(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — C — article » pp. 493-499
/ 3404
(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — C — article » pp. 493-499

Chaussée, [Pierre-Claude Nivelle de la] de l’Académie Françoise, né à Paris en 1691, mort dans la même ville en 1754.

Quoiqu’on puisse faire remonter jusqu’à lui la vogue du comique larmoyant parmi nous, on auroit tort de l’en regarder comme l’inventeur. Ce genre de gloire, quand même il lui appartiendroit réellement, seroit des plus médiocres. Mais sans parler de Térence, où nous trouverions des scènes aussi touchantes & aussi pathétiques que dans les Pieces de M. de la Chaussée, on ne peut pas nier que les Poëtes qui ont précédé Corneille & Moliere n’aient composé une infinité de Drames de cette espece, qui ont toujours trouvé des contradicteurs parmi les gens de goût. Leurs Tragi-Comédies, leurs Comédies héroïques ne sont autre chose que les modeles qui ont dirigé M. de la Chaussée dans ses compositions. Toute la différence se réduit à un peu plus de dignité dans les personnages : là, ce sont des Rois, des Princes ou des Héros ; ici, des hommes d’un rang inférieur.

Cette différence ne sauroit donc être regardée comme une création. Tout ce qu’on peut dire avec les Panégyristes de M. de la Chaussée, c’est qu’il est le premier qui ait présenté avec succès ce genre bâtard sur notre Théatre. L’accueil fait au Préjugé à la Mode, où le comique partage la scene avec le pathétique, l’encouragea dans cette carriere, & depuis il n’est plus sorti de cette bigarrure monstrueuse qu’on auroit dû proscrire dès sa naissance. Moliere s’étoit bien gardé de donner dans un pareil travers ; son génie créateur, capable d’inventer ou de réhabiliter ce genre, s’il eût été dans l’ordre, rejeta toujours ce caractere de langueur qui dénature la Comédie.

Qu’on ne dise pas que c’est un nouveau présent qu’on a fait à notre Scène. Toute Production qui n’est pas d’accord avec la nature, est vicieuse par elle-même : eh ! quoi de plus éloigné de la nature, que des Pieces où les larmes & les ris semblent se disputer la préférence ? Quelque habile que soit un Auteur, il paroîtra toujours absurde de prétendre réunit dans même un sujet la tristesse & la joie. On peut bien nous présenter un Acteur ayant un pied dans le Cothurne, & l’autre dans le Brodequin ; mais tandis qu’on s’applaudira de cet accord bizarre, ce personnage n’en sera que plus ridicule aux yeux du goût & de la raison. N’est-ce pas se jouer en quelque manière de la sensibilité de notre ame, que de vouloir lui faire éprouver les contrariétés les plus choquantes, que de la tourmenter par des mouvemens forcés & pénibles, auxquels elle ne cede que malgré elle, & toujours pour un moment, parce qu’elle tend d’elle-même à l’ordre & à la liberté ?

Ne peut-on pas du moins admettre les Comédies purement attendrissantes, telles que Mélanide, qui n’offre point le monstrueux mélange de l’attendrissement & de la gaieté ? Tout y est intéressant d’un bout à l’autre ; & pourvu qu’on attache le Spectateur, peu importe, dira-t-on, par quel moyen on parvient à cet heureux effet.

Nous répondrons que la corruption du goût, le renversement des idées, l’amour de la nouveauté, ne seront jamais capables de justifier ce qui répugne à toutes les regles. On a vu Cénie & d’autres Pieces de ce caractere très-accueillies ; mais on n’en peut rien conclure en faveur du genre. L’homme éclairé, l’homme de goût, le sage Littérateur ne se laisse point entraîner aux applaudissemens de la multitude. Il fait juger des choses par les principes, & non par les succès ; il se rappelle, dans ces momens de délire général, que les alimens les plus contraires sont quelquefois agréables aux estomacs dépravés, que la disette ou l’amour de la nouveauté donne du prix à la médiocrité, au vice même ; & connoissant tout à la fois les sources de la bizarrerie dominante, de la nature des objets qui l’entretiennent, le génie de la Nation qui l’encense, il attend, & pourroit prédire avec certitude, le moment de la révolution qui doit guérir de cette frénésie.

C’est en vain qu’on abuse ; les regles développées par le goût, sont appuyées sur des principes invariables. La nature n’est point contraire à elle-même, & ce qui a été destiné de tout temps à exercer la Muse comique, ne sera jamais impunément le partage d’une Muse triste & larmoyante. On en revient toujours à l’origine des choses. Depuis Aristophane jusqu’à nous, le pinceau de Thalie n’a jamais été que le fléau du ridicule, & quiconque voudra lui donner un autre caractere, sera également proscrit & par Thalie & par ses vrais partisans.

Les anciens ont toujours respecté les limites qui séparent la Comédie de la Tragédie. C’est pour cette raison que César, aussi bon juge en fait de talens, qu’il étoit bon connoisseur en hommes, reprochoit à Térence de manquer de ce qui s’appeloit vis comica, c’est-à-dire, de cette vivacité de plaisanterie, de cette vigueur de ridicule, de ce ton pittoresque qui fait l’essence de la Comédie. Moliere, le César du Théatre, n’a jamais regardé comme bonne aucune de ses Pieces, quand elle n’étoit pas marquée à ce coin. Etoit-ce parce qu’il ignoroit que le Comique larmoyant existât ? Non : mais la richesse de son génie ne pouvoit que dédaigner ce qui est tout au plus la ressource du faux talent ou du talent médiocre.

M. de Chassiron s’est élevé avec force contre cette innovation théatrale, & a eu pour lui M. de Voltaire, qui se trouvoit même intéressé à la défendre, parce qu’il s’étoit laissé aller au torrent comme les autres. « L’Académicien de la Rochelle condamne avec raison, dit-il, tout ce qui auroit l’air d’une Tragédie Bourgeoise. En effet, que seroit-ce qu’une intrigue entre des hommes du commun ? Ce seroit avilir le Cothurne, ce seroit manquer à la fois l’objet de la Tragédie & de la Comédie ; ce seroit une espece bâtarde, un monstre né de l’impuissance de faire une Comédie & une Tragédie véritable. » Quoique M. de Voltaire ne fasse pas loi dans le genre comique, par le peu de succès de toutes ses Comédies, il grossit donc la foule de tous nos bons Littérateurs qui se sont élevés contre ces esprits médiocres, qui s’efforcent de rembrunir la Scène, ne pouvant l’égayer. Les deux Corneille, Moliere, Racine, Despréaux, Rapin, Regnard, Destouches, Boissy, l’Abbé Desfontaines, Piron, Palissot, & mille autres, n’ont reconnu qu’un seul genre de Comédie, qui consiste dans l’exposition des vices & des ridicules à dessein de les corriger ; & ces noms respectables, en fait de législation littéraire, valent bien ceux des Diderot, des Marmontel, des Beaumarchais, des Merciers, & des Sedaine.

Que peut-on faire, après cela, en faveur de M. de la Chaussée ? Rendre justice à ses talens, regarder le Préjugé à la Mode, Mélanide, l’Ecole des Meres, la Gouvernante, comme des Pieces qui méritent de l’indulgence, parce qu’elles sont en vers, & en très-beaux vers ; les préférer à tout ce qu’on a fait de plus supportable en ce genre depuis lui, en soutenant toujours que ce genre est condamnable, & que les Prosateurs qui ont voulu marcher sur ses traces, n’ont pas, à beaucoup près, les mêmes talens, pour espérer les mêmes égards.