(1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 4. Physionomie générale du moyen âge. »
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(1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 4. Physionomie générale du moyen âge. »

4. Physionomie générale du moyen âge.

Mais il nous faut maintenant revenir au point de départ, à la première époque de la littérature française, et embrasser d’un regard les principaux caractères du monde qui s’y exprime et s’y réjouit.

Pauvre et triste temps que cette fin du xe  siècle où se fait entendre à nous la voix grêle qui dit la vie et la mort de saint Léger. Si la dramatique angoisse de la chrétienté aux approches de l’an 1000 a été reléguée par la critique contemporaine au nombre des légendes, la réalité n’est guère moins sombre. En France comme ailleurs, il semble que l’esprit humain subisse une éclipse. Ne nous attachons pas à la société cléricale, qui d’abord fournit si peu à la littérature française. Elle ira pas encore ses grands duc-leurs qui combattent l’hérésie, définissent le dogme et scrutent les grands problèmes de la philosophie. Elle est envahie par les misères du siècle, par la brutalité, l’ignorance, la superstition, et son peuple de moines appelle sans cesse la colère et le zèle des réformateurs. Elle a pourtant de florissantes écoles, qui depuis Charlemagne ont vaincu la difficulté des temps. Elle a cette école de Reims, que dirigea Gerbert : elle a l’école de Paris où commenceront à retentir au siècle suivant les grandes disputes.

Hors d’elle, il n’y a qu’ignorance et faiblesse d’esprit. Nobles, bourgeois, ou vilains, il n’y a guère de différence entre les classes ; l’égalité intellectuelle est aussi réelle que l’inégalité sociale ; savoir le latin, savoir écrire, savoir lire, sont choses rares, et qui trahissent quelque relation ou caractère clérical. La vision du monde matériel on moral est la même dans les châteaux, les villes et le plat pays7. Sous la voûte tournante et constellée du ciel, par-delà laquelle résident la Trinité, la Vierge, les anges et les saints, au-dessus de l’horrible et ténébreux enfer d’on sortent incessamment les diables tentateurs, au centre du monde est la terre immobile, « où se livre le combat de la vie, où l’homme déchu mais racheté, libre de choisir entre le bien et le mal. est perpétuellement en butte aux pièges du diable, mais est soutenu, s’il sait les obtenir, par la grâce de Dieu, la protection de la Vierge et des saints8 » : lutte tragique, où la victoire assure à l’homme une éternité de joie, la défaite une éternité de supplices. « Le grand événement de la vie, dans cette conception, c’est le péché, il s’agit de l’éviter ou de l’expier. » La religion l’enseigne : mais de son enseignement, trop haut, trop spirituel pour ces rudes âmes, on ne saisit que l’extérieur, les pratiques, tout ce qui est observance matérielle, acte physique. Jeûner, aller ou pèlerinage ou à la croisade, donner de l’argent ou frapper de l’épée pour le service de Dieu, fonder des messes ou des couvents, tout ce que le corps peut souffrir ou la main faire, on le souffre ou on le fait : mais la profonde philosophie, la pure moralité du christianisme, ne sont pas à la portée de ces natures ignorantes et brutales. Cependant, si elle ne peut encore éveiller les âmes à la vie spirituelle, à la pacifique poursuite de la perfection intérieure, la religion agit puissamment, salutairement, comme un frein. La peur du diable qui guette, la crainte de Dieu qui punit, la vision hallucinante de l’enfer qui s’ouvre, il ne fallait pas moins que cela pour brider la violence des passions, et mettre un peu de bonté dans les actes, sinon encore dans les cœurs. D’autant que le régime social, par l’indépendance, par le droit souverain qu’il reconnaît à l’individu, exalte les énergies, et rend plus nécessaire l’action d’un irrésistible frein. Sans l’Église, la seule mesure du droit risquait d’être la force.

« Le monde d’alors est étroit, factice, conventionnel », la vie est triste, mesquine, limitée et comme emmurée de tous côtés. Si grandes que soient les misères dans les provinces ravagées par la peste, désolées par la guerre, l’âme reste engourdie, repliée sur elle-même. L’éternelle explication satisfait sa curiosité, si elle ne console pas sa souffrance : c’est la vengeance de Dieu pour les péchés des hommes. Et si dure que soit aux hommes l’organisation sociale, ils n’en rêvent pas d’antre. Le monde qu’ils voient est, a été, sera toujours ainsi : ceux qu’il écrase le plus dans son état présent ne travaillent pas à le changer : ils n’en rêvent pas un autre qui serait mieux construit ; ils se persuadent que tout sera bien, s’ils l’amènent à réaliser plus complètement ce qui est contenu dans son principe. Une lourde conviction de l’immutabilité des choses opprime la pensée, coupe les ailes à l’espérance, et la sensation du mal présent mène à la torpeur stupide, non au désir actif du progrès. « Ces convictions, dit M. G. Paris9, l’enlèvent à la poésie du moyen âge beaucoup de ce qui fait le charme et la profondeur de celle d’autres époques : l’inquiétude de l’homme sur sa destinée, le sentiment douloureux de grands problèmes moraux, le doute sur les bases mêmes du bonheur et de la vertu, les conflits tragiques entre l’aspiration individuelle et la règle sociale. » Elles tarissent en un mot les profondes sources du lyrisme. Elles rendent impossible la saine conception de l’histoire : et il est notable que dans l’âge moderne l’esprit français, substituant une conception philosophique à la conception théologique de l’univers, n’arrivera pas encore sans grande peine à l’intelligence historique, comme si sa nature répugnait secrètement à la considération du contingent, du relatif, de ce qui passe dans les choses qui passent.

Telle est la physionomie caractéristique des trois siècles du moyen âge (environ 1000-1327). Sans doute ce monde n’est pas immobile, ni inerte, puisqu’il vit : les historiens ont de grandes entreprises politiques et religieuses à raconter, une évolution des formes sociales et des institutions à raconter. La pensée n’est pas inerte non plus, mais elle se meut dans l’abstrait, et comme elle ne sort guère des écoles, elle ne pense guère non plus à régler la pratique ni à imposer aux faits sa forme. Quand les laïcs diront en français ce que disputent les clercs en latin, et quand ils commenceront à se demander pourquoi le réel n’est pas conforme à l’idée, c’en sera fait du moyen âge.

Avec toutes ses misères en somme, sa dureté, sa pauvreté intellectuelle, le moyen âge est grand, surtout il est fécond. Il portait et préparait l’avenir : quoi que l’esprit français ait reçu plus tard du dehors, il fallait qu’il pût le recevoir sans se dissoudre et périr, et ce qu’il fut alors détermine plus qu’on ne pense ce qu’il a été depuis. La grandeur du moyen âge est dans son double principe : par ce libre contrat féodal qui assure les relations en maintenant l’indépendance des individus, il crée un sentiment nouveau, celui de l’honneur, et en fait la base même de l’organisation sociale. La foi « complète, absolue, sans restriction et sans doute » lui donne son autre caractère. Ainsi les ressorts qui meuvent tout, c’est l’honneur et la foi, deux principes de désintéressement et de dévouement, qui imposent à la volonté l’effort infatigable contre les intérêts et contre les appétits, au nom d’un bien idéal. Si grossières et pauvres que soient les formes où se réalise actuellement cette conception morale, il suffit qu’elle existe pour en faire émaner une lueur de noblesse et de beauté.

Même tout l’art dont est capable ce moyen âge qui lut les chefs-d’œuvre de la poésie antique sans y remarquer la fine splendeur des formes, cet art sortira de là : il manifestera l’énergie de son individualisme par ses châteaux, et la vivacité de sa foi par ses églises. Dès le xe  siècle, les masses formidables des châteaux, leurs doubles ou triples enceintes au-dessus desquelles se profile l’imprenable donjon, hérissent toutes les hauteurs, commandent les plaines et les rivières, menaçants symboles d’indépendance et d’énergie individuelles, qui donnent avec la conscience de la force la tentation de prendre l’égoïsme pour loi. Plus pur est le sentiment qui dresse les églises, et plus belle la forme par où il se réalise en elles. Selon le mot tant de fois cité d’un des plus ignorants moines qui aient fait le métier de chroniqueur, « le monde se pare d’une blanche robe d’églises neuves ». Saint-Front de Périgueux, l’abbaye du Mont-Saint-Michel, les églises d’Auvergne, tout cet art roman qui s’épanouit au xie  siècle, l’art gothique qui le continue, voilà par où le moyen âge participa au désir de créer, à la faculté de sentir le beau. Il était nécessaire de le dire, car la littérature ici ne reflète pas tout le génie national : si le Parthénon et une tragédie de Sophocle, un discours de Bourdaloue et les jardins de Versailles sont des manifestations étroitement apparentées du même génie, rien dans les formes littéraires du moyen âge français n’évoque l’idée de la conception esthétique qui fit surgir les grands monuments de l’art roman ou gothique.