Méry14
Quand on lit seulement le titre du nouvel ouvrage de Méry, — Constantinople et la mer Noire 15, — on pense tout naturellement à un livre de circonstance, et l’on ne se trompe pas. Cet ouvrage en est un : il est intéressant, passionné, palpitant, comme la question qui nous prend tous, en ce moment, par le cœur ou par la pensée, par le sang ou par la fierté. Mais ce livre est autre chose encore. Sa valeur ne tient pas uniquement au temps qu’il fait, aux événements qui grondent sur nos têtes… Il n’y a que Méry pour donner à la glaise, fiévreusement pétrie, d’un livre de circonstance, l’éclat et la solidité d’un livre qui doit rester et durer quand la circonstance ne sera plus, parce que le talent y aura laissé son empreinte et sa signature de rayons. Aujourd’hui, à propos d’une grande question d’histoire contemporaine, Méry nous fait de l’histoire séculaire. Pour éclairer l’avenir encore obscur de Constantinople, il remonte dans les profondeurs de son passé et nous peint, dans une fresque au plus éclatant vermillon, l’énorme et houleux panorama d’hommes et de choses qui s’étend, se roule et se perd à l’horizon des siècles, depuis les rives du Bosphore jusqu’au Danube, et du fond de la Perse au Pont-Euxin ! Talent byzantin par l’or de sa manière, Méry est vraiment bien le peintre qui convenait à Byzance. Dieu soit loué ! nous sommes assez loin, comme l’on voit, de l’histoire pâle et sans cœur de Ranke, ce doctrinaire de l’Allemagne, dont nous pouvions dire le vers de Voltaire :
L’abbé Trublet m’avait pétrifié !
En mettant la main sur cette chaude histoire de Constantinople pour nous essuyer de cet allemand, nous avons senti l’électricité nous reprendre. Nous dégelions comme au soleil. Le caractère du talent de Méry, quand la fantaisie le prend d’écrire l’histoire, est de la sentir et de l’aimer. Par là il redouble la vie dans ceux qui le lisent, et il la créerait en eux si elle n’y existait pas !
Et nous disons : quand la fantaisie le prend d’écrire l’histoire… car, on le sait de reste, Méry, cette belle plume brillante et changeante, ce souple esprit qui a mille manières de s’enlever sur ses longues ailes, n’est qu’exceptionnellement historien. Il l’est comme il est tout… à ses heures. Le talent monte en lui comme le son dans l’orgue, par cinquante tuyaux différents, pour éclater sur cinquante touches. Nous ne connaissons pas de meilleure réponse que Méry à cette affirmation des jugeurs qui mettait en furie Chateaubriand, le vieux enfant colère, quand ils lui disaient qu’un poète n’est jamais capable de rien que de poésie ; car, en dehors de ses poésies écrites et de la poésie de sa nature, il n’y eut jamais, du moins dans notre époque, d’homme capable intellectuellement de plus de choses que Méry. Si je ne craignais de me servir d’un vilain mot d’école en parlant d’un talent si mélodieusement français, je dirais qu’il est un omniarque en littérature. Il a traité tous les sujets, et il a montré dans tous une capacité d’un ordre élevé, quand ce n’a pas été une capacité de premier ordre. Poète comme il est homme, le rêveur a été souvent un penseur. Il a eu l’aperçu sous l’image. Savant, non pas comme un bénédictin, mais comme une congrégation de bénédictins tout entière, il n’en a pas moins été spirituel comme un Champcenetz et un Rivarol, satirique, auteur dramatique, critique littéraire, dilettante fébrilement exquis, dont la sensation équivaut à une création dans les arts. Conversationniste éblouissant, qui parle comme il écrit et qui écrit comme il parle (et quand on a dit cela on ne sait pas ce que l’on a vanté le plus de sa conversation ou de son style), cet esprit multicolore a toujours eu la facilité du génie, même les jours où il n’en eut pas la puissance. Il vient d’ajouter un vaste carreau de plus à sa mosaïque intellectuelle, et pour ceux qui aiment à étudier les diversités d’expansion des natures privilégiées, le dernier carreau ne sera ni le moins soigneusement incrusté ni le moins curieux.
C’est de l’Histoire faite en artiste, un grand et rapide récit qui va de Byzas, le fondateur de Byzance, jusqu’à Mahmoud, le réformateur de l’Empire turc, enfin une espèce de biographie de Stamboul, majestueusement et colossalement individualisée sous le regard de l’historien, immense statue faite de pierres et d’hommes, comme les statues de Phidias étaient faites d’or et d’ivoire, qui a pour turban ses coupoles, et aux bras victorieux ou blessés de laquelle l’historien append, durant tout le cours de son histoire, les médaillons sanglants de ses maîtres et de ses vainqueurs ! Le livre de Méry se recommande surtout par la forte ressemblance de ces grands portraits : Justinien, Mahomet, Mahomet II, Bajazet, Soliman, Mahomet III, Murad, Mustapha III, etc., peints avec la fièvre d’un pinceau que nous avons vu trembler bien des fois de cette inspiration mystérieuse qui n’en distribua pas moins justement et splendidement la lumière. Mais ces qualités éminentes de coloriste et de poète, qui sont le fond de l’être artiste de Méry, ne nous ont donné qu’une volupté sans surprise ; nous les connaissions. Aujourd’hui, la Critique n’a pas autre chose à faire qu’à les noter une fois de plus. Mais ce que nous avons vu avec bonheur, et ce que la Critique marquera comme un affermissement de l’intelligence de Méry dans une voie où cette intelligence devait s’avancer hardiment en raison même de l’élévation de sa nature, c’est la mâle et saine manière de penser sur les choses religieuses qui sont le fond de cette grande histoire, que Gibbon, malgré un talent qui approchait du génie, n’a pas su juger parce qu’il n’était pas chrétien.
Méry est mieux que chrétien ; il est catholique. Depuis longtemps, toujours même, on a pu dire de lui que sa sensibilité l’était. Il n’y avait, en effet, que le catholicisme, cette religion de Palestrina, de Raphaël et du Tasse, qui pût étancher la soif d’adoration extérieure et de beauté plastique dont est naturellement dévoré ce poète méridional, à moitié italien et à moitié grec, ce Virgilien, cet Homéride, imagination profondément religieuse comme toutes les grandes imaginations ! Mais s’il était catholique d’instinct et d’émotion, l’était-il quand il était rassis et calme ? l’était-il dans les racines de sa pensée ? Ce livre-ci nous donne la mesure du progrès accompli par cet esprit qui fait sa spirale éternelle, comme dit Gœthe, mais qui la fait en haut, du côté du ciel ! Son Histoire de Constantinople est toute parfumée d’un catholicisme qui n’est pas du catholicisme littéraire, c’est à-dire un sentiment vague, énervé ou faux, dont l’expression plaque artificieusement une phrase artificielle. Non ! Méry a la vérité, en toutes choses, des artistes sincères. On sent que son catholicisme n’est pas un simple effet de coloris, mais une réflexion de son esprit devant l’Histoire, qui va donner à un talent jusqu’ici plus étincelant que profond la dernière main : la Profondeur. Beaucoup d’aperçus de son livre indiquent bien cette phase suprême d’un talent qui tend à rajeunir, comme les autres talents tendent à s’épuiser.
La hauteur des opinions de Méry sur les hérésies, l’influence de l’hérésie sur les Barbares, le frappant vis-à-vis de l’apostasie d’Attila et de l’apostasie de Julien, — lequel appartient exclusivement au nouvel historien de Constantinople et qui a l’inattendu d’une révélation, — son bel épisode des Croisades, son mépris pour l’esprit des Grecs rebelles et disputeurs et pour ces protestants du xvie siècle qui renouvelèrent, à leur manière, l’esprit grec, et forcèrent les puissances chrétiennes à se détourner de la grande guerre traditionnelle de la chrétienté contre la barbarie musulmane pour brûler Rome et s’entre-déchirer entre elles au nom de la dernière hérésie sortie de la plume de Luther, enfin son jugement, d’une si noble pureté de justice, sur les grands calomniés de l’histoire, les jésuites, — puisqu’il faut dire ce nom si magnifiquement exécré, — et dont il nous raconte l’établissement et l’héroïsme, sous Murad III, à Constantinople, toutes ces choses et toutes ces pages, qui font de l’histoire de Méry une composition d’un mouvement d’idées égal pour le moins au mouvement de faits qu’elle retrace, n’ont pu être pensées et écrites que par un catholique carré de base déjà, mais qui va s’élargir encore. Nous le souhaitons pour notre compte, et dans l’intérêt même de l’Histoire, à laquelle nous désirons que Méry revienne parce qu’il nous semble organisé pour l’écrire ; — de l’Histoire, cette dernière occupation des grands esprits quand ils ont atteint l’apogée de leurs facultés complètement développées et mûries, cette pourpre impériale de leurs jours de force éprouvée, et que Méry vient, par son livre Sur Constantinople, de commencer à revêtir !