Théophile Gautier.
Fortunio — La Comédie de la Mort.
M. Théophile Gautier n’est pas du tout sorti de la même école que M. Portoul ; non-seulement il se raille volontiers de la direction humanitaire dans la critique ou dans l’art, mais il se passe très bien, dans l’une et dans l’autre, d’un point de vue moral et d’un but utile quelconque ; il lui suffît en toutes choses de rencontrer ou de chercher la distinction, la fantaisie, l’éclat, la rareté de forme ou de couleur. Il est de ce qu’on appelle l’école de l’art pour l’art, et il en a même poussé quelques-uns des principes dans l’application avec une rigueur et une nouveauté qui lui font une place à part. M. Théophile Gautier était trop jeune, avant 1830, pour se produire dans le premier mouvement de la poésie romantique ; mais il entra et persévéra en cette ligne, lorsque plusieurs l’abandonnaient ou songeaient du moins à en modifier le développement. S’occupant d’abord de peinture, vivant avec plusieurs amis, poêles, peintres, sculpteurs, de la pure vie d’atelier, il en eut les préoccupations exclusives, le genre sans nuance, et, qu’il nous permette de le dire, quelques-unes des singularités extrêmes, en même temps que l’émulation sérieuse, les études sincères, l’ardeur et l’audace d’esprit. Quoiqu’il soit toujours délicat de juger ses confrères et successeurs, surtout en ce métier irritable de poésie, quoique à l’égard de M. Théophile Gautier notre rôle de juge et de donneur de conseils puisse sembler encore plus délicat, puisqu’on a bien voulu mêler de loin notre nom et notre exemple à son talent, il y a quelque chose qui met à Taise, c’est un sentiment envers lui et envers ses mérites poétiques, un sentiment de bon vouloir équitable, dont nous sommes sûr et dont nous espérons, malgré quelque sévérité, qu’il ne doutera pas. Il sortit donc de ces années préparatoires avec un renfort de couleur, une science de tons et une décision d’images à tout prix, qui, après quelques essais moins remarqués, ont trouvé enfin leur cadre et leur jour : dans l’école, aujourd’hui renouvelée, de M. Hugo, M. Théophile Gautier est au premier rang.
Son livre de poésie, qui le classe véritablement, La Comédie de la Mort, s’intitule ainsi, non-seulement à cause de la première pièce qui porte ce titre particulier, mais aussi, sans doute, à cause d’une impression générale de mort qui réside au fond de la pensée du poète, qui ne le quitte pas même aux plus gais moments, et qui ne fait alors que le convier à une jouissance plus vive de cette terre et de ses couleurs. C’est, après tout, la même idée qu’on sait familière à Horace et aux poètes épicuriens : Eheu ! fugaces, Posthume, Posthume… ; mais, au lieu d’être exprimée sur le mode de l’inspiration antique, cette pensée prend, chez. M. Théophile Gautier, la forme gothique et romantique ; et elle s’apparente directement aux peintures d’Orcagna ou d’Holbein, aux moralités des xiv et xve siècles.
La première pièce, qui est la plus considérable, a de la profondeur, et si le poète n’avait réservé qu’à de tels sujets sa plus grande vigueur et sa crudité de tons, on n’aurait que peu de reproches à lui faire ; ici du moins, il y a proportion entre l’expression et l’idée. Dans son premier point de vue intitulé la Vie dans la Mort, le poète, errant le 2 novembre dans un cimetière, y suppose la vie non encore éteinte, et essaye de se représenter les tourments, les agonies morales, les passions ulcérantes de tous ces morts, si, vivant encore d’une demi-existence, ils pouvaient sentir et savoir ce qui se continue sans eux sur la terre :
Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marqueQu’au dos de l’océan le sillon d’une barque ;Que l’on est mort pour tous ;Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient,Et qu’un saule pleureur aux longs bras qui se plientSeul se plaigne sur vous.
Tout ce qui suit, d’une énergie croissante, a sa vérité funèbre ; le dialogue du ver et de la trépassée, l’apparition de Raphaël dont le masque se ranime et profère contre le siècle des cris d’anathème et de désespoir, ces scènes fantastiques s’admettent dans la situation et dans le monde où l’auteur nous transporte ; on résiste d’abord à l’horreur, mais bientôt on y cède, tant les coups sont redoublés et souvent puissants. Le second point de vue, la Mort dans la Vie (et ces espèces de jeux de mots symétriques, vie dans la mort, mort dans la vie, sont bien dans le goût du moyen âge), présente une vérité réelle plus aisée à reconnaître, tout ce qu’il y a de mort et d’enseveli au fond de l’âme de ceux qui passent pour vivants :
Et cependant il est d’horribles agoniesQu’on ne saura jamais ; des douleurs infiniesQue l’on n’aperçoit pas.Il est plus d’une croix au calvaire de l’âme,Sans l’auréole d’or, et sans la blanche femmeÉchevelée au bas.
Toute âme est un sépulcre où gisent mille choses…
Dans le voyage à la Lénore, que fait ensuite le poète, il est bien à lui de nous présenter le vieux Faust qui, désabusé de la science où il n’a pu trouver le dernier mot, dit pour conclusion : Aimez, car tout est là ! tandis que don Juan, au contraire, désabusé de ses amours sans fin, renvoie à Faust ou à Salomon, et s’écrie : Étudiez, apprenez ! Mais on admet moins aisément que Napoléon, qui est ensuite évoqué, conseille Tityre et Amaryllis, et regrette de n’avoir pas été berger en Corse. La grande figure historique récente ne se prête pas à la palinodie morale comme ces êtres de fantaisie, Faust et don Juan, qui flottent, depuis des siècles, au gré de la tradition et des poètes.
En somme, la première et principale pièce du recueil de M. Théophile Gautier a, je le répète, profondeur et sincérité. Si elle reproduit tout à fait la mythologie et le fantastique des moralités et des peintures du moyen âge, elle n’en est pas un simple pastiche ; le manque absolu de foi et l’idée de néant qu’y jette l’auteur, en deviennent l’inspiration originale ; après tout, cette image physique de la mort, horrible, détaillée, continuelle, obsédante, ce n’est que celle qu’avaient les chrétiens de ces âges pieusement effrayés ; mais le poète, en prenant les images sans la foi, les éclaire d’une lueur plus livide, et qui les renouvelle suffisamment. Il a senti (certains de ses accents l’attestent) le mal qu’il a exprimé avec tant de violence ; l’angoisse du néant a passé par là.
Voilà pour l’éloge…32.