Section 6, que dans les écrits des anciens, le terme de chanter signifie souvent déclamer et même quelquefois parler
Strabon qui a vécu sous le regne d’Auguste, nous apprend d’où procedoit la signification abusive que le mot de chant, celui de chanter et leurs dérivez avoient alors. Il dit que dans les premiers âges, tout ce qui se composoit, se composoit en vers, et que comme tous les vers se chantoient dans ce temps-là, on s’étoit habitué à dire chanter, pour dire en general reciter une composition.
Après que l’usage de ne plus chanter toutes les poësies eut été introduit, et qu’on eut commencé à reciter simplement quelques especes de vers, on ne laissa pas de continuer à nommer toujours chant la récitation de toute sorte de poësie. Il y eut encore plus, ajoute Strabon, on continua de dire chanter pour reciter, après qu’on se fut mis à composer en prose. Ainsi l’on en vint jusques à dire chanter de la prose, pour dire reciter de la prose.
Comme nous n’avons point dans notre langue un mot generique qui rende celui de canere, le lecteur voudra bien me pardonner les frequentes periphrases dont je me suis déja servi pour le traduire, et celles dont je serai encore obligé de me servir, afin d’éviter les équivoques où je tomberois, si j’allois emploïer le mot de chanter absolument, tantôt pour dire executer un chant musical, et tantôt pour dire en general executer une déclamation notée.
Rapportons à present les passages des anciens auteurs qui mettent en évidence, que quoique les grecs et les latins donnassent le nom de chant à la déclamation de leurs pieces de théatre, cette déclamation n’étoit pas néanmoins un chant musical.
Dans les dialogues de Ciceron sur l’orateur, Crassus un des interlocuteurs après avoir dit que Laelia sa belle-mere prononçoit uniment et sans affecter des accents trop fréquens et trop marquez, ajoute : lorsque j’entens parler Laelia, je crois entendre joüer les pieces de Plaute et celles de Noevius. Le passage de Ciceron que je ne fais que citer ici, sera rapporté dans la suite en entier.
Laelia ne chantoit point en parlant dans son domestique. Donc ceux qui recitoient les pieces de Plaute et de Noevius ne chantoient pas. Ciceron dit encore dans un autre ouvrage que les poëtes comiques ne faisoient presque pas sentir le nombre et le rithme de leurs vers, afin qu’ils ressemblassent davantage aux conversations ordinaires.
Cette attention à imiter le discours ordinaire auroit été perduë, si l’on eut chanté ces vers.
Cependant les auteurs anciens se servent du mot de chanter lorsqu’ils parlent de la recitation des comedies, ainsi qu’ils s’en servent en parlant de la recitation des tragedies. Donat et Euthemius, qui ont vécu sous le regne de Constantin Le Grand, disent dans l’écrit intitulé : de tragedia et comedia commentatiunculae, que la tragedie et la comedie ne consistoient d’abord que dans des vers mis en musique, et que chantoit un choeur soutenu d’un accompagnement d’instrumens à vent. Isidore De Seville nomme également chantres, ceux qui joüoient les tragedies et ceux qui joüoient les comedies.
Horace avant que d’exposer dans son art poëtique ce qu’il faut faire pour composer une bonne comedie, définit une bonne comedie celle qui retient les spectateurs jusqu’à ce que le chantre leur dise applaudissez.
Qui étoit ce chantre ? L’un des comediens. L’acteur qui joüoit la comedie, Roscius par exemple, étoit aussi-bien soutenu par un accompagnement, que l’acteur qui joüoit la tragedie.
On le verra par la suite.
Quintilien se plaint que les orateurs de son tems plaidassent au barreau comme on recitoit sur le théatre. Nous avons rapporté déja ce qu’il en dit. Croit-on que ces orateurs chantassent comme on chante dans nos opera ? Dans un autre endroit Quintilien défend à son éleve de prononcer les vers qu’il doit lire en particulier pour étudier la prononciation, avec la même emphase qu’on recitoit les cantiques sur le théatre. Nous verrons bien tôt que ces cantiques étoient les scenes de la piece, dont la déclamation étoit la plus chantante. Or il auroit été inutile à Quintilien de dire, (…) et de défendre à son éleve d’imiter le chant des cantiques dans les circonstances où il le lui défend, si ce chant eut été un chant veritable, suivant notre maniere de parler.
Ce même auteur dit encore dans un passage que j’ai déja cité, que ceux qui joüoient les comedies ne s’éloignoient point de la nature dans leur prononciation, du moins assez pour la faire méconnoître dans leur langage, mais qu’ils relevoient par les agrémens que l’art permet, la maniere de prononcer usitée dans les entretiens ordinaires.
Que le lecteur juge si c’est là chanter.
Enfin Quintilien, après avoir dans un passage que nous avons rapporté, défendu à l’orateur de chanter comme les comediens, ajoute, qu’il est fort éloigné de lui interdire une déclamation soûtenuë et le chant convenable à l’éloquence du barreau. Ciceron, continuë-t’il, a reconnu lui-même la convenance de ce chant voilé pour ainsi dire.
Lorsque Juvenal fait dans sa septiéme satyre l’éloge de Quintilien, il y dit entr’autres choses que cet orateur chantoit très-bien, lorsqu’il avoit daigné prendre les soins et les précautions que les romains prenoient pour se nétoïer les organes de la voix, et dont nous parlons ci-dessous.
Quintilien, quand il parloit en public, chantoit-il, à prendre le terme de chanter dans la signification qu’il a parmi nous ?
Mais, dira-t’on, quand les choeurs des anciens chantoient, c’étoit une veritable musique. Quand les acteurs chantoient, ils chantoient comme les choeurs.
Ne voïez-vous pas, dit Seneque, combien il entre de sons differens dans un choeur ? Il y entre des dessus, des tailles et des basses. Les instrumens à vent s’y mélent avec les voix des hommes et des femmes. Cependant il ne resulte qu’un seul concert de tout ce mélange. C’est sans distinguer ces sons qu’on les entend tous. à quelques termes près ce passage se trouve encore dans Macrobe. Il y ajoûte même cette reflexion, fit concentus ex dissonis.
Tous ces sons differens forment un seul concert.
Je réponds en premier lieu, qu’il n’est pas bien certain en vertu de ce passage que les choeurs chantassent une musique à notre maniere. Il est vrai qu’il paroîtra d’abord impossible que plusieurs personnes puissent declamer en choeur, même en supposant que leur declamation fut concertée. On ne conçoit pas que ces choeurs pussent être autre chose qu’une cohue. Mais parce que la chose semble impossible sur la premiere apprehension, il ne s’ensuit pas qu’elle soit telle réellement.
Il seroit même temeraire d’en croire si facilement notre imagination sur les possibilitez, parce qu’on presume volontiers que les choses sont impossibles lorsqu’on ne trouve pas le moïen de les executer, et la plûpart des personnes se contentent même de donner à la recherche de ce moïen un demi quart d’heure d’attention. Peut-être qu’après un mois de meditation on auroit trouvé les mêmes choses possibles dans la speculation, et six mois d’application les auroient fait encore trouver possibles dans la pratique. Un autre homme peut encore imaginer des moïens qui ne sont point à la portée de notre esprit. Cette discussion nous meneroit trop loin. Ainsi je suppose que les choeurs aïent chanté en musique harmonique une partie de leurs rôlles, mais il ne s’ensuit pas que les acteurs y chantassent aussi.
Nous-mêmes nous avons plusieurs pieces dramatiques où les acteurs ne font que déclamer, quoique les choeurs y chantent. Telles sont l’Esther et l’Athalie de Monsieur Racine. Telle est Psyché, tragedie composée par le grand Corneille et par Moliere. Nous avons même des comedies de cette espece, et l’on sçait bien pourquoi nous n’en avons pas un plus grand nombre. Ce n’est point certainement parce que cette maniere de representer les pieces dramatiques soit mauvaise.
J’appuïerai même encore cette réponse d’une reflexion. C’est que les anciens se servoient pour accompagner les choeurs d’instruments differens de ceux dont ils se servoient pour accompagner les recits. Cet usage d’emploïer dans ces deux accompagnemens des instrumens differens prouve quelque chose.
Quoiqu’il en soit, supposé qu’il fallut entendre le terme de chanter au propre, quand il s’agit du chant des choeurs, il ne s’ensuivroit pas qu’il fallut entendre ce mot dans la même acception où il s’agit des recits. Nos preuves et nos raisonnemens ne laisseroient pas d’être encore concluants.