(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VI »
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(1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VI »

Chapitre VI

Réforme des mots grecs-français. — Les lettres parasites et les groupes arbitraires (ph, ch). — Liste de mots grecs réformés. — La Cité verbale et les mots insolites. — Dernier mot sur le « fonétisme ». — La liberté de l’orthographe.

Il n’y a à cette heure que deux réformes à faire dans l’orthographe : l’une concerne les mots grecs ; l’autre, les mots étrangers.

Les deux questions sont distinctes. Je parlerai des mots étrangers dans un autre chapitre.

Les mots grecs imposés au dictionnaire français perdraient une partie de leur laideur pédante si on les soumettait à une simple opération de nettoyage.

Il faut supprimer : toutes les lettres qui ne se prononcent pas ; toutes celles qui aspirent inutilement la consonne qu’elles précèdent ; il faut aussi remplacer les ph par des f, les y par des i et écrire par qu les k et les ch durs53.

La suppression des lettres purement parasitaires est en train depuis la seconde moitié du XVIIe siècle. M. Gréard l’a reconnu dans un rapport sur la réforme de l’orthographe  : si l’on écrit rapsode, trésor, trône, il n’y a aucun motif raisonnable d’écrire chrome, rhododendron, thésauriser 54.

Les consonnes aspirantes seraient plus difficiles à éliminer. Cependant phtisie est inadmissible et ftisie ne l’est guère moins ; il faudrait ici se guider sur l’analogie, sur l’italien, sur l’ancienne langue55, et dire tisie.

Remplacer ph par f : la réforme est faite pour fantôme, fantaisie ; elle s’appliquera à tous les mots analogues avec la même facilité. Les y deviendront très aisément des i, et l’on écrira sinfonie, sinonime, stile, comme on écrit déjà cimaise.

J’ose à peine dire que kilo, kyste deviendraient français sous la forme quiste, quilot ; cela est trop évident et trop simple pour qu’on l’admette. Peut-être redoutera-t-on pareillement d’écrire arquiépiscopal. Devant a, o, u, le qu deviendrait naturellement c : arcange.

Voilà toutes mes propositions touchant la réforme des mots grecs. J’estime qu’en diminuant la laideur de ces mots elles augmenteraient d’autant la beauté de la langue française56.

Quel rajeunissement pour ces vocables barbares (j’en nommerai quarante) d’avoir été taillés comme des vieux arbres trop chargés de bois mort ! Souvent il suffira d’une lettre de moins pour que le mot rentre dans les conditions normales de la beauté linguistique. Sans doute aucun élagage, si rigoureux qu’il soit, ne donnera aux mots grecs la pureté de lignes qu’ils auraient acquise en passant par la forge populaire. De [mot en caractère grec] nous ne pouvons plus faire sortir que filactère, qui garde un air un peu gauche, surtout si on le compare au vieux filatire 57 que le pèlerin Richard avait au XIIe siècle tiré des mêmes syllabes :

A crois, a filatires, a estavels de cire,
Les encensiers aportent, si vont le messe dire.

Voici des mots, avec leur état en italien :

On voit qu’il s’agit seulement de franciser des mots insolites63, de les achever au moyen de retouches, de les polir par le sacrifice de quelques excroissances. Il y a loin de ces petits travaux de jardinage au bouleversement entrepris par certains réformateurs que l’ignorance du vieux français rend tout à fait impropres à concilier la beauté traditionnelle avec la beauté d’utilité. Le mot étant un signe, et rien de plus, doit avoir les caractères du signe, la diversité et la fixité des formes. Sans doute on peut écrire poto, rato, gato, morso, nivo, sous prétexte que dans ces mots le son final est rendu plus nettement et plus clairement par o que par eau. Dans l’absolu, c’est vrai ; mais les langues ne sont pas dans l’absolu, puisqu’elles vivent, se meuvent, s’accroissent, meurent.

Il y a dans les langues une beauté visible que l’on diminue en introduisant dans la cité verbale des figures étrangères, des voix dissonantes. Les mots grecs : il semble que, vomis par les cartons de Flaxman, des guerriers vêtus d’un seul casque à balai fassent la cour à des marquises ou à des grisettes ; qu’ils rentrent dans leurs cartons, qu’ils réintègrent leurs musées et continuent, rouges autour des vases noirs, leurs éternels gestes, ou que, résignés à la loi du milieu, ils se fassent, par le costume et par l’accent, les fils du peuple où ils se sont introduits. Mais cette beauté du vocabulaire, on ne la diminue pas moins en proscrivant la variété individuelle dans la permanence du type, et c’est là l’erreur des phonétistes64 et le danger de leurs théories. Si, pour ne pas changer d’exemple, tous les sons en o étaient rendus par l’unique lettre o, outre que la langue perdrait un de ses caractères particuliers qui est de ne posséder aucune syllabe finale terminée par un o, il en résulterait une monotonie insupportable. Il faut encore observer que le signe eau contient une force secrète rigoureusement attachée au groupe des trois lettres qui le déterminent ; il représente à la fois le son o et le son el 65. Niveau est, tout aussi bien que l’italien livello, la figure exacte du latin libella ; il a été nivel, et, comme tel, a donné niveler ; mais sa forme niveau l’aurait donné tout aussi bien, comme taureau a suggéré récemment taurelle.

Il y a des réformateurs plus modérés et dont le but, purement utilitaire, est de rendre le français plus accessible aux étrangers  ; leurs principes sont ceux qui ont guidé jadis l’Académie espagnole quand elle simplifia la vieille orthographe  ; j’ai donné les motifs à la fois de science et d’esthétique qui ne me permettent pas de les accepter. Je considère comme intangibles la forme et la beauté de la langue française, et si je livre à la serpe la plupart des mots grecs et des mots étrangers, c’est précisément pour leur donner la beauté qui leur manque.

Une orthographe fixe est nécessaire. La permanence des signes imprimés a certainement été un grand progrès. Il est évident que cette permanence n’est pas grandement troublée quand on supprime un des p d’appréhension ou quand on transforme en è le second é d’événement ; le seul danger est qu’une licence n’en amène une autre et que l’orthographe ne devienne tellement personnelle que la moindre lecture exige un travail de déchiffrement. M. Anatole France a défendu le droit à la « faute d’orthographe » sous toutes ses formes et avec toutes ses fantaisies : c’est une question absolument différente. Il est aussi déraisonnable d’exiger de tous la connaissance de l’orthographe que la connaissance du contre-point ou de l’anatomie comparée. L’étude des formes verbales n’en est pas moins légitime, ainsi que le souci de la conservation de la pureté qui détermine leur caractère et leur race.