigrés les constitutionnels de la nuance de MM. de Lameth, et ne s’y étant prêté qu’avec une extrême réserve, Mallet du Pan apprit qu’on en jasait pourtant dans l’armée de Condé, et il reçut de l’envoyé anglais en Suisse, M. Wickham, une communication à ce sujet. Il faut lire en entier sa lettre en réponse à cet envoyé, qui ne lui en sut aucun mauvais gré ; elle est toute à l’adresse de cette incurable et intolérante émigration :
Rien au reste, disait en terminant Mallet, ne m’est plus indifférent que ces commérages. Si quelque chose doit affliger, c’est l’accès qu’on leur donne, et le tort qu’ils font à la cause de ceux qui les accueillent avec tant de légèreté ; il n’est pas un révolutionnaire qui ne doive rester tel, en apprenant de quelle indigne manière sont traités ceux qui ont défendu avec le plus de constance et de courage les intérêts de la maison de Bourbon.
Vous êtes le maître, monsieur, de faire part de mes sentiments à M. le prince de Condé et à qui vous ◀semblera bon. Tant pis pour ceux qui blâmeront mes opinions sur les circonstances, je ne m’en inquiète nullement : Stultorum magister est eventus. Ces messieurs peuvent être aujourd’hui fort tranquilles sur la qualité de la monarchie qui s’établira en France, car ils n’auront point de monarchie du tout. Vos derniers Stuarts raisonnèrent et se conduisirent comme on raisonne et comme on se conduit au-dehors, on finira comme eux.
Quelques mois après, il écrivait à M. de Sainte-Aldegonde à propos de la paix générale considérée comme très prochaine, et en dégageant sa pensée fondamentale de tout ce désarroi universel où chaque État faisait sa paix à part et tirait à soi :
Tous ces tracas européens ne signifient plus rien pour nous. Qu’on reconnaisse le roi ou non, cela ne vaut pas six liards ; c’est de la France, et non d’étrangers battus, conspués, haïs, qu’il doit se faire adopter. S’il pense autrement, il finira, comme le roi de Sidon, par être jardinier.
Rien qu’à l’accent, il est évident qu’avec ce fonds d’humeur
républicaine et cette conscience d’homme libre qui se retrouve à nu dès
qu’on le presse trop au vif,
Mallet du Pan en
prend son parti ; il est à bout à la vue de tant de fautes, de sottises, et
d’une partie d’échecs si mal jouée : « C’est un bonheur insigne,
s’écrie-t-il ; de n’être rien qu’indépendant dans des conjonctures si
désespérées, au milieu d’hommes qui ruineraient, par leur façon de
faire, les conjonctures les plus favorables. »
On voit à présent, sans qu’il y ait doute, quelle franche et particulière
nature d’avocat consultant et de conseiller royaliste c’était que Mallet
du Pan, ce paysan du Danube de l’émigration. Il s’est vu
durant la Révolution de tels observateurs sagaces et capables, mais qui
l’étaient dans des conditions et dans des inspirations toutes différentes.
Mirabeau, par exemple, avait auprès de lui un homme d’un vrai mérite,
Pellenc, dont il tirait grand parti, et qui, après sa mort, passa au comte
de Mercy-Argenteau, puis à M. Pitt, puis à la chancellerie de Vienne, pour
revenir finalement au ministère des Affaires étrangères en France, où il a
été un travailleur des plus employés et des plus utiles. Pour ceux qui ont
connu M. Pellenc, je définirai Mallet du Pan un Pellenc énergique, d’une
trempe supérieure, qui n’a pas peur, qui, consulté par les cabinets, dit ce
qu’il pense, mais aime encore mieux le dire à tous, au public, exhalant sa
pensée, ses vues, son indignation d’honnête homme et d’homme sensé, sans
quoi il est condamné à ce qu’il a appelé lui-même le « tourment du
silence »
.
Croirait-on qu’entraîné par sa conviction, par son courage, Mallet du Pan, au
lendemain de la Terreur, au printemps de 1795, sans y être obligé en rien
que par son ardeur de plume et son besoin d’aller au feu, ait été près de
retourner à Paris ? « Croiriez-vous, écrivait-il à l’abbé de Pradt à
cette date, qu’on me presse chaque semaine de revenir à Paris ? Et
croiriez-vous qu’un tour
de roue de plus et
je pars ? »
Il était bien près de céder à l’impétuosité
française ce jour-là. Il brûlait de venir prendre part à ce combat
d’opinions, où se distinguaient alors l’abbé Morellet et tant de
journalistes courageux tels que Lacretelle, d’anciens constitutionnels, des
hommes de 89 ralliés aux royalistes et faisant corps contre la Convention.
Mallet ne pardonne point aux princes émigrés de ne pas comprendre ce
mouvement spontané des sections de Paris, de ne pas le favoriser de toutes
leurs forces en agréant la fusion des Constitutionnels :
Avec un million d’écus, un million de livres, écrivait-il au comte de Sainte-Aldegonde (23 septembre 1795), on décidait de haute lutte la victoire des sections. On m’a fait de Paris des instances réitérées à ce sujet. Mais que puis-je ? J’ai sollicité, remontré des ministres, des grands seigneurs : pas un liard. On perdra des milliards à se faire battre, mais pas un écu pour se sauver. Je vous dirais des choses exécrables sur ce sujet, tout mon sang en est soulevé.
Le canon de Vendémiaire tiré par Bonaparte eût, dans tous les cas peut-être, coupé court à ces espérances. De petits incidents, tels qu’un Bonaparte qu’on rencontre, sont de ces imprévus qui compliquent la marche naturelle des révolutions.
Quoi qu’il en soit, Mallet du Pan, depuis Thermidor et avant le canon de Vendémiaire, avant l’équipée de Quiberon, avait eu un violent accès d’espérance ; il avait senti, de son coup d’œil de tacticien, que c’était le moment ou jamais d’agir, et qu’avec une charge à fond on pouvait enfoncer l’armée ennemie, c’est-à-dire la Convention. Depuis lors une pareille chance ne se retrouvera plus à ses yeux, et, même à la veille du 18 Fructidor, il n’aura qu’un retour d’espoir bien douteux et bien fugitif.
C’est qu’à cette date il n’avait plus rien à apprendre sur les princes émigrés et sur leurs irrémédiables chimères, et qu’il pressentait que la solution prochaine, même quand elle produirait un roi et un maître, ne l’irait pas chercher de leur côté.
Mallet était déjà dans ces dispositions très peu espérantes quand il publia à
Hambourg, en 1796, quelques mois après les événements du 13 Vendémiaire, sa
brochure intitulée Correspondance politique pour servir à
l’histoire du républicanisme français. La partie remarquable de
cette brochure est l’avant-propos et l’introduction, dans laquelle Mallet
reprend ce tableau tant de fois tracé de la Révolution et le grave en traits
de Juvénal. Dans sa brochure publiée à Bruxelles en 1793, nous l’avons vu
s’adresser plutôt aux chefs des cabinets et aux princes français qu’à la
France même : ici, c’est le contraire ; il désespère de l’étranger, et c’est
pour la France qu’il écrit, c’est pour ceux du dedans qu’il s’agit de
ramener. Son but a été de dire ce que ne peuvent et n’osent dire à Paris une
foule de gens sensés. Et puis sa parole même, fût-elle inutile, il ne peut
la retenir : « Je vais faire, écrivait-il, une moisson de mécontents.
J’ai écrit comme j’écrirais dans vingt ans. Il ne reste d’autre bien que
l’indépendance, il faut s’en servir à se
soulager. »
Je n’analyserai pas l’avant-propos et l’introduction, qui mériteraient d’être lus en entier. L’objet de Mallet serait de prouver que la vraie liberté ne se trouve que dans une monarchie modérée, et que dans la république on a la servitude. Il tient à rassurer d’abord ceux du dedans qui peuvent se figurer, d’après les déclamations des exagérés, que la monarchie amène nécessairement avec elle l’oppression de la pensée et l’interdiction du raisonnement :
Il s’est formé, dit-il, en Europe une ligue de sots et de fanatiques qui, s’ils le pouvaient, interdiraient à l’homme la faculté de voir et de penser. L’image d’un livre leur donne le frisson : parce qu’on a abusé des lumières, ils extermineraient tous ceux qu’ils supposent éclairés ; parce que des scélérats et des aveugles ont rendu la liberté horrible, ils voudraient gouverner le monde à coups de sabre et de bâton. Persuadés que, sans les gens d’esprit, on n’eût jamais vu de révolution, ils espèrent la renverser avec des imbéciles. Tous les mobiles leur sont bons, excepté les talents. Pauvres gens qui n’aperçoivent pas que ce sont les passions beaucoup plus que les connaissances qui bouleversent l’univers, et que si l’esprit a été nuisible, il faut encore plus d’esprit que n’en ont les méchants pour les contenir et pour les vaincre !
Tout cela est fort spirituel en même temps qu’habile, et rentre bien dans la ligne habituelle de Mallet du Pan. Autant il est peu de l’école de Jean-Jacques et du Contrat social, autant il aime à se proclamer de celle de Montesquieu.
Si je pouvais faire en sorte, disait Montesquieu, que tout le monde eût de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; qu’on pût mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l’on se trouve, je me croirais le plus heureux des mortels.
Or, l’impression que produit Rousseau en politique est toute
contraire : il fait que chacun, après l’avoir lu, est plus mécontent de son
état. Cette épidémie de constitutions politiques, « qui succéda alors
en France et en Europe aux pantins et aux aérostats »
(deux
modes du jour), date de lui :
Pas un commis-marchand formé par la lecture de l’Héloïse, dit Mallet du Pan, point de maître d’école ayant traduit dix pages de Tite-Live, point d’artiste ayant feuilleté Rollin, pas un bel esprit devenu publiciste en apprenant par cœur les logogriphes du Contrat social, qui ne fasse aujourd’hui une constitution…
Cependant la société s’écroule durant la recherche de cette pierre philosophale de la politique spéculative ; elle reste en cendres au fond du creuset. Comme rien n’offre moins d’obstacles que de perfectionner l’imaginaire, tous les esprits remuants se répandent et s’agitent dans ce monde idéal. C’est là une des causes principales des succès qu’ont obtenus les nouveautés gallicanes. Elles laissent en arrière d’elles tous les systèmes de liberté connus : elles enivrent l’imagination des sots, en même temps qu’elles allument les passions populaires. On commence par la curiosité, on finit par l’enthousiasme. Le vulgaire court à cet essai comme l’avare à une opération de magie qui lui promet des trésors, et, dans cette fascination puérile, chacun espère de rencontrer à la fin ce qu’on n’a jamais vu, même sous les plus libres gouvernements, la perfection immuable, la fraternité universelle, la puissance d’acquérir tout ce qui nous manque et de ne composer sa vie que de jouissances.
Nul, on l’avouera, n’a mieux connu et plus expressément décrit la maladie sociale de son temps que Mallet, et on croirait, par endroits, qu’il n’a fait que décrire celle du nôtre, celle de ce matin : c’est que, sauf de très légères variantes de surface, c’est bien la même maladie qui, après cinquante ans, nous travaille encore et cherche son issue ; elle la cherchera longtemps. Ces grandes épidémies morales par lesquelles passent les sociétés, et qui les transforment, qui ne les laissent pas après ce qu’elles étaient devant, usent bien des générations et constituent les véritables époques de l’histoire68.
Comme le petit nombre de médecins consciencieux et sévères, Mallet du Pan est
plus hardi à sonder et à décrire le mal qu’à proposer le remède. L’avenir,
il le sait peu, et il n’en dit jamais plus qu’il ne sait. Bien fou,
selon lui, qui proposerait des conjectures :
« Les conjectures sont à pure perte, et les prédictions des
folies. »
Les contemporains pourtant veulent à tout prix des
solutions, et se plaignent qu’on les en laisse manquer. C’est le reproche
qui lui fut fait dans le temps même pour cet écrit de 1796 :
Il est naturel aux infortunés, disait-on, de croire que celui qui développe si bien les causes de leur misère connaît aussi les moyens de les soulager : au contraire, son livre éloigne l’espérance, il n’assigne aucun terme à la Révolution, et on se trouve plus malheureux après l’avoir lu qu’auparavant.
Et en effet, le seul remède qu’indiquât Mallet du Pan, ce lointain remède de la monarchie constitutionnelle, est présenté par lui dans des termes qui marquent bien à quel point il en sentait l’incertitude dans son application à la France :
Si jamais, disait-il, un législateur tire la France de l’oppression de ses légistes et la ramène à un gouvernement, ce ne peut être par une législation simple adaptée aux convenances primitives. Son habileté et son bonheur seront au comble s’il parvient seulement à mettre en harmonie d’anciens préjugés avec les nouveaux, les intérêts qui précédèrent et ceux qui suivirent la Révolution : fragile mais désirable alliance de l’autorité monarchique et de la liberté, contre laquelle lutteront sans cesse les souvenirs, soit de la toute-puissance royale, soit de l’indépendance révolutionnaire…
Il pressentait combien le génie français, toujours dans les extrêmes, et composé d’insouciance et d’impatience, était peu propre à cette lutte continuelle, à cet équilibre qui exige suite, vigilance, et modération jusque dans le conflit.
Il a dit ailleurs un mot terrible et qui nous jugerait bien sévèrement.
Exposant dans son Mercure britannique, peu de mois avant
sa mort, en janvier de l’an 1800,
le caractère de
la grande commotion qui allait continuer de peser sur le nouveau siècle et
qui ouvrait une époque de plus dans l’histoire des vicissitudes humaines, il
y montrait en vrai philosophe que le caractère de cette Révolution portait
avant tout sur la destruction de toutes les distinctions héréditaires
préexistantes, que c’était au fond une guerre à toutes les inégalités créées
par l’ancien ordre social, une question d’égalité, en un
mot : « C’est sur ce conflit, ajoutait-il, infiniment
plus que sur la liberté, à jamais inintelligible pour les
Français, qu’a porté et que reposera jusqu’à la fin la
Révolution. »
Espérons que, même en tenant moins à la liberté
qu’il ne faudrait (ce qui est trop évident), nous la comprendrons pourtant
assez pour démentir un pronostic si absolu et si sévère.
Je ne veux pas abuser. Ceux qui liront ces Mémoires de Mallet du Pan y trouveront nombre de lettres intéressantes qui montrent dans l’intimité, et avec le ton qui est propre à chacun, l’abbé de Pradt, Montlosier, Mounier, Lally, Portalis. Il y passe une grande variété de personnages qui causent familièrement et se peignent eux-mêmes sans y songer. Le séjour de Mallet en Allemagne fut fertile en relations et en rencontres. Lorsque Genève fut annexée à la France (avril 1798), trois Genevois furent, par le traité de réunion, déclarés à jamais privés et exclus de l’honneur d’appartenir à la nation française, et nommément à leur tête Mallet du Pan. Il ne lui restait plus, s’il voulait encore parler au public, qu’à sortir du continent, car il n’y avait plus un lieu où il pût imprimer en sûreté une ligne contre le Directoire :
Je n’ai été toléré ici, écrivait-il de Fribourg-en-Brisgau à l’abbé de Pradt, que sous la promesse d’y garder le silence. Que voulez-vous donc que je fasse en Allemagne ?… Votre continent me fait horreur avec ses esclaves et ses bourreaux, ses bassesses et sa lâcheté ; il n’y a que l’Angleterre où l’on puisse écrire, parler, penser et agir : voilà ma place, il n’y en a plus d’autre pour quiconque veut continuer la guerre.
Il partit donc, et débarqua en Angleterre le 1er mai 1798 ; il s’y sentit à l’instant sur une terre forte et où
régnait un esprit public puissant. Il y dressa aussitôt sa batterie de
guerre, son Mercure britannique, publication destinée à
combattre avec suite, et par des tableaux mêlés de discussions, la politique
du Directoire : « L’expérience est perdue, disait Mallet, si on ne la
grave pas au moment même par des écrits qui en fixent
l’impression. »
La passion déclarée et le parti pris de
l’attaque n’empêchent point dans ce Mercure la sagacité
et, jusqu’à un certain point, l’impartialité des jugements. Tout ce que dit
Mallet sur ces hommes qu’il traite en ennemis, les Sieyès, les Carnot, est à
prendre en considération. Il apprécie aussitôt la grandeur du rôle de
Bonaparte, et signale dans le fait du 18 Brumaire une métamorphose
inconnue : « Attendons la moisson, disait-il, pour juger de la
semence. »
Il n’eut que le temps d’embrasser d’un coup d’œil son
nouvel horizon de combat. Il mourut à l’œuvre, je l’ai dit, au printemps de
1800, et la plume lui tomba des mains de défaillance, comme l’épée aux plus
vaillants.
Aujourd’hui, sans recourir à des publications volumineuses et difficiles à rassembler, on pourra, grâce aux Mémoires de Mallet du Pan, avoir sous les yeux la série de ses observations essentielles, de ses jugements et de ses descriptions concernant la grande période historique dont il a été l’un des combattants, mais surtout l’annotateur assidu et passionné. C’est un livre qui restera, je le crois, comme celui de l’un des meilleurs médecins consultants dans les crises sociales69.