(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Poésies nouvelles de M. Alfred de Musset. (Bibliothèque Charpentier, 1850.) » pp. 294-310
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(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Poésies nouvelles de M. Alfred de Musset. (Bibliothèque Charpentier, 1850.) » pp. 294-310

Poésies nouvelles de M. Alfred de Musset.
(Bibliothèque Charpentier, 1850.)

Il doit paraître dans très peu de jours un recueil des Poésies nouvelles que M. Alfred de Musset a écrites depuis 1840 jusqu’en 1849 ; son précédent recueil, si charmant, ne comprenait que les poésies faites jusqu’en 1840. Bon nombre de pièces lyriques ou autres (chansons, sonnets, épîtres) ont été publiées depuis dans la Revue des deux mondes et ailleurs : ce sont celles qu’on vient de recueillir, en y ajoutant quelques morceaux inédits. J’y trouve un prétexte dont, après tout, je n’aurais pas besoin pour venir parler de M. Alfred de Musset, et pour apprécier, non plus en détail, mais dans son ensemble et dans ses traits généraux, le caractère de son talent, le rang qu’il tient dans notre poésie, et l’influence qu’il y a exercée.

Il y a dix ans environ, M. de Musset adressait à M. de Lamartine une Lettre en vers, dans laquelle il se tournait pour la première fois vers ce prince des poètes du temps, et lui faisait, à son tour, cette sorte de déclaration publique et directe que le chantre d’Elvire était accoutumé dès longtemps à recevoir de quiconque entrait dans la carrière, mais que M. de Musset, narguant l’étiquette, avait tardé plus qu’un autre à lui apporter. Le poète de Namouna et de Rolla lui disait donc en fort beaux vers qu’après avoir cru douter, après avoir nié et blasphémé, un éclair soudain s’était fait en lui :

Poète, je t’écris pour te dire que j’aime,
Qu’un rayon du soleil est tombé jusqu’à moi,
Et qu’en un jour de deuil et de douleur suprême,
Les pleurs que je versais m’ont fait penser à toi.

Au milieu de sa flamme et de sa souffrance, un sentiment d’élévation céleste, une idée d’immortalité, disait-il, s’était éveillée en son âme ; les anges de douleur lui avaient parlé, et il avait naturellement songé à celui qui, le premier, avait ouvert ces sources sacrées d’inspiration en notre poésie. M. de Musset rappelait, à ce propos, les vers que M. de Lamartine, jeune, avait adressés à lord Byron prêt à partir pour la Grèce ; et, sans aspirer à une comparaison ambitieuse, il lui demandait de l’accueillir aujourd’hui avec son offrande comme lui-même avait été reçu autrefois du grand Byron.

Un journal vient de publier la réponse en vers que fit M. de Lamartine à M. de Musset, réponse qui date de 1840, et qui, en paraissant aujourd’hui, a presque un air d’injustice ; car M. de Musset n’est plus, il y a beau jour, sur ce pied de débutant en poésie où l’a voulu voir M. de Lamartine. Évidemment, ce dernier a pris M. de Musset trop au mot dans sa modestie ; il avait oublié qu’à cette date de 1840, cet enfant aux blonds cheveux, ce jeune homme au cœur de cire, comme il l’appelle, avait écrit La Nuit de mai et La Nuit d’octobre, ces pièces qui resteront autant que Le Lac, qui sont plus ardentes, et qui sont presque aussi pures. M. de Lamartine a le premier jugement superficiel en poésie ; je me rappelle ses premiers jugements sur Pétrarque, sur André Chénier. Dans la pièce à M. de Musset, il en est resté au Musset des chansons de la Marquise et de L’Andalouse. Il lui dit de ces choses qui sont assez peu agréables à entendre, quand c’est un autre que soi qui les dit. Dans La Confession d’un enfant du siècle, et ailleurs en maint endroit, M. de Musset avait fait de ces aveux que la poésie en notre siècle autorise et dont elle se pare. M. de Lamartine les lui tourne en leçon ; il se cite lui-même pour exemple, et il finit, selon l’usage, par se proposer insensiblement pour modèle. Voilà à quoi l’on s’expose dans ces hommages adressés aux illustres dont on presse les traces. M. de Lamartine lui-même n’avait pas été si bien accueilli de lord Byron que M. de Musset semble le croire : Byron, dans ses Mémoires, ne parle de cette belle épître sur L’Homme, des premières Méditations, que très à la légère et comme de l’œuvre d’un quidam qui a jugé à propos de le comparer au démon et de l’appeler chantre d’enfer. En somme, ce n’est point à ces illustres devanciers qu’il faut demander d’être tout à fait justes et attentifs quand on est soi-même de leur race ; ils sont trop pleins d’eux-mêmes. Comment lord Byron eût-il accueilli, je vous prie, une avance du poète Keats, de ce jeune aigle blessé qui tomba sitôt, et qu’il traite partout si cavalièrement, du haut de son dédain ou de sa pitié ? Comment M. de Chateaubriand lui-même, qui garda si bien les dehors, jugeait-il dans le principe M. de Lamartine poète, sinon comme un homme de grand talent et de mélodie, qui avait eu un succès de femmes et de salons ? Poètes, allez donc tout droit au public pour avoir votre brevet, et dans ce public à ceux qui sentent, dont l’esprit et le cœur sont disponibles, à la jeunesse, ou aux hommes qui étaient jeunes hier et qui sont mûrs aujourd’hui, à ceux qui vous lisent et qui vous chantent, à ceux aussi qui vous relisent. C’est parmi eux qu’il s’agit pour vous de se créer des amis fidèles, sincères, qui vous aiment pour vos belles qualités, non pour vos défauts ; qui ne vous admirent point par mode, et qui sauront vous défendre contre la mode un jour, quand elle tournera.

M. de Musset a débuté à l’âge de moins de vingt ans, et dès le début il a voulu marquer avec éclat sa séparation d’avec les autres poètes en renom alors. Pour qu’on ne pût s’y méprendre, il se donna du premier jour un masque, un costume de fantaisie, une manière ; il se déguisa à l’espagnole et à l’italienne sans avoir vu encore l’Espagne et l’Italie : de là des inconvénients qui se sont prolongés. Je suis certain que, doué comme il l’était d’une force originale et d’un génie propre, même en débutant plus simplement et sans viser tant à se singulariser, il fût bientôt arrivé à se distinguer manifestement des poètes dont il repoussait le voisinage, et dont le caractère sentimental et mélancolique, solennel et grave, était si différent du sien. Lui, il avait le sentiment de la raillerie que les autres n’avaient pas, et un besoin de vraie flamme qu’ils n’ont eu que rarement.

Mes premiers vers sont d’un enfant,
Les seconds, d’un adolescent,

a-t-il dit en se jugeant lui-même. M. de Musset fit donc ses enfances, mais il les fit avec un éclat, une insolence de verve (comme dit Régnier), avec une audace plus que virile, avec une grâce et une effronterie de page : c’était Chérubin au bal masqué jouant au don Juan. Cette première manière, dans laquelle on suivrait à la piste la veine des affectations et la trace des réminiscences, se couronne par deux poèmes (si l’on peut appeler poèmes ce qui n’est nullement composé), par deux divagations merveilleuses, Namouna et Rolla, dans lesquelles, sous prétexte d’avoir à conter une histoire qu’il oublie sans cesse, le poète exhale tous ses rêves, ses fantaisies, et se livre à tous ses essors. De l’esprit, des nudités et des crudités, du lyrisme, une grâce et une finesse par moments adorable, de la plus haute poésie à propos de botte, la débauche étalée en face de l’idéal, tout à coup des bouffées de lilas qui ramènent la fraîcheur, par-ci par-là un reste de chic (pour parler comme dans l’atelier), tout cela se mêle et compose en soi la plus étrange chose, et la plus inouïe assurément, qu’eut encore produite jusqu’alors la poésie française, cette honnête fille qui avait jadis épousé M. de Malherbe, étant elle-même déjà sur le retour. On peut dire qu’Alfred de Musset poète est tout entier dans Namouna, avec ses défauts et ses qualités. Mais celles-ci sont grandes, et d’un tel ordre, qu’elles rachètent tout.

Lord Byron écrivait à son éditeur Murray : « Vous dites qu’il y a une moitié du Don Juan très belle : vous vous trompez, car s’il était vrai, ce serait le plus beau poème qui existât. Où est la poésie dont une moitié vaille quelque chose ? » Byron a raison de parler ainsi pour lui et les siens ; mais il y a en regard et au-dessus l’école de Virgile, de celui qui voulait brûler son poème, parce qu’il ne le trouvait pas de tout point assez parfait. C’est le même Byron qui disait : « Je suis comme le tigre (en poésie) : si je manque le premier bond, je m’en retourne grommelant dans mon antre. » En général, nos poètes français modernes, Béranger à part, n’ont visé qu’à la poésie de premier bond, et ce qu’ils n’ont pas atteint d’abord, ils l’ont manqué.

Je suis donc à l’aise pour dire qu’il y a dans les poèmes de Rolla et de Namouna une bonne moitié qui ne répond pas à l’autre. La très belle partie de Namouna, celle où le poète se déclare avec une pleine puissance, est au chant deuxième. C’est là que M. de Musset déroule sa théorie du Don Juan et oppose les deux espèces de roués qui se partagent, selon lui, la scène du monde : le roué sans cœur, sans idéal, tout égoïsme et vanité, cueillant le plaisir à peine, ne visant qu’à inspirer l’amour sans le ressentir, Lovelace ; et l’autre type de roué, aimable et aimant, presque candide, passant à travers toutes les inconstances pour atteindre un idéal qui le fuit, croyant aimer, dupe de lui-même quand il séduit, et ne changeant que parce qu’il n’aime plus. C’est là, suivant M. de Musset, le don Juan véritable, tout poétique,

Que personne n’a fait, que Mozart a rêvé,
Qu’Hoffmann a vu passer, au son de la musique,
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu’il n’a point achevé,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.

Et M. de Musset va essayer de le peindre avec les couleurs les plus fraîches, les plus enchantées, avec des couleurs qui me rappellent (Dieu me pardonne !) celles de Milton peignant son couple heureux dans Éden. Il nous le montre beau, à vingt ans, assis au bord d’une prairie, à côté de sa maîtresse endormie, et protégeant, comme l’ange, son sommeil :

Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France…
Portant sur la nature un cœur plein d’espérance,
Aimant, aimé tous, ouvert comme une fleur ;
Si candide et si frais que l’Ange d’innocence
Baiserait sur son front la beauté de son cœur.
Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie.
Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel ?
L’amour, en l’approchant, jure d’être éternel !
Le hasard pense à lui…………………………

Et tout ce qui suit. Au point de vue poétique, rien de plus charmant, de mieux trouvé et de mieux enlevé. Pourtant le poète a beau faire, il a beau vouloir nous composer un don Juan unique, contradictoire et vivant, presque innocent dans ses crimes ; ce candide corrupteur n’existe pas. Le poète n’est parvenu qu’à évoquer, à revêtir un moment par sa magie une abstraction impossible. Les mots ne se battent pas sur le papier, on l’a dit. De telles vertus et de tels vices ainsi combinés et contrastés dans un même être, c’est bon à écrire et surtout à chanter, mais ce n’est pas vrai humainement ni naturellement. Et puis, pourquoi nous mettre dans cette alternative absolue d’avoir à choisir entre les deux espèces de roués ? Est-ce que la poésie existerait moins, ô poète, s’il n’y avait pas de roués du tout ? Dans le groupe sacré des champs Élysées de Virgile, où les plus grands des mortels figurent, il y a place au premier rang pour les poètes pieux, c’est-à-dire pleinement humains, et qui ont rendu avec émotion et tendresse les larges accents de la nature :

Quique pii vates et Phoebo digna locuti.

Combien de tels raffinements étaient loin d’approcher de ces hautes et saines pensées !

Voilà bien des réserves, et cependant il y a là de suite, dans Namouna, deux ou trois cents vers tout à fait hors de ligne. Faites l’incrédule, retournez-les en tous sens, mettez-y le scalpel, cherchez chicane à votre plaisir, il peut s’y rencontrer quelques taches, des tons qui crient ; mais, si vous avez le sentiment poétique vrai et si vous êtes sincère, vous reconnaîtrez que le souffle est fort et puissant ; le dieu, dites si vous voulez le démon, a passé par là.

La jeunesse, qui en telle matière ne se trompe guère, l’a senti tout d’abord. Quand ces poèmes de Namouna et de Rolla n’avaient encore paru que dans les revues, et n’avaient pas été recueillis en volume, des étudiants en droit, en médecine, les savaient par cœur d’un bout à l’autre, et les récitaient à leurs amis, nouveaux arrivants. Plus d’un sait encore ce splendide début de Rolla, cette apostrophe au Christ, cette autre apostrophe à Voltaire (car il y a beaucoup d’apostrophes), surtout ce ravissant sommeil de la fille de quinze ans :

Oh ! la fleur de l’Éden, pourquoi l’as-tu fanée,
Insouciante enfant, belle Ève aux blonds cheveux ?…

Je parle de la jeunesse d’il y a plus de dix ans. Alors on récitait tout de ces jeunes poèmes, maintenant on commence peut-être déjà à faire le choix.

Après Namouna et Rolla, il restait à M. de Musset un progrès à faire. Il était allé dans l’effort et dans le pressentiment de la passion aussi loin qu’on peut aller sans avoir été touché de la passion même. Mais, à force d’en parler, de s’en donner le désir et le tourment, patience ! elle allait venir. Malgré ses outrages et ses blasphèmes, son cœur en était digne. Celui qui avait flétri dans des stances brûlantes cet odieux et personnel Lovelace, celui-là avait pu afficher des prétentions au roué ; mais au fond il avait le cœur d’un poète honnête homme. Car, remarquez-le bien, même chez l’auteur de Namouna, la fatuité (si j’ose dire) n’est qu’à la surface : il s’en débarrasse dès que sa poésie s’allume.

Un jour donc, M. de Musset aima. Il l’a trop dit et redit en vers, et cette passion a trop éclaté, a trop été proclamée des deux parts, et sur tous les tons, pour qu’on n’ait pas le droit de la constater ici en simple prose. Ce n’est d’ailleurs jamais un déshonneur pour une femme d’avoir été aimée et chantée par un vrai poète, même quand elle semble ensuite en être maudite. Cette malédiction elle-même est un dernier hommage. Un confident clairvoyant pourrait dire : « Prenez garde, vous l’aimez encore ! »

Cet amour fut le grand événement de la vie de M. de Musset, je ne parle que de sa vie poétique. Son talent tout à coup s’y épura, s’y ennoblit ; à un moment la flamme sacrée parut rejeter tout alliage impur. Dans les poésies qu’il produisit sous cet astre puissant, presque tous ses défauts disparaissent ; ses qualités, jusque-là éparses et comme en lambeaux, se rejoignent, s’assemblent, se groupent dans une mâle et douloureuse harmonie. Les quatre pièces que M. de Musset a intitulées Nuits, sont de petits poèmes composés et médités, qui marquent la plus haute élévation de son talent lyrique. La Nuit de mai et celle d’octobre sont les premières pour le jet et l’intarissable veine de la poésie, pour l’expression de la passion âpre et nue. Mais les deux Nuits de décembre et d’août sont délicieuses encore, cette dernière par le mouvement et le sentiment, l’autre par la grâce et la souplesse du tour. Toutes les quatre, elles forment dans leur ensemble une œuvre qu’un même sentiment anime et qui a ses harmonies, ses correspondances habilement ménagées.

J’ai voulu relire à côté les deux célèbres pièces de la jeunesse de Milton, L’Allegro, et surtout le Penseroso. Mais, dans ces compositions de suprême et un peu froide beauté, le poète n’a pas la passion en lui ; il attend le mouvement du dehors, il reçoit successivement ses impressions de la nature ; il se contente d’y porter une disposition grave, noble, sensible, mais calme, comme un miroir légèrement ému. Le Penseroso est le chef-d’œuvre du poème méditatif et contemplatif ; il ressemble à un magnifique oratorio, où la prière par degrés monte lentement vers l’Éternel. Les différences avec le sujet présent se marquent d’elles-mêmes. Ce n’est point une comparaison que j’établis. Ne déplaçons point de leur sphère les noms augustes. Tout ce qui est beau de Milton est hors de pair ; on y sent l’habitude tranquille des hautes régions et la continuité dans la puissance. Pourtant, dans les Nuits plus terrestres, mais aussi plus humaines, de M. de Musset, c’est du dedans que jaillit l’inspiration, la flamme qui colore, le souffle qui embaume la nature ; ou plutôt le charme consiste dans le mélange, dans l’alliance des deux sources d’impressions, c’est-à-dire d’une douleur si profonde et d’une âme si ouverte encore aux impressions vives. Ce poète blessé au cœur, et qui crie avec de si vrais sanglots, a des retours de jeunesse et comme des ivresses de printemps. Il se retrouve plus sensible qu’auparavant aux innombrables beautés de l’univers, à la verdure, aux fleurs, aux rayons du matin, aux chants des oiseaux, et il porte aussi frais qu’à quinze ans son bouquet de muguet et d’églantine. La muse de M. de Musset aura toujours de ces retours, même à ses moins bons moments, mais nulle part cette fraîcheur naturelle ne se marie heureusement comme ici avec la passion saignante et la douleur sincère. La poésie, cette chaste consolatrice, y est traitée aussi presque avec culte, avec tendresse.

Que restera-t-il des poètes de ce temps-ci ? Téméraire serait celui qui prétendrait assigner les lots et faire aujourd’hui le partage. Mais le temps marche si vite de nos jours, qu’on peut, dès à présent, apercevoir ses effets divers sur des œuvres qui, à leur naissance, paraissaient également vivantes. Prenez, de ces œuvres, les plus saluées d’abord et les plus applaudies : combien de places déjà mortes, combien de couleurs déjà pâlies et passées ! Un des poètes dont il restera le plus, Béranger, me disait un jour : « Vous autres, vous avez tous commencé trop jeunes et avant la maturité. » Il en parlait à son aise. Tout le monde n’a pas le bonheur de rencontrer des obstacles qui vous retardent et vous contiennent jusqu’au moment juste où l’on peut montrer le fruit déjà et encore la fleur. Béranger a eu l’esprit (lui ou sa fée) de laisser passer la poésie de l’Empire avant d’éclore ; il aurait calculé sa vie, qu’il n’aurait pas mieux réussi. Les autres, un peu plus tôt, un peu plus tard, tous très jeunes, quelques-uns encore enfants, sont donc entrés en lice pêle-mêle, à l’aventure. Ce qu’on peut dire sans se hasarder, c’est qu’il est résulté de ce concours de talents, pendant plusieurs saisons, une très riche poésie lyrique, plus riche que la France n’en avait soupçonné jusqu’alors, mais une poésie très inégale et très mêlée. La plupart des poètes se sont livrés sans contrôle et sans frein à tous les instincts de leur nature, et aussi à toutes les prétentions de leur orgueil, ou même aux sottises de leur vanité. Les défauts et les qualités sont sortis en toute licence, et la postérité aura à faire le départ. On sent qu’elle le fait déjà. Quelles sont, dans les pièces de poésie composées depuis 1819 jusqu’en 1830, celles qui se peuvent relire aujourd’hui avec émotion, avec plaisir ? Je pose la question seulement et n’ai garde de la trancher, ni de suivre de près cette ligne légère, sensible pourtant, qui, chez les illustres les plus sûrs d’eux-mêmes, sépare déjà le mort du vif. Poètes de ce temps-ci, vous êtes trois ou quatre qui vous disputez le sceptre, qui vous croyez chacun le premier ! Qui sait celui qui aura le dernier mot auprès de nos neveux indifférents ? Certains accents de vous, à coup sûr, atteindront jusqu’à la postérité : voilà votre honneur ; elle couvrira le reste d’un bienveillant oubli. Rien ne subsistera de complet des poètes de ce temps. M. de Musset n’échappera point à ce destin, dont il n’aura peut-être pas tant à se plaindre ; car il y a de lui des accents qui iront d’autant plus loin, on peut le croire, et qui perceront d’autant mieux les temps, qu’ils y arriveront sans accompagnement et sans mélange. Ces accents sont ceux de la passion pure, et c’est dans ses Nuits de mai et d’octobre qu’il les a surtout exhalés.

Il existe toute une petite école qui s’est mise à imiter M. de Musset. Qu’a-t-elle imité de lui ? Ce que les imitateurs prennent toujours, la forme, la superficie, le ton leste, le geste cavalier, les défauts fringants, toutes choses qui, au moins chez lui, sont portées avec une certaine grâce et désinvolture, et qu’eux ils se sont mis à copier religieusement. Ils ont copié son vocabulaire de noms galants, Manon, Ninon, Marion, son cliquetis de lorettes et de marquises. Ils ont copié jusqu’à ses faibles rimes et ses affectations de négligence. Ils ont pris le genre et le tic ; mais la flamme, la passion, l’élévation et le lyrisme, ils se sont bien gardés, et pour de bonnes raisons, de les lui emprunter.

Le public français ne laisse pas d’être singulier quelquefois dans ses jugements sur la poésie. J’ai parlé tout à l’heure, dans les jeunes générations, de ceux qui, les premiers, ont admiré M. de Musset avec sincérité, avec franchise. On ferait un piquant chapitre de mœurs sur les personnes de bel air, les enthousiastes à la suite, qui l’ont adopté avec engouement, les mêmes qui auraient admiré, il y a vingt-cinq ans, des vers alexandrins, parce qu’ils les auraient crus jetés dans le moule de ceux de Racine, et qui exaltent aujourd’hui les moindres bagatelles du brillant poète, à l’égal de ce qu’il a fait de mieux et de réellement bon. Ce n’est pas au moment où M. de Musset s’élevait le plus haut que cette vogue mondaine s’est déclarée ; elle n’est venue qu’après, comme il arrive d’ordinaire, mais elle existe. Il est le poète favori du jour ; le boudoir a renchéri sur l’École de droit. Quand on est d’un âge très jeune, d’une certaine date très récente, c’est par Musset qu’on aborde volontiers la poésie moderne. La mère n’en conseille pas encore la lecture à sa fille ; le mari le fait lire à sa jeune femme dès la première année de mariage. Je crois, un jour, avoir vu un volume de ses Poésies se glisser jusque dans une corbeille de noces. C’est là un côté amusant pour l’observateur, et qui n’est pas du tout désagréable pour le poète. Seulement, qu’il se hâte en ceci de jouir, et qu’il ne s’y fie pas.

Les vers lyriques que M. de Musset a laissé échapper depuis ses Nuits et qu’on vient de recueillir offrent quelques pièces remarquables. J’en distingue une intitulée Soirée perdue, où il a entrecroisé assez gracieusement un motif d’André Chénier avec une pensée de Molière, une satire Sur la paresse, où le poète s’est excité d’une lecture de Régnier ; un joli conte, Simone, où il s’est souvenu de Boccace et de La Fontaine ; mais surtout un Souvenir plein de charme et de passion encore, où il ne s’est inspiré que de lui-même. Le poète est allé revoir des lieux qui lui furent chers, quelque forêt, celle de Fontainebleau peut-être, où il avait passé des jours heureux. Ses amis craignaient pour lui ce pèlerinage et le réveil des souvenirs. Il n’est pire douleur, a dit Dante, que de se rappeler les jours heureux quand on est dans le malheur. Mais M. de Musset éprouva le contraire, et ce réveil du passé qu’on craignait pour lui et qu’il craignait lui-même, il nous dit comment il l’a trouvé plutôt consolant et doux. Je demande à citer ici quelques stances de cette pièce, pour reposer l’esprit, à la fin de cette étude un peu disparate, sur quelques tons tout à fait purs :

J’espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir,
En osant te revoir, place à jamais sacrée,
Ô la plus chère tombe et la plus ignorée
              Où dorme un souvenir !

Que redoutiez-vous donc de cette solitudeh ?
Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main,
Alors qu’une si douce et si vieille habitude
              Me montrait ce chemin ?

Les voilà ces coteaux, ces bruyères fleuries,
Et ces pas argentins sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,
              Où son bras m’enlaçait.

Les voilà ces sapins à la sombre verdure,
Cette gorge profonde aux nonchalants détours,
Ces sauvages amis dont l’antique murmure
              A bercé mes beaux jours.

Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,
Comme un essaim d’oiseaux, chante au bruit de mes pas ;
Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,
              Ne m’attendiez-vous pas ?

Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,
Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !
Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières
              Ce voile du passé !

Je ne viens point jeter un regret inutile
Dans l’écho de ces bois témoins de mon bonheur :
Fière est cette forêt dans sa beauté tranquille,
              Et fier aussi mon cœur.

Que celui-là se livre à des plaintes amères
Qui s’agenouille et prie au tombeau d’un ami.
Tout respire en ces lieux ; les fleurs des cimetières
              Ne poussent point ici.

Voyez ! la lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits ;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
              Et tu t’épanouis.

Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour :
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
              Sort mon ancien amour.

Que sont-ils devenus, les chagrins de ma vie ?
Tout ce qui m’a fait vieux est bien loin maintenant ;
Et rien qu’en regardant cette vallée amie,
              Je redeviens enfant.

Ô puissance du temps ! ô légères années !
Vous emportez nos pleurs, nos cris et nos regrets ;
Mais la pitié vous prend, et sur nos fleurs fanées
              Vous ne marchez jamais.

Tout mon cœur te bénit, bonté consolatrice !
Je n’aurais jamais cru que l’on pût tant souffrir
D’une telle blessure, et que sa cicatrice
              Fût si douce à sentir.

Loin de moi les vains mots, les frivoles pensées,
Des vulgaires douleurs linceul accoutumé,
Que viennent étaler sur leurs amours passées
              Ceux qui n’ont point aimé !

Dante, pourquoi dis-tu qu’il n’est pire misère
Qu’un souvenir heureux dans les jours de douleur ?
Quel chagrin t’a dicté cette parole amère,
              Cette offense au malheur ?

En est-il donc moins vrai que la lumière existe,
Et faut-il l’oublier du moment qu’il fait nuit ?
Est-ce bien toi, grande âme immortellement triste,
              Est-ce toi qui l’as dit ?

Non, par ce pur flambeau dont la splendeur m’éclaire,
Ce blasphème vanté ne vient pas de ton cœur.
Un souvenir heureux est peut-être sur terre
              Plus vrai que le bonheur.

Voilà, pour être franc, ce que j’aime en M. de Musset, et non pas du tout les petits vers Sur trois marches de marbre rose, et autres colifichets qui sentent leur Régence.

Le goût de M. de Musset est arrivé à la maturité, et il serait beau à son talent de servir désormais son goût et de ne plus se permettre de faiblesses. Après tant d’essais et d’expériences en tous sens, après avoir tenté d’aimer tant de choses pour savoir quelle est la seule et suprême qui mérite d’être aimée, c’est-à-dire la vérité simple et à la fois revêtue de beauté, il n’est pas étonnant qu’au moment où l’on revient à celle-ci et où on la reconnaît, on se trouve en sa présence moins vif et plus lassé qu’on ne l’était en présence des idoles. Pourtant le génie a en lui des renaissances et des sources de jeunesse dont M. de Musset a connu plus d’une fois le secret, et qu’il n’a pas épuisées encore. Depuis quelques années, son talent s’est produit sous une forme nouvelle aux yeux du public, et il a triomphé d’une épreuve assez hasardeuse. Ces fines esquisses, ces gracieux Proverbes qu’il n’avait pas écrits pour la scène, sont devenus tout à coup de charmantes petites comédies qui se sont levées et ont marché devant nous. Le succès de son Caprice a fait honneur, je ne crains pas de le dire, au public, et a montré qu’il y a encore de l’émotion littéraire délicate pour qui sait la réveiller. Il a vu s’étendre comme par magie le cercle de ses appréciateurs. Bien des esprits qui n’auraient pas eu l’idée de l’aller chercher pour son talent lyrique ont appris à le goûter sous cette forme facile et légère. Il a eu plus que jamais le suffrage des gens du monde, des jeunes femmes ; il a mis en colère des critiques grotesques et grossiers : rien n’a manqué à sa faveur. Je ne veux pas dire pour cela que je sois fou de Louison ; ce n’est qu’une bluette. M. de Musset, poète dramatique, a encore beaucoup à faire. Au théâtre, une situation heureuse, un dialogue fin, ne suffisent pas ; il faut de l’invention, de la fertilité, du développement, de l’action surtout, pour consommer, comme on l’a dit, cette œuvre du démon. Mais il est temps de finir, et sans trop en demander, sans y mettre plus de façons que M. de Musset lui-même, je finirai par un vers de lui qui coupe court à bien des raisons :

Que dis-je ? tel qu’il est, le monde l’aime encore.