Louis-Michel Vanloo
Ce peintre était attaché à la cour d’Espagne. J’ignore pourquoi il n’y est plus ; mais il est certain que c’est un grand artiste.
Le Portrait de l’auteur, accompagné de sa sœur et travaillant au portrait de son père, est une très belle chose.
Le peintre occupe le milieu de la toile. Il est assis. Il a les jambes croisées et un bras passé sur le dos de son fauteuil. Il se repose. L’ébauche du portrait de son père est devant lui sur un chevalet. Sa sœur est debout derrière son fauteuil. Rien n’est plus simple, plus naturel et plus vrai que cette dernière figure. La robe de chambre de l’artiste fait la soie à merveille. Le bras pendant sur le dos du fauteuil est tout à fait hors de la toile ; il n’y a qu’à l’aller prendre. L’air de famille est on ne peut pas mieux conservé dans les trois têtes. En tout, le morceau est fait largement, et mérite les plus grands éloges. Les têtes sont nobles et grandement touchées.
Avec tout cela me direz-vous, quelle comparaison avec Vandeyck pour la vérité ; avec Rembrand pour la force ?
Mais tandis qu’il y a tant de manières différentes d’écrire qui chacune ont leur mérite particulier, n’y aurait-il qu’une seule manière de bien peindre [?] Parce qu’Homere est plus impétueux que Virgile, Virgile plus sage et plus nombreux que le Tasse, le Tasse plus intéressant et plus varié que Voltaire, refuserai-je mon juste hommage à celui-ci ? Modernes envieux de vos contemporains, jusqu’à quand vous acharnerez-vous à les rabaisser par vos éternelles comparaisons avec les Anciens ? N’est-ce pas une façon de juger bien étrange que de ne regarder les Anciens que par leurs beaux côtés, comme vous faites, et que de fermer les yeux sur leurs défauts, et de n’avoir au contraire les yeux ouverts que sur les défauts des Modernes, et que de les tenir opiniâtrement fermés sur leurs beautés [?] Pour louer les auteurs de vos plaisirs, attendrez-vous toujours qu’ils ne soient plus ? À quoi leur sert un éloge qu’ils ne peuvent entendre ?
Je suis toujours fâché que parmi les superstitions dont on a entêté les hommes, on n’ait jamais pensé à leur persuader qu’ils entendraient sous la tombe le mal ou le bien que nous en dirions.
Je suis aussi bien fâché que ces morceaux de peinture qui ont la fraîcheur et l’éclat des fleurs soient condamnés à se faner aussi vite qu’elles.
Cet inconvénient tient à une manière de faire qui double l’effet du tableau pour le moment. Lorsque le peintre a presque achevé son ouvrage, il le glace. Glacer, c’est passer sur le tout une couche légère de la couleur et de la teinte qui convient à chaque partie. Cette couche peu chargée de couleur et très chargée d’huile, fait la fonction et a le défaut d’un vernis ; l’huile se sèche, et jaunit en se séchant ; et le tableau s’enfume plus ou moins, selon qu’il a été peint plus ou moins franchement.
On dit qu’un peintre peint à pleines couleurs ou franchement, lorsque ses couleurs sont plus unes, moins tourmentées, moins mélangées.
On conçoit que l’huile répandue sur les endroits où il y a beaucoup de différentes couleurs mêlées et fondues, occasionne une action des unes sur les autres et une décomposition d’où naissent des taches jaunes, grises, noires, et la perte de l’harmonie générale.
Les endroits qui souffriront le plus, ce sont ceux où il se trouvera de la céruse et autres chaux métalliques que la substance grasse revivifiera.
Un sculpteur un peu jaloux de la durée d’un ouvrage qui lui coûte tant de peines, devrait toujours en appuyer les parties délicates et fragiles sur des parties solides ; et le peintre, préparer et broyer lui-même ses couleurs, et exclure de sa palette toutes celles qui peuvent réagir les unes sur les autres, se décomposer, se revivifier, ou souffrir, comme les sels, par l’acide de l’air. Cet acide est si puissant qu’il ternit jusqu’aux peintures de la porcelaine.
L’art de donner à la peinture des couleurs durables est presque encore à trouver. Il semble qu’il faudrait bannir la plupart des chaux, toutes les substances salines, et n’admettre que des terres pures et bien lavées.
C’est une chose bizarre que la diversité des jugements de la multitude qui se rassemble dans un Salon. Après s’y être promené pour voir, il faudrait aussi y faire quelques tours pour entendre.
Les gens du monde jettent un regard dédaigneux et distrait sur les grandes compositions, et ne sont arrêtés que par les portraits dont ils ont les originaux présents.
L’homme de lettres fait tout le contraire. Passant rapidement devant les portraits, les grandes compositions fixent toute son attention.
Le peuple regarde tout, et ne s’entend à rien.
C’est lorsqu’ils se rencontrent au sortir de là, qu’ils sont plaisants à entendre. L’un dit : Avez-vous vu le Mariage de la Vierge ? C’est un beau morceau !… Non. Mais vous, que dites-vous du Portrait de la comtesse ?
C’est cela qui est délicieux…. Moi, je ne sais seulement pas si votre comtesse s’est fait peindre. Je m’amuserais autour d’un portrait, tandis que je n’ai ni trop d’yeux, ni trop de temps pour le Joseph de Deshays ou le Paralytique de Greuze… Ah, oui ; c’est cet homme qui est à côté de l’escalier, et à qui l’on va donner l’extrême-onction…. C’est ainsi que rien ne passe sans éloge et sans blâme ; celui qui vise à l’approbation générale, est un fou. Greuze, pourquoi faut-il qu’une impertinence t’afflige ? La foule est continuelle autour de ton tableau ; il faut que j’attende mon tour pour en approcher. N’entends-tu pas la voix de la surprise et de l’admiration qui s’élève de tous côtés ? Ne sais-tu pas que tu as fait une chose sublime ? Que te faut-il de plus que ton propre suffrage et le nôtre ?
Tant que les peintres portraitistes ne me feront que des ressemblances, sans compositions, j’en parlerai peu ; mais lorsqu’ils auront une fois senti que pour intéresser, il faut une action, alors ils auront tout le talent du peintre d’histoire, et ils me plairont indépendamment du mérite de la ressemblance.
Il s’est élevé ici une contestation singulière entre les artistes et les gens du monde. Ceux-ci ont prétendu que le mérite principal d’un portrait était de ressembler ; les artistes, que c’était d’être bien dessiné et bien peint. Eh que nous importe disaient ceux-ci, que les Vandeick ressemblent ou ne ressemblent pas ? En sont-ils moins à nos yeux des chefs-d’œuvre ? Le mérite de ressembler est passager ; c’est celui du pinceau qui émerveille dans le moment, et qui éternise l’ouvrage. C’est une chose bien douce pour nous, leur a-t-on répondu, que de retrouver sur la toile l’image vraie de nos pères, de nos mères, de nos enfants, de ceux qui ont été les bienfaiteurs du genre humain, et que nous regrettons. Quelle a été la première origine de la peinture et de la sculpture ? ce fut une jeune fille qui suivit avec un morceau de charbon, les contours de la tête de son amant dont l’ombre était projetée sur un mur éclairé. Entre deux portraits, l’un de Henri quatre mal peint, mais ressemblant ; et l’autre d’un faquin de concussionnaire ou d’un sot auteur, peint à miracle, quel est celui que vous choisirez ? Qu’est-ce qui attache vos regards sur un buste de Marc Aurele ou de Trajan, de Seneque ou de Ciceron ? Est-ce le mérite du ciseau de l’artiste ou l’admiration de l’homme ?
D’où je conclus avec vous qu’il faut qu’un portrait soit ressemblant pour moi, et bien peint pour la postérité.
Ce qu’il y a de certain, c’est que rien n’est plus rare qu’un beau pinceau, plus commun qu’un barbouilleur qui fait ressembler, et que quand l’homme n’est plus, nous supposons la ressemblance.