Le vicomte d’Arlincourt :
L’étrangère
Au commencement du treizième siècle, un descendant des anciens rois de l’Armorique, Arthur, comte de Ravenstel, avait atteint sa vingtième année. Son père mourant l’avait confié à un savant nommé Olburge, pour l’élever dans la solitude jusqu’à cet âge. Arthur, à son début dans le monde, se rend au château de Montholin en Bretagne, pour y épouser la jeune et belle Izolette à laquelle il est destiné sans la connaître. Izolette réunit tous les charmes et toutes les vertus ; elle aime Arthur dès le premier jour : mais elle n’a pas l’air assez mélancolique ni assez idéal ; et le jeune et bel Arthur, qui a été élevé par le philosophe systématique Olburge, dans tout le vague de théories hyperboliques, ressent pour elle je ne sais quel mécontentement. Il est vrai qu’il a vu, le matin, en passant près du fort de Karency, les croisées du donjon où vit la malheureuse Agnès de Méranie, épouse répudiée de Philippe Auguste, et qu’il soupire depuis ce temps sur Agnès, car il a conçu ses souffrances. Dès le lendemain donc il se rend à Karency, et s’introduit dans le château pour y voir la princesse ; mais, avide qu’il est de sensations fortes, il n’est point assez ému en la voyant ; il semble pressentir que celle qu’il a vue n’est qu’une fausse Agnès. Et, en effet, il y avait depuis quelque temps dans la contrée une femme mystérieuse, solitaire, vêtue de blanc, habitant une maison blanche : on l’appelait l’Étrangère. Que cette infortunée, qui n’est ni femme ni vierge, et qui pourtant n’est point coupable, soit la véritable Agnès, qui a trouvé moyen de courir les champs en laissant à sa place dans le donjon quelque amie complaisante, c’est ce que devine tout d’abord le lecteur qui sait tant soit peu son d’Arlincourt : mais c’est ce qu’Arthur ne saurait deviner ; et pourtant son cœur à tout hasard n’en préfère pas moins la proscrite de la vallée à l’héritière du château. Qu’on ne s’en étonne pas : l’Étrangère a plus de pâleur qu’Izolette ; elle a un sourire plus vague, sans parler de l’apparence de sublimité morale qu’elle présente. Bref, l’Étrangère aime Arthur et le repousse ; Izolette délaissée pleure et dépérit : quant au noble héros, il s’élève par tous les degrés de la démence aux plus horribles crimes, et finit par mourir suicide. L’Étrangère, ou plutôt la reine Agnès, car Philippe-Auguste la rappelle sur le trône, ne survit pas à son cher Arthur, et la pauvre Izolette va n’éteindre dans un couvent.
Telle est en somme la dernière production de M. d’Arlincourt, digne en tous points de ses aînées. Je parlerai peu du style ; tout ce qu’on en a déjà dit, il faudrait ici le redire. Remarquons seulement un singulier progrès : en voyant les inversions nombreuses, autrefois si chères à l’auteur, un journal qui a trop de sens pour ne pas en supposer aux autres, la Revue d’Édimbourg pensa que M. d’Arlincourt pouvait bien être le Cervantes du siècle, que ses romans n’étaient après tout que des critiques ingénieuses et voilées, et qu’en forçant la bizarrerie, il avait voulu faire honte au goût de ses contemporains : ainsi dans un autre genre, Machiavel, en professant le despotisme aux princes, n’avait fait, selon quelques-uns, que prêcher la liberté aux peuples. Désespéré d’un si injurieux éloge et d’une si insultante excuse, le noble auteur s’est vite empressé de s’en absoudre ; il a tout gardé dans sa manière, hors les inversions qu’il a courageusement sacrifiées ; il s’est condamné à être moins bizarre, de peur de paraître raisonnable : certes, M. d’Arlincourt n’est pas heureux, même quand il se corrige.
Mais tout cela n’est que ridicule ; et il y a pis que du ridicule dans ce déplorable délire du talent, qui trouve des enthousiastes, même des imitateurs, et qui se fait tirer à dix éditions et traduire en onze langues. C’est à quoi j’en voulais venir : l’éditeur, chose toute simple, a étalé dans une préface officieuse toutes les preuves authentiques de la gloire et du génie du grand homme calomnié ; il nous a représenté son illustre client se composant une bibliothèque de toutes les éditions, traductions, imitations de ses œuvres bien-aimées, impénétrable rempart contre l’envie ; il a parlé du goût pur, universellement reconnu au vicomte par les étrangers, et a écrit en lettres italiques l’admiration de l’univers. Mais il a rappelé, entre autres éloges indiscrets et malheureux, celui qui compare la popularité de M. d’Arlincourt à celle de Walter Scott ; et il a fini en signalant le but moral de l’Étrangère. Il y a là deux contre-sens qu’il importe de relever ; le jugement qu’on portera du livre en deviendra plus sérieux et plus sévère.
Et d’abord je m’abstiendrai de tout rapprochement entre Walter Scott et M. d’Arlincourt ; une comparaison entre ces deux hommes serait une dérision, et presque une profanation : j’indiquerai seulement ce qu’a fait sous le rapport historique l’auteur de l’Étrangère. La scène est au commencement du treizième siècle, notez l’époque ; et, quand il veut peindre son héroïne, il ne trouve d’autres images que celles d’Hélène, de Vénus, de Galatée et d’Eurydice ; Philippe-Auguste est l’Alcide français, l’Apollon de Lutèce. L’Étrangère, accusée d’un meurtre, est traduite au tribunal d’une abbaye ; elle entre, et l’on dirait une des Heures de la nuit. De telles citations ne tariraient pas ; c’en est assez pour montrer comment l’auteur traite le roman historique ; car il paraîtrait qu’il a eu la prétention d’en faire un, et de préluder ainsi à l’histoire, dont l’étude, nous dit-on, l’occupera désormais tout entier, mais on ne dit pas s’il écrira l’histoire de France.
Quant au but moral, de semblables productions ne sont bonnes qu’à égarer les imaginations affaiblies ; elles ne s’adressent pas aux esprits sains, et ne font que leur révéler une profondeur de démence qu’ils ont peine à croire et qu’ils ne comprennent pas. Non, il n’est pas permis d’avancer que plus d’un jeune homme lira ce livre avec finit : insensé, il le lira avec transport ; et, sage, avec dégoût. C’est qu’en effet ce qui est faux n’est jamais utile, et qu’au fond il y a quelque chose d’immoral et de pervers dans cette falsification de l’histoire qui ment sans pudeur à la vérité des traditions, et dans cette falsification bien autrement coupable de la nature humaine, qui la représente dégradée par d’indéfinissables passions, poussée au crime par je ne sais quel vertige sans objet, qui la calomnie en lui prêtant des désordres qui ne sont pas les siens, et qui n’est qu’une insulte, un attentat perpétuel aux lois éternelles et sacrées de la raison.