(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VI » pp. 50-55
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VI » pp. 50-55

Chapitre VI

De 1620 à 1629, époque où Marie de Médicis est éloignée sans retour et Richelieu fait premier ministre.

En 1626 éclata à la cour le grand procès instruit contre le prince de Chalais, accusé comme complice de la conspiration tendante à mettre Gaston sur le trône à la place du roi. Anne fut impliquée dans ce procès. Le roi ne put la condamner comme criminelle, ni l’absoudre comme irréprochable. Il pardonna, mais n’oublia point. Il passa de l’indifférence à l’aversion et à la défiance. Il interdit aux hommes l’entrée de l’appartement de la reine 21.Gaston fut contraint d’épouser l’héritière de Montpensier, pour rendre impossible son union avec la reine, si elle devenait veuve. Les Mémoires de Mademoiselle22 renferment des détails qui rendent le complot des accusés très vraisemblable.

Il est cependant fort remarquable qu’à l’époque où Anne fut accusée de conspirer avec Monsieur contre le roi, les mémoires du temps lui imputent une intrigue galante avec le duc de Buckingham, ambassadeur du roi d’Angleterre en France et son favori. Il est probable que les deux intrigues se succédèrent de fort près, si même elles ne marchèrent de front. Selon Voltaire, Anne d’Autriche avait apporté à la cour de France une galanterie noble et fière qu’elle tenait du génie espagnol, et y avait joint les grâces, la douceur et une liberté décente qui n’était qu’en France : l’anecdote des férets d’aiguillettes en diamants qu’elle avait reçus du ici, et qu’elle donna presque aussitôt au duc de Buckingham, les vers où Voiture lui parle à découvert de son amour pour ce charmant Anglais et le plaisir qu’elle prit à les lire, le soin qu’elle mit à les garder, ces détails attestés par madame de Motteville annoncent dans la reine toute l’inconsidération d’un goût très vif, et sortent des bornes de cette galanterie noble et fière et de cette liberté décente que Voltaire lui attribue.

Mademoiselle de Montpensier s’explique assez clairement sur les mœurs de la reine, à l’occasion de l’arrivée du roi d’Angleterre à la cour, où il venait dans l’intention d’épouser la princesse. Les mémoires du duc de La Rochefoucauld et ceux de Brienne ne permettent aucun doute sur la légèreté plus que galante d’Anne d’Autriche.

Ces mœurs étaient antipathiques avec celles des familles de Vivonne et d’Angennes, et leur contraste accroissait la considération qui s’attachait à l’hôtel de Rambouillet.

Cette société et la cour étaient deux mondes différents, où les personnes même qui les fréquentaient ne se ressemblaient plus à elles-mêmes, dès qu’elles passaient de l’une à l’autre. Le cloître et le monde ne sont pas plus distincts. En entrant à l’hôtel de Rambouillet on laissait la politique et les intrigues à la porte ; en allant à la cour, les habitudes de l’hôtel de Rambouillet se dissimulaient et cédaient au ton dominant. Plus la cour était agitée et corrompue, plus la société de Rambouillet était recherchée et florissante.

En 1620 on y voit la marquise de Sablé, dame d’un grand esprit et d’un rare mérite , dit Vigneul de Marville ; Voiture était particulièrement lié avec elle et elle lui disait avec une certaine supériorité de raison qu’il avait un amour-propre de femme . Cette dame est la même qu’on revoit dans sa vieillesse en grande liaison avec le duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, et qui en fit corriger plusieurs.

On y voit aussi la princesse de Condé, cette Charlotte de Montmorency, si belle dans sa jeunesse, et pour qui Henri IV fit les plus insignes folies de sa vie et les plus indignes de lui.

Ces dames, nées à la fin du siècle précédent, étaient à peu près du même âge que la marquise, c’est-à-dire de 35 à 40 ans, en 1620.

N’oublions pas de nommer mademoiselle de Scudéry, du même âge que Julie d’Angennes, 17 ou 18 ans.

En hommes, nous retrouvons les mêmes personnages des deux premières périodes :

Malherbe, âgé de 65 ans.

Vaugelas, de 35.

Le cardinal de Richelieu, du même âge que Vaugelas.

Le marquis de Racan, de 31.

Ogier de Gombault, de 28.

Balzac, de 26.

Chapelain, de 25.

Voiture, de 22.

Nous avons plusieurs fois cité Voiture. Donnons donc quelques détails sur ce personnage si célèbre dans son temps.

Ne voulant pas souscrire au jugement porté sur Voiture par une multitude d’écrivains qui ne l’ont pas lu, j’ai courageusement entrepris de le lire, et voici ce que j’ai recueilli de ma lecture :

Voiture, dans sa première jeunesse, écrivit à la manière du temps, avec recherche et affectation. Mais il eut le bon esprit, dès son entrée dans le monde, d’être simple et naturel avec les personnes qu’il savait être ennemies du bel esprit et des pointes, sauf à se dédommager avec les autres. Il est toujours naturel quand il écrit au marquis de Salle, depuis duc de Montausier, à mademoiselle de Rambouillet, à la marquise sa mère, au marquis de Pisani son frère : ses lettres sont l’opposé, quand elles s’adressent à des précieuses 23. Non seulement il eut le bon esprit de se conformer au ton de mesdames de Rambouillet dans ce qu’il leur disait ou leur écrivait, mais il céda même à leur exemple et à leurs leçons dans ce qu’il écrivit à la suite a d’autres. On peut juger de ces leçons et de sa docilité par une lettre adressée au nom de mademoiselle de Rambouillet au marquis de Salle qui était à Strasbourg, et écrite sur le ton qu’elle lui prescrivit. On prendrait cette épitre pour un chef-d’œuvre de trivialité, si l’on n’y voyait un badinage destiné à égayer la sévérité de Montausier aux dépens de Voiture, qu’on mettait, si on peut le dire, au supplice de la simplicité.

« Adieu, monsieur, et pour nouvelle
Les Thuileries sont fort belles.
Monsieur prend le chemin de Tours.
Nous aurons tantôt les courts jours.
Jamais on ne vit tant d’aveines,
De foin les granges seront pleines,
Les pois verts sont bientôt passés,
Les artichauts fort avancés.
Le mauvais temps nous importune ;
Demain sera nouvelle lune.
L’on prendra bientôt Saint-Omer.
L’on met trente vaisseaux en mer.
Nos canes ont fait sept canettes :
Dieu les préserve des belettes !
Veymar demande du renfort.
Le corbeau de Voiture est mort… »

Les lettres des dernières années de Voiture sont incomparablement plus simples, plus naturelles, et de plus d’esprit véritable que celles de sa jeunesse. On trouve même dans une de celles qu’il écrit à Costar24, une critique du style précieux, lettre qui est fort remarquable sous sa plume. Il attaque une phrase qu’il croit être de Pline le jeune, dont il se moque comme d’un écrivain affecté. « Ne m’avouerez-vous pas, dit-il, que cela est d’un petit esprit de refuser un mot qui se présente et qui est le meilleur, pour en aller chercher avec soin un moins bon et plus éloigné : Pline est de ces éloquents dont Quintilien dit : illis sordent omnia quæ natura dictavit ? »

Il n’aimait pas non plus Sénèque. Costar lui en avait cité un passage en style fleuri. Il répond à Costar :

« Je veux des fleurs cueillies per devia rura et un peu plus naturelles,

Et flores terræ quos ferunt solutæ.

« Pour vous dire le vrai, je n’ai point grand goût pour cet auteur25. »

Le changement qui s’opéra dans le goût de Voiture me paraît remarquable comme témoignage de celui qui dominait à l’hôtel de Rambouillet, et me semble prouver que les principaux personnages de cette société, au lieu d’être des modèles de mauvais langage, contribuaient à corriger et à épurer les ridicules qui depuis L’Astrée s’étaient propagés parmi les beaux esprits.