(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre troisième. L’idée-force du moi et son influence »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre troisième. L’idée-force du moi et son influence »

Chapitre troisième
L’idée-force du moi et son influence

I. L’Idée du moi. — La synthèse psychique.

II. Influence de l’idée-force du moi. — 1. Comment cette idée devient un centre pour la volonté, pour l’intelligence, pour la sensibilité. Volonté de soi, affirmation de soi. satisfaction de soi. — Moi actuel et moi futur ; moi réel et moi idéal. Action du moi idéal. — 2. Le moi social, point de coïncidence entre l’individu et la société. Rôle des facteurs sociaux dans l’idée du moi. Comment le moi intellectuel et rationnel est un moi social. — 3. Comment l’idée de la simplicité du moi et celle de son identité tendent à se réaliser en se concevant.

I
L’idée du moi

On éprouve la même difficulté à construire la conscience continue avec des sensations qui, pour l’analyse abstraite, semblent détachées, qu’à construire une ligne avec des points, un mouvement continu avec des moments successifs. Il n’en est pas moins vrai que la nature réalise le mouvement, comme elle réalise la conscience : des deux côtés, c’est une réelle continuité ; seulement, dans la conscience, les positions successives du mobile vivant laissent une trace.

Imaginez une fusée sentante, lancée dans l’espace au milieu d’une foule d’autres fusées : chaque étincelle qui brille et meurt sera une sensation. Cette poussière lumineuse, comme telle, ne saurait former une conscience. Mais supposons, à l’intérieur de la fusée, un appareil optique et photographique capable de photographier toutes ses étincelles, tout son trajet brillant, et même le trajet des autres fusées : ce sera une sorte de mémoire, si la fusée sent à la fois sa lueur présente et les images affaiblies de ses lueurs passées, disposées selon une ligne fuyante. Tout cet ensemble se distinguera même de l’ensemble des impressions lumineuses venues des autres fusées : d’un côté sera le groupe du moi, de l’autre celui du non-moi. Sans doute il y a dans l’être vivant une liaison, une connexion intime qui n’existe pas, dans la fusée, entre les grains de poudre séparés qui s’enflamment successivement. Mais ce lien ne suppose pas nécessairement un centre indivisible, un être simple, une monade. La continuité et la réciprocité d’action existent partout dans la nature : c’est la grande loi et le grand mystère ; une fois ce point admis, une fois ce lien universel reconnu (ce qui est le fond même du déterminisme), les individus ne sont plus que des concentrations relatives de la sensibilité universelle. Les individus ne sont pas des séries de sensations détachées, des collections d’étincelles, mais ce sont des développements continus de sensations reliées entre elles.

La réflexion claire et distincte ne porte guère que sur un seul point à la fois, puis sur un second, puis sur un troisième, etc. ; d’où la forme sérielle que prend la conscience réfléchie. Par la vision directe, la conscience se voit une actuellement, avec un cortège vague de représentations passées ou à venir que saisit la vision indirecte. De plus, il y a fusion en nous des représentations et idées similaires, parfois même combinaison de représentations différentes. Enfin tout vient aboutir à l’idée du moi, comme les rayons au centre, et ce centre est un mobile toujours en progrès sur une ligne continue.

La synthèse psychique, qui est l’élément irréductible de la conscience, et dont l’idée d’un moi simple et identique est la personnification plus ou moins symbolique, a sa contre-partie dans la synthèse cérébrale. Il ne faut pas oublier que la constitution même du cerveau aboutit à une classification automatique des sensations, que Spencer a excellemment décrite. Chaque sensation, on s’en souvient, s’associe et s’agrège avec sa classe, son ordre et sa variété, grâce à l’irradiation des mouvements cérébraux dans les parties similaires qui produisent des impressions similaires. C’est une différenciation et une intégration spontanées qui empêchent chaque sensation de jamais demeurer isolée, de même que la constitution d’un instrument de musique ajoute toujours à chaque son des harmoniques qui lui donnent son timbre.

Quel que soit le fond dernier de notre être (ce qui est une question de métaphysique), ses déterminations caractéristiques sont, ou natives par l’effet de l’organisation, ou acquises par l’association des représentations et par la mémoire, qui tient elle-même à l’organisme. De là les déviations, erreurs et dédoublements morbides de la notion du moi. Ce n’est pas seulement, comme on l’a dit parfois, l’association des idées qui produit le moi : c’est la permanence du même organisme, du même système cérébral, avec les affections obscures qui en résultent continuellement. Le cerveau n’étant jamais tout d’un coup changé dans sa masse entière, il reste toujours dans l’état nouveau quelque chose de l’ancien. Le sentiment de la personnalité est un composé de tous nos souvenirs, qui répond à la masse durable de notre cerveau. Quand une maladie modifie plus ou moins profondément le mécanisme général des courants nerveux et leurs phénomènes d’induction réciproque ou d’aimantation mutuelle, on peut constater une nouvelle orientation des idées, qui tend à établir une seconde individualité sur la première. Les conditions physiologiques de cette direction nouvelle sont d’ailleurs inconnues ; on ne peut que la comparer avec la direction divergente qu’un simple mouvement des aiguilles imprime aux rails d’un chemin de fer, ou avec le simple mouvement de ressort qui, dans un orgue, fait succéder un registre à un autre, un air à un autre, ou mieux encore avec l’ouverture et la fermeture soudaine d’un courant électrique qui, dans le mécanisme d’une pile compliquée, produit ou suspend les inductions, aimantations, mouvements invisibles et visibles. Lorsque, dans l’état nouveau de la conscience, il reste encore un souvenir de l’ancien état, l’être s’apparaît toujours à lui-même comme un ; s’il y a une scission plus complète, il semble scindé en deux et peut alors attribuer à un autre ce qu’il a fait lui-même. Telle cette aliénée de Leuret, qui avait conservé la mémoire très exacte de sa vie jusqu’au commencement de sa folie, mais qui rapportait cette période de sa vie à une autre qu’elle120.

II
Influence de l’idée-force du moi

I. —
Quelle que soit la nature radicale du moi, il est certain que le moi est une idée, et une idée qui tend à se réaliser par cela même qu’elle se conçoit. Aussi a-t-elle une triple action : elle devient un centre pour la volonté, pour l’intelligence, pour la sensibilité ; elle se manifeste par la volonté de soi, par l’affirmation de soi, par la satisfaction de soi.

En premier lieu, il est incontestable que l’être animé, quel qu’il soit, se veut lui-même ; et s’il conçoit plus ou moins vaguement son moi (soit par une intuition profonde de sa vraie réalité, soit par une simple illusion d’optique), ses désirs et volitions se trouvent concentrés vers ce foyer intérieur- : le vouloir-vivre spontané devient une volonté réfléchie de soi-même. Par là l’être acquiert, dans la lutte pour la vie, une force nouvelle : au lieu de demeurer dispersées, ses tendances s’organisent vers un but conscient. L’être qui se veut et a conscience de se vouloir est supérieur, même sous le rapport de la puissance, à l’être dont la volonté n’est pas ramenée à un centre.

L’affirmation de soi est une seconde conséquence de l’idée du moi. Dès que cette idée est conçue, elle tend à se poser en face du milieu extérieur, et à se poser intellectuellement par l’assertion ou affirmation de l’individualité. L’enfant s’affirme ainsi dès qu’il se conçoit, et il s’affirme en pensée comme en acte. Je suis, et je suis moi, voilà ce qu’il se dit sous toutes les formes et ce qu’il traduit sans cesse dans ses actions, sortes d’affirmations visibles d’une personnalité naissante121.

Enfin, dans le domaine de la sensibilité, l’idée du moi tend à se réaliser elle-même en réalisant ce qu’on appelle la satisfaction de soi. L’être conscient veut se plaire à lui-même : dès qu’il a le sentiment de son moi réel, il conçoit une sorte de moi idéal qu’il veut réaliser et dont la réalisation lui paraît le bonheur.

Ainsi on peut poser cette loi importante : le moi, le sujet, dès qu’il devient par l’idée un objet de conscience distincte, devient du même coup un motif, et tend à se réaliser par la volonté, par l’intelligence, par la sensibilité. De plus, cette réalisation constituant un avantage, un surcroît de force dans la lutte pour l’existence et pour le progrès, les êtres en qui la conscience du moi était le plus développée ont dû remporter, survivre et se propager par sélection naturelle. En admettant même que l’idée du moi fût primitivement illusoire, elle eût constitué une illusion féconde, une sorte de signe de ralliement pour les activités intérieures, quelque chose d’analogue aux idées de Patrie, d’Humanité, de Dieu, — qui sont, à un certain point de vue, un moi agrandi.

Ce rôle de l’idée du moi, comme facteur de l’évolution, ressortira davantage encore d’une analyse des éléments qui composent cette idée.

La conscience de soi enveloppe : 1° la conscience de la totalité de nos activités ; 2° la conscience de l’unité de cette totalité ; 3° la vue anticipée d’une continuation de ce tout-un pendant un avenir plus ou moins incertain. Dès lors, la réalisation de l’idée du moi se subdivise, pour ainsi dire, en trois problèmes. Le premier, c’est de réunir et d’agréger le plus d’activités possible, d’augmenter, sous le rapport de la quantité, de l’intensité et de la qualité, le contenu de la conscience en sensations, représentations, pensées, émotions, appétitions, etc. Le second problème, c’est d’unifier le plus possible ces activités en leur donnant une convergence vers un but unique, qui est encore le moi conçu plus ou moins largement, tantôt plus ouvert, tantôt plus fermé, selon que l’être est plus ou moins développé. Le troisième problème, c’est de faire durer le plus longtemps possible le moi, avec toutes ses activités intensives ou expansives. Le moi est prolongé par l’imagination dans un temps incertain, avec un ensemble d’activités également incertaines dans leurs effets, comme dans leur nature et dans leur degré de développement. A la conscience immédiate du moi actuel vient alors s’ajouter une idée symbolique du moi, qui est une abstraction et une construction complexe, représentant un moi possible dans l’avenir et son rapport avec le moi présent. Ce moi conçu et imaginé devient à son tour un centre de gravitation pour les désirs. Le désir, en effet, peut s’attacher à un objet soit parce qu’il est immédiatement agréable, soit parce qu’il devient un substitut symbolique d’agrément par son rapport à la satisfaction idéale du moi. L’école anglaise a excellemment montré comment le désir d’un objet comme tel (de l’or, par exemple) peut se substituer au désir des plaisirs qu’il donne122. On peut de même substituer, mais avec plus de raison, le sujet moi aux plaisirs particuliers et aux objets particuliers qui les causent. L’idée du moi symbolique est ainsi un centre de motifs, et ces motifs, après avoir été d’abord éloignés et complexes, deviennent, grâce à ce centre de convergence toujours présent à la pensée, des motifs immédiats et simples en apparence. L’idée-force du moi sert donc à rendre possibles des désirs éloignés en les rendant immédiats. Dès lors, l’être peut agir pour l’avenir, à distance ; il peut agir pour la totalité de sa vie individuelle, et même pour sa vie conçue comme éternelle. L’idée-force du moi éternel n’est-elle pas un des éléments les plus importants de la religion ? On se rappelle le rôle que joue, dans la morale de Kant, ridée du moi intelligible, qui n’est vraiment, selon Kant lui-même, qu’une conception problématique, un noumène impossible à vérifier. La pensée du moi, surtout du moi idéal, nous arrache à la fatalité de la passion et à son impulsion brutale ; elle étend notre vie au-delà des limites de l’heure présente et même de l’existence présente : elle nous permet d’agir sub specie æterni. La réalisation du moi idéal, du vrai moi, — qui est une pure idée, — devient la moralité même123.

II —
Outre notre idée du moi individuel, nous ayons, en second lieu, ce qu’on peut appeler un moi social. Il ne faut pas entendre par là la société même, ni simplement l’idée de la société, mais l’ensemble unifié de nos instincts sociaux, de nos idées sociales et de nos sentiments sociaux, en un mot la partie sociale de notre moi, celle par où nous coïncidons en quelque sorte avec les autres membres du groupe. — Pourquoi appeler cette partie un moi social ? — Parce qu’elle est un ensemble d’activités et d’impulsions sociales réduites à une unité de conscience, et de conscience personnelle. Notre moi n’est pas tout renfermé dans notre individualité ; l’idée de la société dont nous sommes membres, avec toutes les tendances qui s’y rattachent, est partie intégrante de notre moi total ; elle constitue une sphère ayant le même centre que celle de l’individualité, mais s’étendant à la société entière. Le moi saisissable à l’expérience n’étant en somme qu’un groupement de représentations, d’émotions et d’appétitions autour de l’idée de notre vie individuelle, le groupement de représentations, d’émotions et de désirs qui répond à notre vie sociale peut s’appeler aussi un moi, une centralisation de la société dans la conscience individuelle. En fait, nous pouvons agir et nous agissons sous l’idée dominante de la société comme si le groupe dont nous sommes membres était encore nous-mêmes, au moins au point de coïncidence entre nous et tous. Ma patrie c’est encore moi, en tant qu’il y a en moi tout un ensemble d’idées, de sentiments et de tendances qui me la rendent présente et intime, et qui sont bien moi. Si, après tout, le moi individuel de demain, si le moi incertain de l’avenir est lui-même une « conception symbolique », un prolongement idéal de ma personne dans le temps, et si cependant il mérite bien d’être appelé moi en vertu de son lien avec le moi actuel, je puis aussi appeler moi la conception symbolique de ma personne en tant que prolongée dans autrui et fondue avec un ensemble de volontés qui poursuivent la même fin. Toute solidarité, non plus abstraitement conçue, mais réellement sentie et, par cela même agissante en nous, devient unité immédiate pour la conscience et « s’intégre » avec le tout appelé moi. Sans cette intégration, les idées de Patrie ou d’Humanité n’agiraient plus en moi comme elles agissent ; elles demeureraient des entités abstraites, de simples signes logiques, tandis qu’elles deviennent des éléments et des facteurs réels de ma volonté par leur pénétration dans mon moi.

La conséquence de cette étroite solidarité qui relie l’individu au groupe, c’est que la réalisation du vrai moi individuel finit par avoir pour condition intégrante celle du vrai moi social. D’où résulte encore cette conséquence morale que la réalisation de mon vrai moi enveloppe celle d’autrui.

Non seulement nous avons un moi social répondant à la partie de la société qui est commune avec notre individualité, mais, dans notre moi individuel lui-même, l’analyse découvre des facteurs sociaux, et ces facteurs ont joué un rôle important dans la genèse de l’idée. Rétablissez dans le problème ces facteurs trop négligés, vous verrez peu à peu se confondre les facteurs intelligibles et a priori de Kant avec les facteurs sociaux. En effet, il y a dans notre conscience un principe de « liaison synthétique » entre les sensations multiples et hétérogènes, une réduction des phénomènes à une unité tout ensemble psychologique et logique. Nous disons je pense, et, si le sujet désigne notre individualité, l’attribut désigne quelque chose qui la dépasse, qui est valable pour les autres comme pour nous, qui est soumis à des lois communes et générales, à une logique impersonnelle : la pensée. Je pense signifie au fond : moi, je pense comme vous, selon les mêmes lois que tous. Ce qui a encore accusé le contraste de la pensée impersonnelle avec la personne individuelle, c’est la vie en société, parce que la pensée impersonnelle est au fond une pensée sociale : c’est ce qu’on nommait chez les anciens la raison commune, ϰοινὸς λόγος, et ce qu’on nomme encore le sens commun. La pensée sociale ou logique sociale a son expression dans le langage, et l’intime union des deux vient de ce que la pensée, comme le langage, est au fond un moyen de communication et de communion entre l’individu et le groupe. Pour vivre en société, il a fallu penser selon des catégories collectives, selon des régies collectives, sans quoi on n’eut pu ni se faire comprendre, ni comprendre autrui. Même dans nos rapports avec les animaux, nous subissons encore une logique commune, qui est plutôt, il est vrai, sensitive qu’intellectuelle : le commerce avec les animaux, amis ou ennemis, n’en est pas moins une interprétation de signes, conséquemment un phénomène de logique sociale. Enfin, le commerce avec les forces de la nature est encore une interprétation analogue, qui fut d’abord fétichiste, anthropomorphique et zoomorphique, et qui ne se dépouilla que peu à peu des formes concrètes de l’animation universelle. Dès le début, l’homme s’est donc trouvé au sein d’une société, enveloppé dans des relations de toutes sortes avec des groupes plus ou moins vastes, jamais seul en face de son moi solitaire et clos. Il en est résulté une adaptation progressive aux conditions sociales d’intelligibilité et de compréhensibilité ; la logique s’est développée comme un langage pratique et actif avant de devenir une langue abstraite, théorique et contemplative. Sur le moi individuel et sensible s’est enté un « moi rationnel », que Kant a transformé en moi intelligible ou transcendantal, et qui, dans une forte proportion, est un moi social. L’unité que nous mettons dans nos sensations, l’ordre que nous leur imposons, cette fameuse « fonction synthétique » de la pensée, c’est en grande partie une fonction « sociale », un effet de l’action et de la réaction mutuelles entre l’individu et tous les êtres plus ou moins semblables à lui-même avec lesquels la nécessité de vivre le met en constante relation. Cette unité organisatrice de nos sensations a pour forme la représentation « je pense », et cette représentation s’est développée en grande partie sous l’action de la société, s’est moulée sur le milieu social, si bien que la logique et la grammaire confondues ont évolué d’accord avec le cogito. Nous n’irons cependant pas jusqu’à dire avec un disciple de Kant, Riehl, que le moi intellectuel soit tout entier un produit des relations sociales, car ces relations ne peuvent que développer ce qui était déjà en germe dans les individus : le logique n’est pas tout entier de l’historique ; mais ce qui est vrai, c’est que Kant projette dans un monde de noumènes un complexus de tendances à la fois logiques et sympathiques, qui lui paraît ainsi une sorte de moi intemporel et rationnel, quand ce moi est au contraire le produit du temps, des relations sociales, enfin de cette sorte de quintessence d’actions et réactions collectives qu’on appelle le langage.

III. —
L’idée de la simplicité du moi, en se concevant, tend à produire une approximation de cette simplicité, une concentration progressive de toutes nos sensations et appétitions dispersées vers le dehors. L’idée du moi un et simple, en effet, indépendamment de sa valeur objective, offre elle-même une unité subjective, une simplicité idéale : elle est l’équivalent d’un centre indivisible pour la vue. Maintenant, pourquoi cette idée d’unité éveille-t-elle un désir d’unité ? Parce qu’une certaine connexion et union est effectivement nécessaire à la vie, soit organique, soit mentale. Le concours des forces organiques augmente l’intensité de la vie ; il permet l’emploi le plus grand de la force avec la moindre dépense possible. Par cela même, chez un être sensible, la plus parfaite unité de forces vitales produit un sentiment de vie plus intense, c’est-à-dire un plaisir et, comme conséquence, une tendance croissante à la concentration des forces, un accroissement de gravitation intérieure. Cette tendance est encore augmentée par la nécessité de se nourrir, commune à tous les êtres vivants, et qui est une intusception, une absorption en soi des éléments extérieurs, une sorte de faim perpétuelle et d’aspiration à se remplir. C’est, le cas de dire que la nature vivante a horreur du vide, qu’elle tend à tout s’assimiler et s’annexer : c’est une endosmose continuelle, au physique et au mental. Et non seulement cette unification et cette concentration sont nécessaires à la vie physiologique, mais elles sont, par cela même, nécessaires à la vie psychique, à la conscience et à la sensation. Nous ne sentons pas vraiment lorsque toutes les impressions extérieures restent à l’état de dispersion : c’est alors le rêve de la sensation plutôt que la sensation même. Mais cette dispersion ne peut durer. Dès qu’une substance nerveuse reçoit le choc des forces extérieures, quelque désordonnées, multiples et diverses que soient ces forces, une résultante s’établit bientôt, par le seul jeu des lois mécaniques ; un rythme se produit, une forme quelconque qui permet la distribution et l’intégration des forces. En même temps que les mouvements se coordonnent ainsi par les actions ou réactions mutuelles de la substance nerveuse et du milieu, la sensibilité devient moins diffuse et moins confuse : la vie, qui n’était d’abord qu’une sorte de bruit non musical, s’enfle en un son rythmé et distinct ; l’être sent plus clairement son plaisir d’être, parce qu’il y a augmentation d’intensité et d’ordre par la convergence des forces. Dès lors, l’être tend à prolonger et même à augmenter cette convergence des sensations et des forces : il est comme une bouche qui, sous un contact savoureux, tend à se refermer sur l’objet extérieur. L’être vivant aspire donc à l’unité, parce qu’il tend avidement à s’unir les choses, à les faire siennes.

Si la sensation croît par l’effet de l’unité, la conscience ne peut pas ne point s’accroître dans la même mesure. De plus, outre la conscience des diverses sensations réunies, il y a dans la conscience un mode particulier de sentir qui répond à leur union même. Au sentiment concret des termes se joint le sentiment concret de leur rapport. L’être n’abstrait pas ce rapport, mais il n’est pas dans la même attitude mentale sous l’influence d’impressions unies et concordantes que sous l’influence d’impressions désunies et discordantes. Quand se sont produits successivement des ensembles de sensations concordantes, puis d’autres de mêmes sensations discordantes et mal concentrées, quelque chose se dégage dans la conscience qui est le contraste de l’accord avec le désaccord, et qu’on peut appeler un sentiment concret, immédiat, d’harmonie vitale, sensitive et appétitive. Que ce sentiment, après s’être répété un grand nombre de fois, finisse par se détacher de la masse et, grâce à la réflexion, se pose à part, ce sera un commencement de pensée, et ce sera aussi, à son début, l’idée d’union, d’unité, de convergence, de consensus, qui fait le fond de l’idée du moi. L’être vivant, après avoir voulu être et vivre, voudra être et vivre d’une façon intense et, pour cela, ordonnée, harmonieuse, une ; il voudra donc, en prenant peu à peu conscience de ses sensations, se sentir un, puis se penser un. Le moi, d’abord centre d’attraction sensitive et appétitive, deviendra ainsi un centre d’attraction intellectuelle. Comme la vie, la pensée suppose évidemment une certaine union, puisqu’elle est d’abord une harmonie de sensations, puis une harmonie de rapports entre ces sensations, rapports qui eux-mêmes ont toujours un côté sensitif et appétitif. La pensée continuera donc le mouvement vers l’unité commencée dans la sensibilité et l’appétit : pour se conserver et se développer, elle unifiera, elle aussi, elle réalisera, par une faim et une soif d’ordre supérieur, une intussusception, une assimilation, une nutrition interne. Elle aura le sentiment que, quand elle se concentre, elle accroît ses forces, l’intensité et la clarté de sa vision, comme l’œil, en s’adaptant et en concentrant ses mouvements, voit la clarté grandir et l’objet cherché apparaître distinct dans la lumière. L’intelligence aura aussi le sentiment que, dans la dispersion et le désordre, elle s’évanouit, s’échappe à elle-même, par une syncope de conscience. C’est pourquoi elle deviendra comme une main qui, au contact de l’objet, se serre de plus en plus, selon la métaphore stoïcienne. Vouloir vivre, pour l’intelligence, c’est vouloir appréhender, unir. D’où il suit que la pensée arrivera à se concevoir elle-même sous une idée d’unité, de simplicité, d’indivisibilité. Or, le moi n’est autre chose que cette représentation d’une unité de conscience. L’idée du moi exercera donc une attraction irrésistible, au point de vue intellectuel comme au point de vue sensitif et appétitif. L’unification, en se réalisant, tendra à s’idéaliser sous la forme du moi ; en s’idéalisant sous cette forme, elle tendra à se réaliser davantage ; tel un artiste, à mesure qu’il réalise une idée, voit l’idée même se déterminer davantage et, l’idée devenant plus claire, la réalise dc mieux en mieux : l’œuvre et l’exemplaire réagissent l’un sur l’autre. Dans la conscience, le résultat final est la sélection croissante de l’idée du moi parmi toutes les autres : cette idée grandit sans cesse, s’éclaire, se détermine, et, comme l’idée de l’unité réalise de plus en plus l’unité même, nous finissons par penser invinciblement notre être sous la forme de l’unité. Réelle ou illusoire, l’idée du moi est pour nous nécessaire : elle est le moyen de ne pas être submergés par les vagues désordonnées des impressions qui, du dehors, comme un océan tumultueux, nous enveloppent et nous envahissent. Nous ne nous conservons qu’en nous concentrant ; nous repoussons tout ce qui ne rentre pas dans les cadres de notre organisation ; nous attirons tout ce qui y rentre et s’y adapte. Notre cerveau est, pour ainsi dire, une boîte qui s’ouvre et se ferme selon que les objets ont ou n’ont pas la forme et les dimensions voulues. Enfin la sélection naturelle, assurant le triomphe des êtres qui ont réalisé le plus énergiquement le moi et l’ont affirmé par le fait, assure aussi le triomphe de ceux qui ont pensé le plus énergiquement leur moi et l’ont affirmé le plus par l’idée, puisque cette affirmation, cette idée est elle-même une force nouvelle de réalisation. La conséquence finale est la survivance, par hérédité, des cerveaux qui aboutissent le mieux à la formation de cette image intérieure, de ce foyer intellectuel et appétitif : le moi. Et plus l’être se croira un, simple, indivisible, intangible, plus il s’érigera en atome spirituel, insécable et inviolable, plus il accroîtra sa force réelle, plus il se rapprochera en fait de cet idéal qu’il prend dès à présent pour une réalité.

IV. —
Tout ce que nous venons de dire sur le premier « attribut du moi », sur la simplicité, nous pouvons le redire à propos du second attribut : l’identité. L’être vivant veut continuer de vivre, tout comme le mobile persévère dans son mouvement et dans la direction de son mouvement, à moins qu’une force extérieure ne l’arrête ou ne le dévie. La tendance à la répétition de soi, à l’identité, est donc essentielle à la vie même. Si la vie se sent et jouit de se sentir, elle voudra persister dans cette sensation et dans cette jouissance. De plus, l’image de la jouissance passée continuant d’accompagner la sensation présente, l’être tendra à maintenir cette image, à faire ainsi du passé le perpétuel accompagnement du présent, à multiplier le présent par le passé : il deviendra avide du souvenir, ce moyen de prolonger en arrière son existence, comme il est avide de tout ce qui peut amplifier et étendre sa vie. Il tendra ainsi à répéter sa propre image dans une perspective sans fin, ouverte derrière lui, sorte de percée triomphante de la vie à travers toutes les causes de destruction qu’elle a surmontées. Une telle représentation de l’existence est d’autant plus inévitable qu’elle est utile, nécessaire même à l’être vivant pour l’adapter à l’avenir par le moyen du passé. Un être qui, après s’être fait mordre d’un ennemi, l’oublierait aussitôt et recommencerait à se placer sous sa dent, serait finalement déchiré. Que l’image de la dent subsiste avec celle de la douleur, le mouvement de fuite se produira et, l’identité se projetant du passé à l’avenir, l’être deviendra capable de prévision par le souvenir même. Vous verrez dès lors s’organiser dans le cerveau une disposition linéaire des sensations, émotions, appétitions, le tout rangé en ordre selon les similitudes : c’est l’avenue du temps, la grande route de la vie. L’être qui se prolongera par la représentation dans le passé et dans l’avenir sera donc mieux armé dans la lutte pour l’existence : par cela même qu’il concevra sa conservation, il la réalisera dans la même mesure : il aura sa ligne tracée, sa direction, son but ; il saura d’où il vient, où il est, où il va. Sans cette représentation d’identité, il serait effectivement taillé en pièces par la hache toujours retombante des résistances extérieures : il serait coupé en mille petits morceaux discontinus, comme le ver de terre dont on divise les tronçons sur le sol. En un mot, c’est par la représentation de mon moi identique que je réalise une identité relative, que je me survis sans cesse à moi-même, que je renais à chaque instant, jusqu’à ce que je meure d’une mort définitive. Même au-delà de ce terme prévu, je me prolonge encore par l’idée et par le vouloir : je m’immortalise, je m’éternise ; et cette illusion, si c’en est une, est encore une force de plus à mon service : c’est un champ en apparence infini qui s’ouvre à mon activité.