(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre II. Des poëtes étrangers. » pp. 94-141
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(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre II. Des poëtes étrangers. » pp. 94-141

Chapitre II.

Des poëtes étrangers.

§. I.

Des Poëtes Italiens & de leurs Traducteurs.

LA Poésie Italienne, fille de la Latine, passa par différens dégrés. Le Dante en fut le pere. Il fit de mauvais imitateurs, & lui-même étoit à quelques égards un mauvais modèle. Les Italiens l’appellent divin, mais c’est une divinité cachée ; peu de gens entendent ses oracles ; il a des commentateurs ; c’est peut-être encore une raison de plus pour n’être pas compris. Sa Comédie de l’Enfer, du Purgatoire, du Paradis, a été mise autrefois en rimes françoises, mais cette version est si grossiere & si insipide, que nous ne nous y arrêterons pas.

Pétrarque.

Celui-ci est bien supérieur au Dante. Il tira les lettres de la barbarie, où elles étoient encore plongées dans le quatorzieme siécle ; il rétablit les bonnes études en Europe ; on lui doit la conservation de beaucoup d’auteurs qui seroient perdus, sans le soin qu’il prit de les rechercher & d’en faire faire des copies. Le Dante avant lui, avoit donné de l’élévation & du sublime à la langue italienne ; mais il ne lui avoit pas ôté route sa rudesse. Ce prodige étoit réservé à Pétrarque. La langue italienne acquit sous sa plume cette facilité, cette abondance, cette harmonie qui semblent être son caractère particulier. Mais n’y a-t’il pas dans tous les éloges que l’on a fait des Canzoni de l’amant de Laure, un peu trop d’enthousiasme ? Les Poëtes modernes, les françois sur-tout, ont composé des chansons plus délicates, plus ingénieuses que celles de Pétrarque ; mais on les loue moins, parce qu’elles sont moins anciennes.

Nous avons diverses imitations de quelques piéces de vers de ce Poëte ; mais elles sont répandues çà & là. L’ouvrage où vous en trouverez le plus est celui que M. l’Abbé de Sade nous a donné en 1764. en 3. vol. in 4°. sous le titre de Mémoires pour la vie de François Pétrarque, tirés de ses œuvres & des auteurs contemporains, avec des notes ou dissertations, & les piéces justificatives. Cet ouvrage renferme non-seulement la vie littéraire & la vie politique de Pétrarque ; on y a fait entrer une version en vers de la plupart de ses ouvrages, imitation qui tient plus de l’exactitude de la traduction que de l’élévation de la poésie.

Boiardo.

Mateo Maria Boiardo, Comte de Scandiano au territoire de Reggio dans le Modenois, commandant de la ville & citadelle de Reggio, mort en 1494., parut un siécle après Pétrarque. Il est connu principalement par son Poëme de Roland l’Amoureux. A l’imitation d’Homére dans l’Iliade, Boiardo a choisi pour son sujet le siége de Paris qu’il substitua à celui de Troye. Il étoit avec raison, charmé de la beauté des ouvrages du Poëte grec, & cependant sa grande faute est de l’avoir imité ; car l’imitation demande plus de gêne & plus d’art qu’on ne croit communément. Les fleurs des anciens semblent fauées, lorsqu’elles sont cueillies par des mains mal habiles. Gravina lui reproche des expressions basses & des nombres trop foibles. Cependant il a la gloire d’avoir fourni des idées à l’Arioste, & d’en avoir peut-être été le guide dans son Roland Furieux. Ils ont l’un & l’autre donné carriere à leur imagination qu’ils avoient également vive & brillante. Mais si l’un a le mérite de l’invention, l’autre l’emporte pour le style.

L’auteur de Gilblas, l’ingénieux le Sage, donna en 1717. en deux vol. in-12. une traduction ou plûtôt une imitation du Roland Amoureux. Il a été forcé d’y faire beaucoup de changemens. Le Poëte italien, très-ignorant en Géographie, rapprochoit les Etats les plus éloignés & commettoit les bevues les plus singulieres. Son traducteur les a corrigées autant qu’il l’a pu. Il s’est encore écarté quelquefois de son original, pour lier les aventures l’une à l’autre, & faire disparoître la contrariété qui se trouve souvent entr’elle dans le Poëme italien. Pour les hauts faits d’armes & les enchantemens qui ne se peuvent changer, sans défigurer l’auteur, il les a conservés, de même que les caractères. Son style est pur, élégant, léger, & l’on y reconnoît l’auteur du Diable boiteux.

L’arioste.

Le Roland Furieux de l’Arioste est une imitation du Roland Amoureux du Boiardo. La pureté & l’élégance du style, l’heureux choix des termes, les graces de l’imagination, une gaieté inépuisable, des tirades sublimes ; voilà ce qui a fait fermer les yeux sur les imperfections du Poëme de l’Arioste. Mais lorsqu’on le lit de sang froid, on ne sauroit se dissimuler que son Poëme, à le prendre à la rigueur, n’a ni commencement ni milieu ni fin. On ne sait quel en est le héros principal. Aucune épisode n’y semble naître du fond du sujet ; le comique & souvent un comique bas & obscene, s’y trouve confondu avec le tragique & l’héroïque. Ce Poëme d’ailleurs est plein de descriptions chimériques, d’exagérations outrées qui interrompent continuellement le cours de la narration.

C’est un Poëme charmant, dit M. de Voltaire, mais un Poëme épique. Pour qu’il soit tel, il faut au moins avoir un but, & l’Arioste semble n’avoir que celui d’entasser fable sur fable. C’est un recueil de choses extravagantes écrites d’un style enchanteur. On ne place point Ovide parmi les Poëmes épiques, parce que ses métamorphoses, toutes consacrées qu’elles sont par la religion des Anciens, ne font pas un tout, ne font pas un ouvrage régulier. Comment donc y placeroit-on l’Arioste, dont les fables sont si au-dessous des métamorphoses ?

M. de Mirabaud nous a donné une traduction du Poëme de l’Arioste, qui a réuni tous les suffrages. Elle est fidéle sans blesser la modestie qu’exige notre langue, & le nom du traducteur marchera toujours à la suite de l’original qu’il a si bien rendu.

Ruccellai.

Ce Poëte étoit contemporain de l’Arioste, mais ce n’étoit point son rival. Son Poëme intitulé les Abeilles, traduit par M. Pingeron en 1770. in-12. est plus didactique & bien moins orné que celui de Virgile, quoiqu’en partie tiré de ce Poëte. C’est une production qui a cependant son mérite & ses agrémens. Elle est en vers blancs, & très-agréable. C’est dans ce Poëme que Ruccellai attribue l’invention de la rime à la nymphe Echo. Idée ingénieuse & qui peint l’effet de ce genre d’ornement. La traduction du Poëme est bien faite.

Sannazar.

Ce Poëte excelloit à faire des vers latins ; mais il n’avoit pas négligé sa propre langue, & nous avons de lui en italien une espêce de Pastorale intitulée Arcadie. Ce genre d’ouvrage mêlé de vers & de récits en prose, a quelque chose de moins frappant que celui qui se soutient par l’action, ou la représentation, tels que le Pastor Fido, l’Aminte & quelques autres ; mais il n’est pas moins susceptible de grandes beautés dans une main aussi habile que celle de Sannazar. Des images riches, agréables & toujours variées ; des peintures naturelles de la vie champêtre, font l’ornement de sa prose. Ses vers ont de la force, de la précision, & en plusieurs endroits on voit un grand fond de morale philosophique. On y sent un homme dont la vie a essuyé beaucoup de traverses, & qui a formé son jugement dans l’amertume des adversités. En un mot, au style près, qui, soit par la longueur des phrases ou par l’usage de certaines expressions, fait quelquefois perdre à la narration une partie de ses graces, on ne peut s’empêcher d’admirer la fécondité de l’auteur, & son art à faire des tableaux agréables.

M. Pecquet a donné une traduction de cette Pastorale en 1737. in-12. Il a travaillé à être littéral, sans être esclave des tours ; & il a tâché de prendre un style doux & simple.

Trissin.

Le Trissin, célébre en Italie par un Poëme épique dont nous ne connoissons point de traduction françoise, fut le premier qui donna une Tragédie en langue italienne. Il choisit un sujet connu, parce qu’il ne voulut point qu’il fût étranger aux spectateurs. Il donna la préférence à l’histoire de Sophonisbe, & à ce qu’il y a de plus intéressant dans cette histoire, aux malheurs de cette Reine qui meurt par le poison que Massinissa lui envoie. Cette Tragédie a été traduite deux fois en françois ; mais il y a deux siécles ; & ces versions n’étant plus supportables, il est inutile de nommer les plats traducteurs qui les ont faites.

Le tasse.

La Jérusalem délivrée du Tasse est peut-être le seul Poëme épique dont l’Italie puisse se glorifier. On ne sauroit trop louer la belle ordonnance de ce Poëme, ce grand intérêt qui y va toujours croissant, cet art singulier d’amener les événemens, & de présenter successivement au lecteur les tableaux les plus terribles de la guerre, & les peintures les plus riantes de l’amour. Le Tasse paroît sur-tout supérieur à Homere dont il semble avoir suivi les traces, par l’art de nuancer les couleurs, & de donner aux différentes espêces de vertus & de vices les traits qui leur sont propres & qui les distinguent le plus. Où trouver des caractères plus variés, plus fortement soutenus que dans la Jérusalem délivrée ? Le style de ce Poëme acheve la séduction. Il est toujours clair, élégant, harmonieux, & dans le ravissement où il jette le lecteur, il oublie tous les défauts de l’auteur : ces enchantemens qui semblent appartenir à la féerie ; ce mêlange bizarre d’idées payennes & chrétiennes ; ces jeux de mots & ces concetti puériles, que le goût du siécle avoit arraché au Poëte. Il n’y a en vérité qu’un Italien qui puisse supporter l’excès auquel le Tasse a porté le merveilleux de son Poëme. Dix Princes chrétiens métamorphosés en poissons, dans les bassins d’Armide, & un perroquet chantant des chansons galantes de sa propre composition, sont des choses bien étranges aux yeux d’un lecteur sensé, quoique nous soyons prévenus par l’histoire de Circé dans l’Odyssée, & quoique nous voyions tous les jours les perroquets imiter la voix humaine. Qu’on pardonne ces extravagances poétiques en faveur des beautés qui les accompagnent ; à la bonne heure. Mais qu’on ne soit pas assez enthousiaste ou assez sot pour en faire l’apologie. On ne comprend pas comment des personnes de bon sens peuvent approuver un Magicien chrétien qui tire Renaud des mains des Sorciers mahométans. On voit avec surprise dans le Tasse la Messe, la Confession, les Litanies des Saints & des morceaux de sorcellerie, confondus ensemble & formant le plus grotesque assemblage.

Le traducteur du Poëme de l’Arioste l’a été de celui du Tasse. M. de Mirabaud en publia une traduction en prose en 1724. Cette version dans laquelle le génie du Poëte italien reprenoit une nouvelle vie, fut le titre de sa réception à l’Académie Françoise. “Ç’a été, lui dit M. de Fontenelle, votre belle traduction de la Jérusalem du Tasse qui a brigué nos voix : vous avez appris aux François combien étoit estimable ce Poëte italien qu’ils estimoient déjà tant. Dès qu’il a parlé par votre bouche, il a été reçu par-tout ; par-tout il a été applaudi. L’envie & la critique n’ont pas eu la ressource de pouvoir attribuer ce grand succès aux seules beautés du Tasse ; il perdoit le charme de la poésie ; il perdoit les graces de sa langue ; il perdoit tout, si vous ne l’eussiez dédommagé…. La voix du public qui prévint nos louanges, vous indiqua dès-lors à l’Académie. Voilà votre titre.” Le traducteur s’étoit fait un systême qui avoit été l’occasion de plusieurs fautes répandues dans la premiere édition de cet ouvrage ; tantôt il supprimoit entiérement tout ce qui n’étoit point de son goût, & tantôt il changeoit, ornoit, étendoit ou resserroit ce qui lui plaisoit davantage. Mais dans sa seconde édition il se permit beaucoup moins de liberté, & son ouvrage acquit un mérite plus solide avec de nouvelles graces.

Après la Jérusalem délivrée, il n’y a aucun ouvrage du Tasse qui soit plus célébre que son Aminte, qu’il fit pour plaire au Duc de Ferrare son protecteur. Cette piéce qu’il appelle Fable bocagere, fut représentée avec beaucoup d’applaudissemens devant ce Prince. Il a sçu conserver dans cet ouvrage la naïveté de l’Eglogue en y joignant la richesse sagement distribuée, dont est susceptible une action compliquée, qui différencie la Pastorale d’avec l’Eglogue. Il a sçu soutenir l’intérêt de sa piéce, en ménageant dans son sujet même des situations touchantes sans faire intervenir une double action. Enfin on remarque dans presque toute cette Pastorale une sagesse d’expression qui n’a pas toujours trouvé dans les Poëtes italiens de scrupuleux imitateurs. On lui reproche cependant un peu de sécheresse, & ce nombre infini de récits consécutifs, qui ne donnant rien à la représentation, laissent sans occupation un des principaux sens, par l’organe duquel les hommes sont le plus facilement touchés, celui de la vue.

Cette Pastorale a eu plusieurs traducteurs. Les deux derniers sont M. Pecquet & M. l’Escalopier. L’un donna sa traduction en 1734. & l’autre en 1735. Il y a plus de fidélité & de précision dans celle-ci, & plus de vivacité, d’énergie & de délicatesse dans le style de M. Pecquet.

Guarini.

L’Aminte du Tasse inspira aux Poëtes italiens le goût de la Pastorale. Jean-Baptiste Guarini, gentilhomme Ferrarois, donna peu de tems après lui son Pastor fido, ou son Berger fidéle. Cette Pastorale est son chef-d’œuvre. On y voit un auteur abondant dans ses expressions, presque toujours juste dans ses comparaisons, riche dans ses images, intéressant dans la conduite de sa piéce. On y trouve même plusieurs morceaux plus brillans & plus frappans qu’on n’en rencontre communément dans l’Aminte. Cette piéce plut beaucoup dans les représentations. Le Guarini avoit sçu disposer le théâtre de façon, que, sans aucun changement de décoration, on voyoit le temple au-dessus de la montagne, la grotte au pied & le vallon où se passent toutes les scènes. Mais la lecture laissa appercevoir des défauts qui échappent presque toujours à la représentation. Telles sont une infinité de comparaisons longues & par conséquent languissantes, des scènes dont l’excessive prolixité fatigue ; beaucoup de jeux de mots reprouvés dans notre langue. D’ailleurs la longueur de cette piéce passe presque la vraisemblance. Quoique la scène soit en Arcadie, l’auteur fait ses personnages trop savans & trop instruits des grands systêmes de l’ancienne Philosophie. Il a trop subtilisé le raisonnement sur des choses qui au fond pouvoient être censées à la portée de simples bergers.

Cette Pastorale a été traduite en vers par l’Abbé de Torche, & en prose par M. Pecquet. La traduction du premier parut en 1667. à Paris in-12., & celle du second vit le jour dans la même Ville en 1733. deux volumes in-12. Cette derniere version, sans être parfaite, l’emporte de beaucoup sur l’autre pour l’exactitude, la fidélité, & pour les agrémens du style. On ne voit dans celle de l’Abbé de Torche aucune des graces qui sont répandues par-tout dans l’Italien. Ces fleurs qui en sont un des plus beaux ornemens y trouvent le même dépérissement qu’essuye le plus délicieux parterre aux approches de l’hiver.

Bonarelli.

La Philis de Scire du Comte Bonarelli est la troisiéme Pastorale que les Italiens mettent au nombre de leurs chefs-d’œuvre en ce genre. Si elle céde le premier rang à l’ Aminte, & le second au Pastor fido, elle occupe le troisiéme, & personne ne le lui refuse. Elle n’est pas aussi délicate, ni aussi spirituelle que les deux autres ; mais elle les égale dans l’invention ; & comme elle est plus selon les regles, elle les passe dans la conduite. La reconnoissance y est bien amenée, & le changement d’état produit l’effet convenable à la Comédie, qui est de rendre tous les personnages contens. L’unité de lieu n’y est pas exactement observée ; mais l’action est une, & sa durée ne s’étend que depuis le lever du soleil jusqu’au coucher.

Parmi les traductions de cette Pastorale, celle qu’on préfére est la version que du Bois de St. Gelais donna en 3. vol. in-12. à Bruxelles en 1707. “Comparée avec l’Italien elle m’a paru, dit l’Abbé Goujet, exacte à rendre les pensées de l’auteur & même son goût, son génie, ses expressions autant qu’une traduction françoise peut rendre un Poëte italien. Le traducteur avoue cependant qu’il a fait quelques changemens ; & j’aurois de la peine à l’en blâmer. Assez circonspect pour ne point s’éblouir par les fausses beautés répandues en quelques endroits de la Philis de Scire, il s’est cru en droit de mettre des correctifs aux pensées qui lui ont paru trop forcées. Dans d’autres il a employé des termes d’une signification différente, mais susceptibles du même sens.”

L’Abbé de Torche avoit traduit avant lui en vers la Philis de Bonarelli ; mais sa version imprimée à Paris en 1669. in-12., est bien foible & bien languissante.

Marin.

On loue beaucoup l’Adonis de cet auteur. C’est un Poëme héroïque, suivant ses admirateurs. Ce n’est qu’un ouvrage de caprice & de fantaisie selon beaucoup d’autres. Il est composé de vingt Livres ou de vingt Chants ; & on ne peut guéres les lire tous sans beaucoup d’ennui. Sa longueur, les idées singuliéres dont il est rempli, un phœbus perpétuel, des tirades de vers où l’on ne trouve que la même pensée, ses images peu naturelles, tous ces défauts dégoûtent ou impatientent du moins un lecteur françois qui ne peut s’accoutumer à ces bizarreries italiennes. Qui pourroit supporter parmi nous le mêlange éternel qu’il fait du sacré & du profane ? Lorsque dans le dix-septiéme Chant, Marin fait voyager Vénus dans l’Asie, il l’a fait pleurer à l’aspect de ces pays dont un jour les Turcs s’empareront pour établir le croissant sur les ruines de la Croix. Auroit-on soupçonné qu’un pareil malheur prévu de si loin eût dû coûter des larmes à Vénus ? Dans le jardin des plaisirs consacré à la même Déesse, il se trouve une fleur que le Poëte décrit en huit stances, parce qu’elle porte imprimée sur ses feuilles tous les instrumens de la Passion de Jesus-Christ. Un anonyme traduisit ou plûtôt abrégea & imita en vers françois en douze Chants le Poëme d’Adonis. Cette imitation vit le jour à Paris en 1667. in-12. Elle fut accueillie dans le tems & elle auroit été dédaignée dans le nôtre. M. Freron a imité plus heureusement le huitiéme Chant de l’Adonis dans une brochure intitulée : Les vrais plaisirs, ou les amours de Vénus & d’Adonis. Il y a mis une suite, des liaisons, & même ajouté diverses idées, mais qui ne déguisent point trop le génie italien.

Tassoni.

Le Sceau enlevé, Poëme du Tassoni, est regardé comme un des beaux monumens de la langue italienne. On y trouve beaucoup de feu, d’imagination & de gaieté. Rien de plus varié & de plus neuf que les comparaisons. Les caractères en sont bien frappés & bien soutenus. Le Tassoni a voulu réunir Calot & Raphael. Un portrait grotesque est suivi d’un tableau sublime. L’enjouement du comique succéde à des traits terribles. Par-tout on voit une force, une vivacité de coloris, qui annonce l’art & le génie. Un peu moins de hardiesse cinique n’eût pas déparé ce Poëte. Les oreilles italiennes ne sont point allarmées comme les nôtres du son effronté de certains mots.

Pierre Perrault, frere de l’Académicien de ce nom, publia en 1678. en deux vol. in-12. une traduction platement littérale de ce Poëme, & la copie ne donna pas beaucoup d’estime pour l’original. Enfin en 1758. M. de Cedors en a donné une en trois volumes in-12. qui est plus élégante & plus fidéle. Il a dû trouver de grandes difficultés dans la modestie de notre langue ; cependant si on en excepte quelques négligences de style, quelques expressions trop familieres, sa version ne déplaira pas aux lecteurs les plus délicats.

Maffeï.

Nous passons du Tassoni à Maffeï, parce que les Poëtes qui ont été entre ces deux Ecrivains, n’ont pas produit des ouvrages dignes d’être connus ; ou du moins, on ne s’est pas appliqué à les faire connoître. Le Marquis Maffeï est principalement célébre par sa Méxope. On sent dans cette Tragédie le goût d’un Écrivain qui s’est formé sur la majestueuse simplicité des Grecs. L’intrigue est naturelle, la scène animée par les actions qui s’y passent, les mœurs sentent l’antique ; le langage est noble & poétique sans être affecté, les personnages sont intéressans. Cette piéce fut imprimée pour la premiere fois en 1710. nous en avons deux traductions françoises. La premiere par M. Freret est estimée pour sa fidélité. M. de V. ayant manié le même sujet en 1743. pour le théâtre françois, les applaudissemens que sa Tragédie reçut dans les représentations occasionnerent une nouvelle traduction de Mérope. Mais le génie italien y est moins conservé que dans la premiére traduction, & l’exactitude même à rendre le sens de l’original n’est pas si entiere.

Metastasio.

L’Abbé Metastasio, éleve du fameux Gravina, a su joindre à la justesse d’esprit & à l’érudition de son maître, un génie délicat & une douceur de caractère que celui-ci n’avoit pas. Son style est pur, élégant & quelquefois touchant & sublime. Le fond de ses piéces est noble, intéressant & théatral. Personne n’ignore les étonnans succès qu’il a eus à la Cour de Vienne. Son théatre a été traduit en françois par M. Richelet 1751. & années suivantes en douze vol. in-12. sous le titre de Tragédies & Opéra de l’Abbé Metastasio. Le traducteur fidéle au sens de l’original, ne l’est pas moins à la pureté du langage.

§. II.

Poëtes espagnols et Portugais.

L’Espagne a été sur-tout féconde en Poëtes dramatiques. Il y a plus de Comédies espagnoles qu’il n’y a de Comédies & de Tragédies italiennes & françoises depuis leur origine jusqu’à présent. Le seul Dom Pedro Calderon de la Barca a imprimé neuf volumes de Comédies, & six de ses Drames saints que l’on représente en certains tems de l’année, & particuliérement à la Fête-Dieu. Lopes de Vega a fait plus de quinze cens piéces. Frere Gabriel Thelles en a produit un très-grand nombre, quoiqu’il n’y en ait d’imprimées que cinq vol. chacun de douze Comédies. Il en est ainsi des autres à proportion. Aussi le théatre espagnol est-il la source où plusieurs de nos tragiques & de nos comiques les plus estimés ont souvent puisé.

C’est ce qui engagea M. le Sage a publier en 1700. in-12. le Théatre Espagnol, ou les meilleures Comédies des plus fameux Auteurs espagnols, traduits en françois. Ce titre est sans doute trop pompeux ; car le traducteur n’a donné que deux piéces & ne s’est pas même attaché à être littéral. Les Espagnols ont, dit-il, des façons de parler qu’on ne me blâmera pas d’avoir changées. Tantôt ce sont des figures outrées qui font un galimatias des termes pompeux de ciel, de soleil & d’aurore ; tantôt ce sont des saillies du Capitan Matamore, des mouvemens rodomonts qui ne laissent pas véritablement d’avoir de la grandeur & de la force, mais qui sont trop opposés aux usages, pour qu’ils puissent être goûtés des François.

Le traducteur a donc adouci ce qui lui a paru trop rude ; mais il n’a pas travesti ses acteurs à la françoise. Il a voulu qu’on pût toujours reconnoître à leur maniere de penser & de parler, qu’ils étoient nés sous un autre ciel que le nôtre. Quand il n’a pu sans supprimer des incidens qui lui ont paru agréables, consommer l’action en un jour, il en a pris deux. Pour l’unité de lieu, il n’a pas cru qu’il lui fût possible de la garder sans ôter le merveilleux, & sans tronquer les intrigues. L’auteur nous avoit promis de pousser ce travail beaucoup plus loin ; & en particulier, de nous faire connoître les Ecrivains dramatiques espagnols, & les obligations qu’il croit que nous leur avons ; il n’a pas tenu parole.

Nous ne devons pas regretter qu’il n’ait pas rempli sa promesse depuis que M. Linguet nous a donné son Théatre Espagnol, en 4. volumes in-12. 1770. Cet ouvrage est fait avec beaucoup plus de goût que celui de le Sage ; il y a un bien plus grand nombre de piéces, & on sçait quelle élégance, quelle pureté, quelle facilité, quelles graces le traducteur donne à tout ce qu’il touche.

M. du Perron de Castera avoit donné avant M. Linguet des extraits de dix Comédies de Lopes de Vega en trois brochures in-12. 1738. Ces extraits sont assez bien faits ; mais on vouloit avoir les piéces en entier, & c’est ce qu’on trouve dans le recueil de M. Linguet beaucoup plus ample & plus estimable.

Poëtes portugais.

De toutes les productions des Muses portugaises nous ne connoissons que la Lusiade du Camoens, Poëme héroïque sur la découverte des Indes orientales. Le fond de cet ouvrage n’est ni une guerre, ni une querelle de héros, ni le monde en armes pour une femme ; c’est un nouveau pays découvert à l’aide de la navigation. Après le début, le Poëte conduit la flotte portugaise à l’embouchure du Gange, décrit en passant les Indes occidentales, le Midi & l’Orient de l’Afrique, & les différens peuples qui vivent sur cette côte. Il entremêle avec art, dans le troisiéme & le quatriéme Chant l’histoire du Portugal. La mort d’Inés de Castro, femme du Roi Dom Pedre, qui fait partie de cette histoire, est racontée dans le troisiéme Livre, & ce morceau passe pour le plus beau du Camoens. Il y a, dit-on, dans Virgile, peu d’endroits plus attendrissans & mieux écrits.

La simplicité du Poëme est rehaussée par des fictions aussi neuves que le sujet. Mais il y en a où la décence est entiérement violée : telle est celle de cette isle enchantée où Vénus rend les Néréïdes amoureuses des Portugais. Les plaisirs les plus lascifs y sont peints sans voile. Un autre défaut de ce Poëme, c’est le peu de liaison qui regne dans toutes ses parties. Il ressemble au voyage dont il est le sujet. Les aventures se succédent les unes aux autres, & l’auteur n’a d’autre art que celui de les bien conter. Mais cet art est beaucoup, & il faut que ce Poëme soit plein de grandes beautés de détail, puisqu’il fait depuis deux cens ans les délices d’une nation spirituelle, qui certainement en connoît les fautes.

En 1735. M. du Perron de Castera nous a donné une traduction en prose de ce Poëme, dont le style est vif & nerveux, mais peu correct & trop coupé. Sa prose poétique qui dégénere quelquefois en vers héroïques, est semée de tems en tems d’expressions peu françoises. Sa traduction n’a pas paru toujours fidéle, & ses notes presque par-tout inutiles, sont très-souvent fautives.

§. III.

Poëtes anglois.

L E commerce que nous avons avec les Anglois, l’étude qu’on fait de leur langue, le zéle de nos Ecrivains pour traduire leurs ouvrages, sont autant de voies qui nous ont facilité la connoissance du goût & du génie de leur poésie. Leurs versificateurs ont de grands défauts ; mais ils ont aussi de grandes beautés. Nos productions poétiques sont beaucoup plus châtiées & plus régulieres que celles des Anglois. Mais en général les leurs doivent être plus cadencées & plus remplies de ce feu, de cet enthousiasme qui constitue le caractère de la Poésie, & en particulier celui des Poëtes que je vais faire connoître.

Milton.

Le Paradis perdu de Milton est peut-être le seul Poëme anglois où l’on peut trouver dans un parfait degré cette conformité qui satisfait l’esprit, & cette variété qui rejouit l’imagination. Tous les épisodes de ce Poëme sont comme des rayons qui tendent au centre d’un cercle parfait. Quelle est la nation à qui l’entrevue d’Adam & de l’Ange ne plairoit pas ? Comment n’être pas charmé des traits hardis avec lesquels est représenté le caractère rusé, intrépide & impitoyable de satan ? Qui n’admireroit pas sur-tout cette sublimité & cette sagesse avec laquelle Milton peint l’Etre suprême, & la majesté avec laquelle il le fait parler. Il semble faire un portrait fidéle & parfait de la toute-Puissance divine, autant qu’il est possible à la foiblesse humaine de s’élever jusqu’à elle au travers de cette poussiere, qui comme un nuage nous environne de toutes parts. Les Payens & quelques enthousiastes féroces représentent Dieu comme un tyran cruel. Le Dieu de Milton est un créateur & un juge ; mais sa justice ne détruit point sa bonté. Son pouvoir suprême ne nuit point à la liberté de l’homme. Ses peintures sont si vives, qu’elles enlevent l’ame du lecteur. Milton en ce point & en plusieurs autres, est autant au-dessus des anciens Poëtes, que notre Religion est au-dessus des fables payennes. Mais il a sur-tout un droit incontestable sur l’admiration universelle des hommes, lorsque de ce haut point où il s’est élevé, il descend à la description naturelle des choses humaines. Où trouver des images plus grandes, plus sublimes, une poésie plus mâle, plus énergique, des idées plus neuves, plus hardies ? Milton est peut-être celui des Poëtes qui a le plus éprouvé cette ivresse, ce délire poétique qui transporte l’homme hors de lui-même & faisant taire sa raison, ou souvent même en la troublant, lui fait produire presque dans le même moment du sublime & du bizarre. Ce n’est en effet qu’aux écarts d’une raison troublée que l’on peut attribuer la triste extravagance de plusieurs peintures du Paradis perdu. Les murailles d’albâtre qui entourent le Paradis terrestre, les diables qui, de géans qu’ils étoient se transforment en pygmées pour tenir moins de place au conseil, dans une grande salle toute d’or, bâtie en l’air ; les canons qu’on tire dans le ciel, les montagnes qu’on s’y jette à la tête ; des Anges à cheval qu’on coupe en deux, & dont les parties se rejoignent soudain ; tant d’autres extravagances n’ont cependant pas empêché qu’on compare Milton à Homere qui a aussi ses défauts, & qu’on le mette au-dessus du Dante, dont les imaginations sont encore plus extraordinaires.

Le Paradis perdu fut long-tems négligé à Londres ; & Milton mourut sans se douter qu’il auroit un jour de la réputation. Ce fut le Lord Sommers & le Docteur Atterbury, depuis Evêque de Rochester & mort en France, qui voulurent enfin que l’Angleterre eût un Poëme épique. Ils firent faire une belle édition du Paradis perdu. Leur suffrage encouragea pour l’entreprise. Depuis M. Addisson écrivit en forme pour prouver que ce Poëme égaloit ceux de Virgile & d’Homére. Les Anglois commencerent à se le persuader, & la réputation de Milton fut fixée. Mais en France ce Poëme singulier ne commença à être connu que par la traduction françoise qu’en donna M. Dupré de St. Maur, Maître des Comptes & depuis l’un des quarante de l’Académie françoise. Cette version parut en 1729. en 3. vol. in-12., & l’accueil qu’on lui fit alors, a obligé de la réimprimer plusieurs fois. Quoiqu’en prose, elle est écrite d’un style vif, brillant & qui approche de la poésie. Le traducteur n’a pas toujours suivi littéralement son original. Tantôt il en a adouci quelques traits, tantôt il en a retranché d’autres. Il en a supprimé quelques-uns, par exemple, dans le Livre neuviéme où la pudeur n’est point assez ménagée lorsque le Poëte fait la peinture des plaisirs que les premieres atteintes de la concupiscence font chercher à Adam & Eve après leur chûte. Mais il en reste toujours assez dans la traduction pour faire sentir que Milton, quoique chrétien, n’avoit pas sur cet article la même délicatesse que montre Virgile dans le cinquiéme Livre de son Enéide. M. de St. Maur a aussi épargné au lecteur la plûpart des détails dans lesquels le Poëte entre sur le chemin que le superflu des alimens prenoit dans les esprits célestes, comment il se dissipoit par la transpiration : & il y a d’autres imaginations encore plus extravagantes dans le Poëme anglois, dont quelques-unes n’ont point, avec raison, été traduites par l’Ecrivain françois. Il n’y avoit pas lieu de croire que ces suppressions fussent du nombre de ces morceaux que les gens de goût pouvoient regretter ; on s’étoit pourtant trompé dans cette conjecture.

M. Racine le fils n’a pas pensé comme le premier traducteur de Milton ; il a fait entrer toutes ses beautés & tous ses défauts dans la nouvelle version qu’il nous a donnée de ce Poëte sous ce titre : le Paradis perdu de Milton, traduction nouvelle, avec des notes, la vie de l’Auteur, un discours sur ces Poëmes, les remarques d’Addisson, & à l’occasion de ces remarques, un discours sur le Poeme epique, en trois volumes in-8°. 1755. Le traducteur rend son original avec fidélité. On désireroit seulement plus de force & d’élévation dans son style. Il ne suffisoit pas de traduire Milton mot à mot ; il falloit lui donner cet intérêt que M. Dupré de St. Maur a su lui prêter. Aussi sa traduction, quoique moins littérale, est préférable à celle de M. Racine.

Le Paradis reconquis qu’on trouve à la suite de la traduction de Racine, est un autre Poëme de Milton mis en françois par le P. de Mareuil, Jésuite, à Paris 1742. in-42. Cet ouvrage est bien inférieur au Paradis perdu. La fable de ce Poëme n’est pas plus épique que l’action, elle n’a ni fiction, ni nœud, ni incident, ni variété. Les quatre Chants dont il est composé, ne sont qu’un récit simplement historique, une espêce de paraphrase de ce que l’Evangile nous apprend sur les tentations de Jesus-Christ. Les faits, leurs circonstances, leur arrangement sont les mêmes dans l’histoire que dans le Poëme. De-là, cette monotonie de faits répandus depuis le commencement du Poëme jusqu’à la fin.

Milton jouit d’un honneur dont bien des Ecrivains seroient jaloux. Une Dame a donné parmi nous une imitation en vers de son Paradis perdu, c’est Madame du Bocage connue avantageusement sur notre Parnasse. Elle a prêté son style au Poëte Anglois, & l’a fait parler avec autant de pureté que d’élégance. Cette imitation se trouve dans le recueil de ses œuvres imprimées à Lyon en trois vol. in-8°.

Butler.

Il y a de lui un Poëme traduit en vers françois en 1756. en trois volumes in-12. Il s’appelle Hudibras. C’est un ouvrage tout comique, & cependant le sujet est la guerre civile du tems de Cromwel. Le Poëme d’Hudibras, dont je vous parle, semble être un composé de la satyre menippée & de Dom-Quichotte. Il a sur eux l’avantage des vers, il a celui de l’esprit. La satyre menippée n’en approche pas ; elle n’est qu’un ouvrage très-médiocre. Mais à force d’esprit, l’auteur d’Hudibras a trouvé le secret d’être fort au-dessous de Dom-Quichote. Le goût, la naïveté, l’art de narrer, celui de bien entremêler les aventures, celui de ne rien prodiguer valent bien mieux que l’esprit. Aussi Dom-Quichotte est lu de toutes les nations, & Hudibras n’est guéres lu que des Anglois.

Pope.

Ce Poëte, le premier qui ait réuni en Angleterre la force du style à l’élégance des expressions, est aussi célébre en France que dans sa patrie. “On peut le traduire, disoit M. de Voltaire en 1730., parce qu’il est extrêmement clair, & que ses sujets pour la plûpart sont généraux & du ressort de toutes les nations.” Il a été traduit en effet, & nous avons tous ses ouvrages en françois, imprimés en Hollande en 7. vol. in-12. On a rassemblé dans ce recueil, mal digéré, le bon comme le mauvais, & les traductions les plus élégantes, ainsi que les plus plattes.

Une des principales productions de Pope est l’Essai sur la critique. C’est un Poëme didactique, rempli de préceptes & de regles, où les observations se suivent, comme dans l’Art poétique d’Horace, sans cette régularité méthodique qu’on eût exigée d’un Ecrivain en prose. Cet ouvrage a été traduit en françois par M. de Silhouette qui s’est attaché à la fidélité littérale & a été imité en vers par Mr. l’Abbé du Resnel. Quoiqu’il y ait dans la traduction de celui-ci un très-grand nombre de très-beaux vers, rien néanmoins n’y attache l’esprit, parce qu’on n’y trouve aucun ordre, aucune liaison, aucune analogie dans les pensées ; & en cela la copie ressemble parfaitement à l’original.

L’essai sur l’homme du même Ecrivain, est bien supérieur à son essai sur la critique par le grand nombre d’idées neuves, élevées, hardies, exprimées d’une maniere vive & énergique, mais quelquefois trop concise, source de fatigue pour le lecteur. Ce qui paroît obscur, n’est peut-être qu’extrêmement profond ; & l’on peut appliquer à M. Pope la réponse que Socrate fit à Euripide, qui lui demandoit son sentiment sur les écrits d’Héraclite : Ce que j’entends est plein de force, je crois qu’il en est de même de ce que je n’entends pas. Cette apparente obscurité vient autant du sujet, que de la maniere dont il est traité. Nous avons trois traductions de cet ouvrage. Celle de M. de Silhouette est estimable par la force & par l’élégance de son style.

La traduction en vers par M. l’Abbé du Resnel, est une preuve de la ressource qu’un homme d’esprit & de goùt peut trouver dans l’élégante clarté & dans la douce énergie de notre langue ; mais son but semble avoir été plûtôt de se faire lire par les François qui exigent l’ordre & la clarté dans un ouvrage traduit, que de laisser à son auteur l’air étranger qui ne peut souvent lui être conservé qu’aux dépens de la justesse & de la saine élocution.

Enfin M. Millot a donné une troisiéme traduction de l’Essai sur l’homme en 1761. in-12. qui passe pour aussi élégante que fidéle.

La Boucle des cheveux enlevée, Poëme bien différent de l’Essai sur l’homme, est parmi les Anglois ce que le Lutrin est parmi nous ; si ce n’est qu’il est, ce me semble, plus enjoué & plus galant. On trouve dans ce petit Poëme de l’invention, du dessein, de l’ordre, du merveilleux, de la fiction, des images & des pensées ; en un mot, ce qui constitue la vraie poésie. On y remarquera un comique riant, fort éloigné du fade burlesque, des allusions satyriques, sans être offensantes, des plaisanteries hardies sans être trop libres ; & des railleries délicates sur le beau sexe, peut-être plus capables de lui plaire, que toutes les fleurettes de nos Madrigaux & de nos bucoliques modernes.

L’Abbé des Fontaines a traduit ce Poëme en prose, & M. Despreaux, de l’Académie d’Angers, l’a mis en vers. On trouve ces deux versions dans l’édition des œuvres de Pope que nous avons indiquée. On y trouvera aussi un grand nombre d’autres ouvrages dont il est inutile de faire le détail, parce que ce recueil est fort commun.

Glover.

Cet auteur est connu par un Poëme intitulé Leonidas. L’action de ce Roi de Sparte, qui à la tête de trois cents Lacédémoniens, disputa à Xerxès, Roi des Perses, le passage des Thermopyles, fit l’admiration de son tems, & passe encore pour un des plus beaux monumens du tendre amour que l’on doit à sa patrie. A l’aide de quelques fictions, cette action héroïque a fourni le sujet de l’ouvrage de M. Glover. Ce n’est pas proprement un Poëme épique. Il n’y a ni prodiges, ni enchantemens, ni monstres, ni divinités, ni allégories, & l’on n’y trouve aucune de ces machines qui constituent l’essence de l’Epopée. Glover, plus Philosophe que Poëte, a préféré à ce merveilleux qui saisit l’imagination, les idées & les sentimens qui instruisent & qui touchent. Les caractères sont ordinairement assez variés. Celui de Leonidas est très-beau, mais en général on trouve dans ce Poëme plus d’esprit que de goût. Il a été traduit en françois en 1737. in-12., & cette version a eu moins de succès à Paris, que l’ouvrage original n’en avoit eu en Angleterre.

Young.

Ce Poëte est infiniment célébre parmi nous par ses Pensées nocturnes, que M. le Tourneur a si bien traduites sous le titre de Nuits d’Young 1769. deux vol. in-8°. Le faux bel esprit y regne bien souvent, la pensée ne roule quelquefois que sur un jeu de mots ; enfin les idées les plus ingénieuses y sont ressassées jusqu’au dégoût. Mr. d’Young est comme Ovide ; il n’abandonne une figure qu’après l’avoir dépouillée. Malgré cela, il faut convenir qu’on y trouve des élans de génie supérieur en quelque sorte aux forces humaines ; on y rencontre plusieurs tableaux admirables tels que la description de la mort ; l’épitaphe d’un homme qui quitte le monde, satan sortant de ses prisons au jour du jugement. L’ame de Milton elle-même respire dans ces morceaux & dans un petit nombre d’autres.

Thompson.

Les Saisons de Thompson ont autant réussi en France qu’en Angleterre. Les charmes de la vie champêtre y sont peints avec les couleurs les plus vives & les plus naturelles.

Poëtes tragiques Anglois.

Shakespear, le créateur du Théâtre Anglois & Poëte par la seule inspiration de la nature, a toutes les qualités du génie. Il est original, vrai, sublime, pathétique. Mais, comme jamais l’art & les écrits de l’antiquité ne furent l’objet de ses études, il a aussi tous les vices de l’ignorance & du mauvais goût. Ses Drames sont monstrueux pour la forme, sans unité dans le dessein, sans moralité dans l’action, sans bienséance dans les détails. Son langage est incorrect, obscur, rempli d’expressions populaires ; souvent bas dans le familier, & enflé dans le noble. Mais un de ses défauts les plus remarquables, est son goût pour les jeux de mots. Il n’y a rien qu’il ne sacrifie au plaisir de faire une mauvaise pointe. C’est pour lui, dit un de ses commentateurs, la pomme d’or qui le détourne sans cesse de sa route, & lui fait manquer son but.

Dryden est plus connu & plus estimé que Shakespear ; il est regardé comme le Poëte le plus fécond de l’Angleterre, mais il est plein d’inégalités & de négligences. Il avoit l’esprit très-facile, & il abusoit de cette facilité. On a de lui un grand nombre de Tragédies & de Comédies.

Le premier Anglois qui ait fait une piéce raisonnable, & écrite d’un bout à l’autre avec élégance, est l’illustre Addisson. Son Caton d’Utique est un chef-d’œuvre pour la diction, & pour la beauté des Vers. Le rôle de Caton est fort au-dessus de celui de Cornelie dans le Pompée de Corneille ; car Caton est plus grand sans enflure & Cornelie, qui d’ailleurs n’est pas un personnage nécessaire, vise quelquefois au galimatias.

Les Poëtes comiques d’Angleterre sont Vicherlei qui connoissoit parfaitement les vices & les ridicules du grand monde, & qui les peignoit du pinceau le plus vrai & le plus ferme ; le Chevalier Vambrug qui a fait des Comédies encore plus plaisantes, mais moins ingénieuses ; Congreve qui n’a fait que peu de piéces, mais toutes excellentes ; le Chevalier Steele un des auteurs du spectateur ; Cibber moins connu en France, mais estimé en Angleterre, &c. &c. &c.

On apprendra à mieux connoître ces auteurs & on lira même une partie de leurs ouvrages dans le Théâtre Anglois que M. de la Place donna en 1748. en huit vol. in-12. Cet ouvrage fait sur le modèle du Théâtre des Grecs du P. Brumoi, a été lu avec plaisir & peut l’être avec fruit par ceux qui veulent travailler pour la scène. On sçait que M. de V. a souvent imité les Poëtes Anglois & les a même traduits quelquefois. Sa Tragédie de la mort de César offre plusieurs morceaux du Jules-César de Shakespear. Il est vrai que ce Poëte a réuni dans cette piéce les puérilités les plus ridicules, & les morceaux les plus sublimes. M. de V. a évité ce bizarre contraste. Il a fait de la piéce angloise le même usage que Virgile faisoit des ouvrages d’Ennius ; il a imité de Shakespear les deux dernieres scènes, qui sont les plus beaux morceaux d’éloquence qu’il y ait au théâtre.

On peut consulter encore la traduction aussi fidéle qu’élégante de quelques Comédies angloises que M. Patu donna en 1756. Madame Ricoboni a aussi commencé un nouveau Théâtre Anglois qui peut beaucoup servir à la connoissance des nouveaux Poëtes dramatiques de cette nation. Sa version est plus fidéle que celle de M. de la Place, qui, lorsqu’il trouve dans les productions britanniques des images ou des expressions basses & ridicules, a soin de rectifier l’original.

Autres Poëtes Anglois.

Il est difficile dans un ouvrage aussi ferré que celui-ci d’entrer dans un long détail sur tous les fruits du Parnasse Britannique. Ceux qui voudront connoître la plûpart de leurs Poëtes ne manqueront pas de lire l’Idée de la Poésie Angloise, ou traduction des meilleurs Poëtes Anglois, qui n’ont point encore paru en notre langue, par M. l’Abbé Yart, in-12. six vol. 1749. 1754. Les changemens que le traducteur a fait à beaucoup de piéces, rend la lecture des ouvrages anglois beaucoup moins désagréable ; mais cette réforme empêche qu’on ne se forme une idée juste de la Poésie angloise. Les traducteurs sont comme les peintres de portraits ; ils peuvent embellir la copie, mais elle doit toujours ressembler à l’original. Il faut cependant dire pour la justification de M. l’Abbé Yart qu’il a soin d’avertir dans ses notes des changemens qu’il a faits dans le texte. Ces notes placées au bas de la traduction, sont peut-être en trop grand nombre ; mais en général la critique qu’elles renferment est judicieuse ; & son recueil est très-curieux par le choix & par la variété des piéces.

§. IV.

Des poëtes allemands.

LA Poésie de choses & de style est aujourdhui très-florissante en Allemagne. Pendant que l’abus de la Philosophie, l’esprit & l’affectation, dit M. l’Abbé Arnauld, corrompent la Poésie parmi nous, elle respire la simplicité, la noblesse, le naturel & la vérité parmi les Allemands. Nous ne peignons que nos idées & nos caprices ; ils peignent la nature. Nous ne nous occupons qu’à nous faire voir, qu’à nous faire sentir ; ils s’oublient entiérement pour ne montrer que la chose qu’ils imitent. Nous courons après les traits sentencieux, ils mettent tout en sentiment.

On a traduit depuis quelque tems beaucoup de productions des Muses germaniques. Sans parler du Choix des Poésies Allemandes, publié par M. Huber, en 1766., en 4. vol. in-12., & d’un autre choix de Poésies philosophiques & agréables, traduites de l’Anglois & de l’Allemand, imprimé à Avignon en 1770. en deux volumes in-12. ; nous avons beaucoup d’écrits particuliers qu’on a fait passer dans notre langue. Les ouvrages poétiques de M. Haller ont paru en 1752. en un vol. in-8°. Cet auteur unit les talens de Lucrèce & d’Anacréon, Poëte philosophe, Poëte sublime, Poëte galant ; grand homme dans les différens genres qu’il a cultivés.

Les Satyres de Rabener, traduction libre de l’Allemand, par M. du Jardin en 4. vol. in-12. en 1754. renferment quelques bonnes plaisanteries & beaucoup plus de froides railleries & de bons mots sans sel.

On a mieux accueilli la Mort d’Abel, Poëme en cinq Chants traduit de l’Allemand de M. Gessner, par M. Huber, in-12. 1760. Tout est admirable ici, l’auteur & l’ouvrage. L’auteur est un Imprimeur de Zurich en Suisse, qui réunit au talent d’écrire & d’imprimer celui de graver en cuivre. On avoit déjà de lui un Roman pastoral intitulé Daphnis, traduit en 1764. en deux vol. in-12., avec son Poëme intitulé le Premier Navigateur, & des Idiles qui ont été aussi mises en françois. Tous ses ouvrages sont remarquables par ce caractère de vérité, de simplicité & de naturel qui sont le sceau du génie. Le Poëme de la mort d’Abel, excellent dans son genre, est au Paradis perdu de Miltron au moins ce que Télémaque est à l’Odyssée.

On nous a donné aussi la Mort d’Adam, Tragédie traduite de l’Allemand de M. Kiopstock, avec des réfléxions préliminaires, in-12. 1762., par M. l’Abbé Romans. Cette piéce est intéressante par le sujet, par la simplicité de l’action & du plan, par la régularité de la marche & par quelques situations touchantes.

Les Métamorphoses, Poëme héroï-comique, traduit de l’Allemand de M. Zacarie, est l’ouvrage de la jeunesse & le coup d’essai d’un Poëte déjà bien connu chez nous, & distingué par ses productions. C’est une satyre ingénieuse sur les coquettes & les petits maîtres, en quatre Chants, & dans le goût de la Boucle enlevée de Pope.

La Gazette littéraire, dirigée par deux hommes d’un sçavoir très-varié & d’un goût très-délicat, renferme divers morceaux, traduits de l’Allemand, dignes d’être lus, & fait connoître d’ailleurs plusieurs Poëtes dont je me dispenserai de parler.

§. V.

Des poëtes chinois.

ON nous parle tant de ce peuple depuis quelque tems, qu’il ne sera pas inutile d’indiquer les Livres qui peuvent donner une idée de leur poésie. Je m’arrêterai principalement à l’éloge de la Ville de Moukden & de ses environs : Poeme composé par Kienlong, Empereur de la Chine & de la Tartarie actuellement regnant, accompagné de notes curieuses sur la Géographie, sur l’histoire naturelle de la Tartarie orientale, & sur les anciens usages des Chinois. On y a joint une piéce de vers sur le Thé, composée par le même Empereur. Ouvrage traduit en françois par le P. Amiot, Missionnaire à Pekin, & publié par M. de Guignes, à Paris in-8°. 1770. Ce livre est infiniment curieux par toutes les notions historiques, géographiques, physiques & littéraires sur la Chine & la Tartarie qu’il renferme, ainsi que par la singularité du sujet, de la matiere & de l’auteur.

Les Chinois ont aussi des Tragédies ; mais elles sont fort différentes des nôtres. On peut en juger par la piéce intitulée le Petit Orphelin, que le Pere du Halde nous a donné d’après la traduction du P. de Premare. Ce Drame est entremêlé de Chants, placés dans les endroits où il s’agit d’exprimer quelque grand mouvement de l’ame. La regle des trois unités n’y est pas observée ; c’est une histoire mise en dialogue, dont les différentes parties sont autant de scènes détachées, qui n’ont d’autre liaison que celle qu’ont entr’elles les actions particuliéres exposées par la suite de cette histoire. Il s’agit dans cette Tragédie informe des aventures d’un enfant depuis sa naissance jusqu’à ce qu’il eut vengé ses parens ; ainsi l’action de la piéce dure environ vingt ans. M. de V. en a profité dans son Orphelin de la Chine ; mais en corrigeant les irrégularités barbares de l’original.

On pourra prendre aussi une idée de la poésie chinoise dans une espêce de Roman, traduit par M. Eidous, sous ce titre : Hau-Kiou-choan, histoire chinoise, à Lyon 1766. en quatre parties in-12. Il y a divers morceaux traduits d’après les Poëtes de la Chine. On y trouve de l’enthousiasme, de l’imagination, de l’allégorie, des figures qui rendent le style plus animé ; mais y trouve-t’on de la majesté, de la régularité, de la bienséance ? Il s’en faut bien. L’imagination chinoise ressemble beaucoup à celle des orientaux & n’en vaut pas mieux.