Chapitre II.
Du sens et de la valeur des mots
Il n’y a point d’idée à laquelle ne corresponde un mot où elle s’incorpore et
s’incarne. Les plus légères nuances de la pensée, les plus fugitifs mouvements de la
sensibilité peuvent être rendus par le langage : tout ce qui peut être senti, peut
être nommé. Même où manquent la raison et la conscience, les vagues appréhensions et
les confuses agitations des sentiments trouvent des termes pour s’exprimer. Par les
mots, l’intelligence a prise sur l’inintelligible, et définit l’infini. Quand Pascal
s’abîme dans la méditation de l’immensité des espaces, quand son imagination est lasse
et sa pensée impuissante, la langue lui fournit encore des signes capables de
représenter l’inconcevable : « C’est une sphère infinie dont le centre est
partout, la circonférence nulle part. »
Formule vide de sens littéral, mais
évidente et substantielle pourtant : sorte d’expression algébrique qui soumet l’infini
à la même notation que le fini, et qui, par une combinaison de termes positifs et
négatifs, arrive à donner la mesure de l’incommensurable.
Comment la langue possède-t-elle cette capacité illimitée ? Les idées sont innombrables : le nombre des mots est restreint ; le dictionnaire de l’Académie en contient environ 27 000. Il ressort évidemment de là que les idées qui ont un équivalent fixe et permanent dans un mot du dictionnaire sont le petit nombre. La plupart du temps, la pensée s’exprime par des combinaisons passagères de termes qui se limitent réciproquement et projettent les uns sur les autres le reflet de leur couleur. Ainsi sont comblés les intervalles que le dictionnaire semble laisser entre les mots, et la langue a une infinie dégradation de teintes pour rendre l’infinie modification des idées et des sentiments.
Celui qui exploiterait le vocabulaire comme on exploite une carrière pour en tirer des pierres, qui prendrait les mots comme des blocs d’invariable dimension, de poids immuable, inaltérables et résistants, qu’on n’a qu’à poser côte à côte et par assises successives, n’écrirait jamais que sèchement, lourdement et sans justesse. Le sentiment du style est précisément le discernement délicat de l’élasticité des mots : il faut posséder, par un don naturel ou une patiente étude, le secret de cette sorte de manipulation chimique, qui, par la combinaison des mots, change la couleur, le parfum, le son, la nature même de chacun d’eux et peut obtenir un tout, homogène et simple en apparence, où les éléments associés n’ont souvent gardé aucune de leurs propriétés individuelles.
Le dictionnaire donne le sens des mots. Mais ce sens propre et exact n’est pas, tant s’en faut, adéquat à leur valeur. De même que la définition d’une espèce ne donne que les caractères communs à tous les individus de l’espèce, et de même que ces caractères communs ne peuvent jamais se présenter isolés, mais s’accompagnent toujours de caractères individuels qui sont infiniment variables, de même la définition d’un mot ne donne que la portion de sens commune à tous les emplois que les écrivains ont fait de ce mot : à cela vient s’ajouter une valeur spéciale, qui résulte de la combinaison particulière où le mot est entré. Quand le philologue, outre le sens primitif ou général du mot, en note les acceptions dérivées ou particulières, il ne fait que ce que fait le naturaliste, qui divise une espèce en variétés et en races : il y a toujours un point où il faut s’arrêter, et les dernières subdivisions où l’on parvient réunissent toujours des individus qui ont des caractères communs et des caractères propres. De même, si loin qu’on pousse la distinction des sens d’un mot, on réunira toujours sous une même définition des exemples qui ne seront point du tout identiques, et qui modifient chacun à leur façon le sens commun à tous.
Le sens défini restant le même, le sens intelligible se diversifie à l’infini. Tantôt le mot s’atténue ou s’efface, tantôt il s’enfle ou reluit. Il transforme, déforme, rapetisse, grandit, colore de mille façons l’objet qu’il est chargé de présenter. Vingt fois par jour nous prononçons le nom de Dieu sans penser à Dieu. Quand Massillon, entamant l’oraison funèbre de Louis le Grand, nous dit : « Dieu seul est grandi mes frères », alors le nom de Dieu dresse l’idée même de Dieu dans nos cœurs. Racine fait dire à Burrhus :
Je parlerai, madame, avec la libertéD’un soldat qui sait mal farder la vérité.
Et Voltaire nous enseigne que :
Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.
Est-ce le même soldat que notre imagination se figure dans les deux vers ?
Jodelle mourant s’écrie au roi qui l’a employé et ne l’a pas nourri :
Qui se sert de la lampe, au moins de l’huile y met.
Leconte de Lisle écrit :
Seule la lune pâle, en éclairant la nue,Comme une morne lampe oscillait tristement.
Enfin Pascal invite l’homme à regarder le soleil, « cette éclatante lumière
mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers »
. Le mot, dans ces
trois cas, fait-il voir trois fois la même lampe à notre esprit ?
Les mots sont donc susceptibles d’une infinité de valeurs, dont le dictionnaire n’indique que la partie commune et en quelque sorte irréductible. Tout ce qui fait, à vrai dire, la physionomie individuelle du mot, vient de la place et de l’entourage : c’est là qu’il prend sa forme et sa mesure précises, s’étendant ou se ramassant selon l’espace accordé, grâce à son élasticité naturelle, et fixant dans un emploi unique sa multiple capacité.
C’est une des raisons qui obligent de condamner l’ancienne théorie du style noble :
elle attribuait aux mots un degré invariable d’énergie, et méconnaissait cette
pénétration réciproque, cette sensible communication, qui reflète sur les uns la
couleur des autres, et les imprègne de leur vertu. C’est ce qui fait aussi que la plus
belle poésie puisse se contenter du langage de tout le monde et de tous les jours, et
qu’« une douzaine de mots ordinaires, assemblés d’une façon ordinaire9 »
,
puissent ravir l’âme et la pénétrer jusqu’au fond.
Il y a des langues qui ont plus de sonorité ou d’éclat que le français. Qu’on le prenne dans le dictionnaire : la plupart des mots sont gris, muets, éteints. Mais aussi, quand on s’en sert pour la pensée, quand l’imagination ou le sentiment les assemblent, ils s’allument, et leur contact mutuel fait jaillir la lumière et sortir de fines nuances. Au lieu que les mots plus beaux des langues étrangères font obstacle à la pensée en lui imposant, quelle qu’elle soit, leur musique et leur teinte, le mot français, incolore, atone, ne garde qu’un sens net, où l’esprit aperçoit tous les effets, tous les usages dont il est capable ; il prend le relief, l’harmonie, la lumière, la chaleur, que l’idée réclame ; il s’amortit ou éclate, il prête ou emprunte sa flamme, infiniment souple et mobile, élastique et subtil comme le plus léger des gaz, malgré la précision rigoureuse de sa définition, qui, dans aucun emploi, ne s’altère ni ne s’obscurcit. Mais il n’offre pas à l’écrivain sa richesse ; il la cède : il ne faut point compter sur son soutien ; il faut le maîtriser et le dompter. Certaines langues portent leur homme, leur éclat dore les plus pauvres idées ; le français ne prête qu’aux riches. Il laisse aux faibles leur faiblesse, mais il ne manque jamais aux forts, et, quand on sait le prendre, il peut tout.