(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 196-203
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 196-203

Saint-Evremont, [Charles de Saint-Denis, Sieur de] né près de Coutance, dans la Basse-Normandie, en 1613, mort à Londres en 1703 ; un des plus Beaux-esprits & des plus polis Ecrivains du Siecle dernier.

Nous ne parlerons pas de ses Poésies : on convient généralement qu’elles sont mauvaises, quoiqu’elles fourmillent de pensées ingénieuses, galantes, philosophiques ; ce qui prouve combien M. d’Alembert s’est abusé, en avançant d’un ton dogmatique, que les pensées font le premier mérite des Vers.

Mais la médiocrité de Saint-Evremont, en Poésie, ne doit influer en rien sur l’estime due à sa Prose. Ses expressions sont vives, justes, pittoresques, pleines d’imagination, de délicatesse ; ses pensées, fines, ingénieuses, profondes ; ses réflexions, lumineuses, & le plus souvent vraies. La plus grande partie de ses Ouvrages annonce un esprit cultivé, solide, un Ecrivain consommé dans la connoissance du monde & du cœur humain. Sa diction est toujours convenable aux matieres qu’il traite ; elle est ordinairement pure, nette, élégante : les seuls défauts qu’on y trouve se réduisent à une affectation de tours, à un vernis de morgue philosophique, peut-être excusable dans lui, mais poussée depuis jusqu’à l’extravagance par des Auteurs qui ne le valent pas.

Ses Réflexions sur les divers Génies du Peuple Romain, dans les divers temps de la République ; les Considérations sur Annibal ; son Traité de l’Amitié & celui de la Conversation ; ses Jugemens sur quelques Auteurs Latins ; ses Remarques sur les Traducteurs, les Historiens, sur l’Art de la guerre ; ses maximes, ses Pensées détachées, sont autant de Productions exquises qui le placent parmi les plus estimables Littérateurs. Après Corneille, personne n’a mieux parlé des Romains. On voit qu’il n’a étudié les Anciens, que pour développer sa raison & épurer son goût, non pour étaler un vain appareil d’érudition. Il ne s’est attaché qu’à ce qu’il y a de plus délicat dans leurs Ouvrages, & il a eu l’art de s’approprier leurs pensées, en leur donnant une tournure qui n’appartient qu’à lui. On diroit qu’il crée ce qu’il ne fait que répéter d’après eux, dans les Morceaux de leurs Ecrits qu’il a essayé de traduire. Soit qu’il peigne les Hommes, soit qu’il parle de Littérature, de Morale ou de Politique, il fait briller par-tout une finesse de raison, qui ne laisse rien à désirer au Lecteur. En un mot, ses différens Mélanges donnent l’idée la plus avantageuse de son discernement, & inspirent l’amour des Lettres. Plus de sobriété à l’égard d’un ton de galanterie qui déplaît par une répétition trop fréquente, plus d’attention à éviter les pointes & les antitheses, moins de hardiesse dans certaines idées, auroient procuré à sa maniere de penser & d’écrire une approbation plus générale.

Personne ne doute, malgré ces défauts, qu’il ne soit infiniment supérieur à quantité de nos célebres Littérateurs actuels. Qui ne le préfere, par exemple, à M. d’Alembert, dont la plume, comme la sienne, ne s’est exercée que sur de petits Ouvrages détachés ? Quel Homme de goût ne mettra pas ses Réflexions sur les divers Génies du Peuple Romain, au dessus de tout ce que ce Littérateur Géometre a écrit dans les cinq volumes de Mélanges qu’il a publiés ? Qu’on en cite les morceaux les mieux pensés, le plus exactement écrits, & qu’on les compare avec ceux que nous allons prendre au hasard dans les Œuvres de Saint-Evremont : on verra, d’un côté, des pensées communes, énoncées avec une prétention froide & géométrique ; de l’autre, des idées fines & profondes, développées avec délicatesse & vivacité.

Dans le Chapitre de la seconde Guerre Punique, après avoir parlé de la défaite des Romains à Cannes par Annibal, & des raisons que ce Capitaine opposa à Maherbal, pour ne pas poursuivre sa conquête, Saint-Evremont ajoute cette réflexion, touchant la destinée des Empires.

« Il y a un point dans la décadence des Etats, où leur ruine seroit inévitable, si on connoissoit la facilité qu'il y a de les détruire ; mais pour n'avoir pas la vue assez nette, ou le courage assez grand, on se contente, du moins quand on le peut, tournant en prudence ou la petitesse de son esprit, ou le peu de grandeur ».

Quand il parle ensuite de l'envie qu'eut Annibal de goûter les délices de Capoue, il dit :

« qu'il en fut charmé, d'autant plus aisément, qu'elles lui avoient toujours été inconnues.

Un homme, continue-t-il, qui sait mêler les plaisirs & les affaires, n'en est jamais possédé ; il les quitte, il les reprend, quand bon lui semble. Il n'en est pas ainsi de ces Gens austeres, qui, par un changement d'esprit, viennent goûter les voluptés. La Nature en eux, lassée d'incommodités & de peines, s'abandonne aux premiers plaisirs qu'elle rencontre ; alors ce qui avoit paru vertueux, se présente avec un air rude & difficile, & l'ame, qui croit s'être détrompée d'une vieille erreur, se complaît en elle-même de son nouveau goût pour les choses agréables.

C'est ce qui arriva à Annibal, & à son armée qui ne manquoit pas de l'imiter dans le relâchement, puisqu'elle l'avoit bien fait dans les fatigues.

Ce ne furent donc plus que bains, que festins, qu'inclination & attachement ; il n'y eut plus de discipline, ni pas celui qui devoit donner les ordres, ni en ceux qui devoient les exécuter. Quand il fallut se mettre en campagne, la gloire & l'intérêt réveillerent Annibal, qui reprit sa premiere vigueur & se retrouva lui-même ; mais il ne retrouva plus la même armée ; il n'y avoit plus que de la mollesse & de la nonchalance, & s'il falloit souffrir la moindre nécessité, on regrettoit l'abondance de Capoue ».

Dans le même Chapitre, parlant des bonnes qualités de Scipion, qui le rendirent suspect aux Romains, il dit, que dans le temps qu'on l'accusoit, il pouvoit répondre & se justifier ; « mais, ajoute-t-il, il y a une innocence héroïque aussi-bien qu'une valeur, si on peut parler de la sotte ; la sienne négligea les formes où sont assujettis les innocens ordinaires ; & au lieu de répondre à ses Accusateurs : Allons , dit-il, rendre graces aux Dieux de mes victoires : & tout le monde le suivit au Capitole ».

Rien de plus ressemblant que le portrait qu'il fait de Mécène ; on ne peut recueillir plus parfaitement les différentes idées qu'Horace nous en donne. Mecenas , dit-il, étoit homme de bien, de ces gens de bien néanmoins doux, tendres, plus sensibles aux agrémens de la vie, que touchés de ces fortes vertus qu'on estimoit dans la République. Il étoit spirituel, mais voluptueux, voyant toutes choses avec beaucoup de lumiere, & en jugeant sainement, mais plus capable de les conseiller que de les faire ; ainsi, se trouvant foible, paresseux, & purement Homme de Cabinet, il espéroit de sa délicatesse, avec un Empereur délicat, ce qu'il ne pouvoit attendre du Peuple Romain, où il eût fallu se pousser par ses propres moyens, & agir fortement par lui-même ».

Au reste, il est essentiel d'avertir que les Philosophes se sont empressés assez légérement de réclamer Saint-Evremont comme un Membre de leur Secte, & qu'ils se sont servis de son nom pour publier, soixante ans après sa mort, un Libelle infame contre le Christianisme, intitulé Analyse de la Religion ; Libelle aussi atroce, que peu conforme à sa maniere d'écrire. Quoiqu'ils aient débité, au préjudice de sa Foi, des Anecdotes démenties par la vérité, il étoit bien éloigné de partager leurs sentimens. Cet Auteur a pu être imprudent, mondain, voluptueux : il a pu laisser transpirer de temps en temps des traits d'un esprit indifférent & médiocrement religieux ; mais il s'est bien gardé d'afficher l'incrédulité, de dénaturer la Morale, de justifier les vices, d'insulter à la Société. Ses maximes, à cet égard, sont même la condamnation de la Philosophie. La seule bienséance & le respect qu'on doit à ses semblables , disoit-il, défendent une pareille licence.