(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Appendice. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Appendice. »

Appendicea.

Voici la lettre que j’ai reçue de l’un des anciens élèves de l’École normale, contemporain de MM. Taine, About, et qui se trouvait encore à l’École après la retraite de M. Dubois, directeur, et sous le régime mortifiant de M. Michelle.

 

« La Flèche, le 5 juin 1864.

J’ai lu avec une grande émotion votre très vive et très exacte peinture de l’École normale de 1849 à 1852. C’est une période vraiment marquante dans son existence que celle de ces trois années. Taine lisait Kant et Spinoza pour se distraire et passait le reste de son temps à feuilleter ses camarades ; c’était son mot. About nous faisait de beaux contes pour rire, et dans ses moments graves étudiait Homère et la Bible, tout comme Bossuet. Les autres lisaient les journaux ou en faisaient, rimaient des chansons, dont quelques-unes sont restées populaires dans l’Université, lisaient Balzac, George Sand ou Proudhon. Nous étions rangés en deux camps, qui s’appelaient voltairiens et athées avec le même esprit de charité que les jeunes gens de l’autre révolution s’appelaient classiques et romantiques.

Les exercices les plus pacifiques de l’École devenaient des armes de guerre aux mains des deux partis. La dissertation prenait l’allure agressive, et le vers latin était séditieux. Quant au thème grec, il avait de brillants partisans, mais peu nombreux, parce que cette forme se prête mal à l’exposition des principes politiques et religieux. En résumé nous disputions beaucoup et nous ne travaillions guère…

Votre portrait de notre excellent professeur demi-gaulois est frappant de ressemblance et touché avec une grâce champenoise. Il est très-vrai que nous épargnions à M. Gérusez l’ennui de corriger nos devoirs, en les discutant devant lui. J’avoue même que j’ai été (pour parler la langue de M. Michelle) un des promoteurs et des instigateurs de cette utile innovation. Il arrivait bien quelquefois que tel élève, après avoir fait complaisamment la tâche d’un camarade paresseux, rendait compte lui-même de son œuvre et se critiquait aux dépens de son obligé : mais toutes les bonnes institutions ont leurs abus.

À ce propos me pardonnerez-vous, monsieur, à moi qui n’ai pas d’autre titre que mes obscurs souvenirs d’École, et dont la réputation est restée intra muros, de rappeler un trait assez piquant, où j’ai joué mon petit bout de rôle ?

Un de nos camarades nommé Vignon, avait fait un travail sur Louise Labé, dans lequel, en sa qualité de Lyonnais et de fervent catholique, il avait surfait beaucoup le mérite et surtout la chasteté de son héroïne. Je fis, au sortir de la conférence, ce petit pastiche, que, sur le conseil d’About et de Sarcey, je présentai à M. Gérusez comme une pièce authentique, omise à dessein par Vignon, dans un sentiment de patriotisme exagéré ; la voici

« Où me cacher, sans que Amour ne voye ?
Larron d’Amour, qui ha mon cueur en proye,
Et comme oyseau l’ha prins à la pipée.
Ha ! mauvais jour où je fus occupée
À veoir passer archiers et gens du roy !
Ha ! mauvais jour où la vile en esmoy
Portant ès cieulx chants et cris d’alégresse
Devers iceuix courut en grant liesse !
Dames, plaignez ma jeunesse perdue,
Fleur primtanière en sa tige mordue
Et desséchée ! Ha ! povre Lyonnoise,
Que ce voïage, hélas ! à ton cueur poise !
Tu has trop tost cogneu pour ton malheur
De ses yeux bruns le charme enmicltaur ;
Tu has trop tost en tes baisers de flame
Laissé füir sur ses lèvres ton ame.
Mais quoi ? Amour au berceau m’ha faict sienne
Comme jadis Sappho, la Lesbienne.
Ce fol Amour, archier de grant renom,
M’ha dans les camps de Mars, son compaignon
Faict enrober, moi gentille fillette
De seize hyvers, et m’ha donné sajette
De son carquois, et m’ha dict :
« Belle amie, Avec ce fer frape et n’espargne mie
Gents cavaliers ; cil que tu frapera,
Tant dur qu’il soit, je dys qu’il t’aimera. » —
Ainsi ha dict et juré sur sa foy ;
Mais n’ha pas dict « Il n’aimera que toi ! »

M. Gérusez lut la pièce du ton grave dont il nous disait dans la Chanson de Turold :

« Compaing Rolland, sonnez votre olifan ! »

Il fut ou parut être la dupe de cette espièglerie, reprocha à Vignon d’avoir omis ce texte important, reçut ses excuses et mit le manuscrit dans sa poche… »

En prenant sur moi de citer cette jolie lettre qui vaut mieux que tous les commentaires et qui en dispense, je ne puis m’empêcher de nommer et de remercier M. D. Ordinaire, trop modeste, et qui soutient si bien l’honneur de l’Université dans son enseignement comme professeur de rhétorique au Prytanée de La Flèche. Il a publié assez récemment, chez Hetzel, deux petits volumes sur la Rhétorique même et sur la Mythologie, et en rajeunissant par la forme des sujets dont le fond semble épuisé, il s’y montre plus dégagé de ton et plus alerte qu’on ne l’est volontiers dans l’Université, il n’a pas prétendu creuser, il s’est joué sans pédanterie à la surface : on sent un auteur maître de sa matière et qui en dispose à son gré. Je crois reconnaître, même dans le sérieux, l’homme d’esprit qui a fait l’espièglerie de Louise Labé.

Il n’y a pas de bonne édition sans errata. Au tome précédent, tome VII, page 39, ligne 23, une correction est à faire ; c’est à l’endroit où j’ai dit : « … Wood, arraché un moment aux Lettres, occupait, à cette date, le poste de sous-secrétaire d’État dans le ministère dont le comte de Granville était le président. » Il faut lire : « … dans le ministère dont le comte de Granville faisait partie à titre de Président du Conseil. » Cette dernière dénomination, en effet, n’a point, en Angleterre, la même portée que chez nous ; et même en ayant sous les yeux le texte de l’ouvrage de Robert Wood sur Homère, où le fait est raconté, et en n’y mettant rien du mien, je m’y étais mépris ; j’avais trop accordé à celui dont il était dit « qu’il présidait les Conseils de Sa Majesté ». Le ministre effectivement dirigeant était lord Bute. — Tant est vrai le mot que m’écrivait l’autre jour dans sa modestie un homme d’un beau nom et d’un vrai mérite, qui vient de donner une bonne édition de l’un des classiques épistolaires du xviie  siècle : « Je sens mieux de jour en jour combien il faut savoir de choses pour parler de n’importe quoi sans dire une bêtise ! ». Tout homme vraiment instruit, s’il est sincère, signerait cela.

Mais que ce soit ici, pour moi, l’occasion de remercier l’un de mes amis, M. P. Grimblot, à qui je dois cette correction ainsi que beaucoup d’autres remarques dont j’ai maintes fois profité ailleurs. M. Grimblot, qui, dans ses missions et ses fonctions consulaires à l’étranger, ne perd jamais de vue la littérature, non content de rapporter du fond de l’Orient toute une bibliothèque sanskrite et sacrée dont il vient d’enrichir, d’armer la science et l’érudition françaises, veut bien lire nos simples essais d’un œil à la fois vigilant et amical, et il m’a souvent aidé par ses bons avis à les rendre moins imparfaits.