Section 6, des artisans sans génie
Nous avons dit qu’il n’y avoit pas d’hommes, generalement parlant, qui n’apportât en naissant quelque talent propre aux besoins ou aux agrémens de la societé, mais tous ces talens sont differens. Il est des hommes qui viennent au monde avec un talent déterminé pour une certaine profession : d’autres naissent propres à differentes professions. Ils sont capables de réussir en plusieurs, mais aussi leurs succès n’y sçauroient être que médiocres. La nature les met au monde pour suppléer à la disette des hommes de génie, destinez à faire des prodiges dans une sphere hors de laquelle ils n’auront point d’activité.
Véritablement un homme propre à réussir dans plusieurs professions est très-rarement un homme propre à réussir éminemment dans aucune. C’est ainsi qu’une terre propre à nourrir plusieurs especes de plantes, ne sçauroit donner à aucune de ces plantes la même perfection, où elle parviendroit dans un terroir qui lui seroit propre si spécialement, qu’il ne conviendroit point aux autres especes. Une terre aussi propre à porter des raisins qu’à porter du bled, ne rapporte ni du vin exquis ni du bled excellent. Les mêmes qualitez qui rendent une terre spécialement propre pour une certaine plante, font qu’elle ne vaut rien pour une autre plante.
Quand un de ces esprits indéterminez, qui ne sont propres à tout que parce qu’ils ne sont propres à rien, est conduit sur le Parnasse par les conjonctures, il apprend les regles de la poësie, assez bien pour ne point faire des fautes grossieres. Il s’attache ordinairement à quelque auteur qu’il choisit pour son modele. Il se nourrit l’esprit des pensées de son original, et il charge sa mémoire de ses expressions. Comme les personnes dont je parle, destinées pour être la pepiniere des artisans médiocres, n’ont pas les yeux ouverts par le génie, notre imitateur ne sçauroit appercevoir dans la nature même ce qu’il y faut choisir pour l’imiter. Il ne peut les discerner que dans les copies de la nature, faites par des hommes de génie.
Si cet artisan imitateur a du sens, quoique né pauvre, pour ainsi dire, il subsiste honorablement du butin qu’il fait dans le patrimoine d’autrui. Il versifie si correctement, et sur tout, il rime si richement, que ses ouvrages nouveaux ne laissent pas d’avoir un certain cours dans le monde. Si leur auteur n’y passe pas pour un génie, il y passe du moins pour être bel esprit. Il est impossible, dit on, de composer de meilleurs vers à moins que d’être poëte. Qu’il évite seulement de se commettre avec le public attroupé, je veux dire de composer pour le théatre. Les vers les mieux faits, mais vuides d’invention, ou riches uniquement d’une poësie empruntée, ne veulent être produits qu’avec un grand ménagement. Il n’y a que certains réduits qui soient propres à leur servir de berceaux. Il faut qu’ils ne voïent le jour d’abord que devant certaines personnes, et que les indifferens ne les entendent qu’après avoir été informez que tels et tels les ont approuvez. La prévention que ces applaudissemens inspirent, en impose du moins durant quelque temps.
Si notre artisan imitateur manque de sens, il emploïe hors de propos les traits et les expressions de son modele, et ses vers ne nous offrent que des reminiscences mal placées : il se conduit dans la production de ses ouvrages comme dans leur composition : il affronte le public rassemblé avec plus d’intrepidité, que Racine et Quinault n’en avoient dans de pareilles avantures. Sifflé sur un théatre, il va se faire huer sur l’autre.
Plus méprisé à mesure qu’il est plus connu, son nom dévient enfin l’appellation dont le public se sert pour désigner un méchant poëte. Il est heureux quand sa honte ne lui survit pas.
Ces esprits médiocrement propres à beaucoup de choses, ont la même destinée quand on les applique à la peinture.
Un homme de cette trempe, que les conjonctures engagent à se faire peintre, imite servilement plûtôt qu’exactement le goût de son maître dans les contours et dans le coloris. Il devient un dessinateur correct, s’il ne devient pas un dessinateur élegant, et si l’on ne sçauroit loüer l’excellence de son coloris, du moins n’y remarque-t-on pas de fautes grossieres contre la verité ; il est des regles pour n’en point faire : mais comme les regles ne peuvent enseigner qu’aux personnes de génie à réussir dans l’ordonnance et dans la composition poëtique, ses tableaux sont très-défectueux dans ces deux parties. Ses ouvrages ne sont beaux que par endroits, parce que n’aïant pas imaginé tout son plan, mais l’aïant fait seulement piece à piece, rien n’y est ensemble.
C’est en vain qu’un pareil sujet fait son apprentissage sous le meilleur maître, il ne sçauroit faire dans une pareille école les mêmes progrès qu’un homme de génie fait dans l’école d’un maître médiocre. Celui qui enseigne, comme le dit Quintilien, ne sçauroit communiquer à son disciple le talent de produire et l’art d’inventer, qui font le plus grand mérite des peintres et des orateurs. Le peintre peut donc faire part des secrets de sa pratique, mais il ne sçauroit faire part de ses talens pour la composition et pour l’expression. Souvent même l’éleve dépourvû du génie ne peut atteindre la perfection où son maître est parvenu dans la mécanique de l’art. L’imitateur servile doit demeurer au-dessous de son modele, parce qu’il joint ses propres défauts aux défauts de celui qu’il imite. D’ailleurs si le maître est homme de génie, il se dégoûte bien-tôt d’enseigner un pareil sujet. Il est au supplice quand il voit que son éleve n’entend qu’avec peine ce qu’il comprenoit d’abord, lorsque lui-même il étoit éleve.
On ne trouve rien de nouveau dans les compositions des peintres sans génie, on ne voit rien de singulier dans leurs expressions. Ils sont si stériles qu’après avoir long-temps copié les autres, ils en viennent enfin à se copier eux-mêmes ; et quand on sçait le tableau qu’ils ont promis, on devine la plus grande partie des figures de l’ouvrage.
L’habitude d’imiter les autres nous conduit à nous copier nous-mêmes. L’idée de ce que nous avons peint est toûjours plus présente à notre esprit que l’idée de ce qu’ont peint les autres. C’est la premiere qui s’offre aux peintres qui cherchent la composition, et les figures des tableaux qu’ils ont entrepris plûtôt dans leur mémoire que dans leur imagination.
Les uns, comme Le Bassan, se livrent de bonne foi à une repetition sincere de leurs ouvrages. Les autres en voulant cacher les larcins qu’ils se font à eux-mêmes, reproduisent sur la scéne leurs personnages déguisez, mais non pas méconnoissables, et ils rendent ainsi leurs larcins encore plus odieux. Le public regarde un ouvrage dont il est en possession, comme un bien qui lui seroit devenu propre, et il trouve mauvais qu’on lui fasse acheter une seconde fois ce qu’il croit avoir déja païé par ses loüanges.
Comme il est plus facile de marcher sur les pas d’un autre que de se fraïer de nouvelles routes, un artisan sans génie parvient bien-tôt au dégré de perfection où il est capable de s’élever. Il atteint bien-tôt cette grandeur propre à chaque homme, et après laquelle il ne croît plus. Ses premiers essais se trouvent souvent aussi beaux que les ouvrages qu’il fait dans les temps de sa maturité. Nous avons vû des peintres sans génie, mais devenus célebres pour un temps, par l’art de se faire valoir, travailler plus mal durant l’âge viril qu’ils ne l’avoient fait durant la jeunesse.
Leurs chef-d’oeuvres sont dans les païs où ils avoient fait leurs études. Il semble qu’ils eussent perdu la moitié de leur mérite en repassant les Alpes.
En effet, ces artisans de retour à Paris, n’y trouvoient pas aussi facilement qu’à Rome l’occasion de dérober des parties et souvent des figures entieres pour enrichir leurs compositions. Leurs tableaux se sont appauvris dès qu’ils n’ont plus été à portée de rencontrer à point nommé dans les ouvrages des grands maîtres, la tête, le pied, l’attitude, et quelquefois l’ordonnance dont ils avoient besoin.
Je comparerois volontiers ce superbe étalage de chef-d’oeuvres anciens et modernes, qui rendent Rome la plus auguste ville de l’univers, à ces boutiques où l’on étale une grande quantité de pierreries. En quelque profusion que les pierreries y soient étalées, on n’en rapporte chez soi qu’à proportion de l’argent qu’on avoit porté pour faire son emplette. Ainsi l’on ne profite solidement de tous les chef-d’oeuvres de Rome, qu’à proportion du génie avec lequel on les regarde. Le Sueur, qui n’avoit jamais été à Rome, et qui n’avoit vû que de loin, c’est-à-dire, dans des copies, les richesses de cette capitale de beaux arts, en avoit mieux profité, que beaucoup de peintres qui se glorifioient d’un sejour de plusieurs années au pied du Capitole. De même un jeune poëte ne profite de la lecture de Virgile et d’Horace qu’à proportion des lumieres de son génie, à la clarté desquelles il étudie les anciens, pour ainsi dire.
Que les hommes nez sans un génie déterminé, que ces hommes propres à tout s’appliquent donc aux arts et aux sciences, où les plus habiles sont ceux qui sçavent davantage. Il est même des professions où l’imagination, où l’art d’inventer est aussi nuisible, qu’il est necessaire dans la poësie et dans la peinture.