Law1
Il ne faut pas s’y tromper, les habitudes de la pensée sont inexorables, et on ne fait pas impunément la même chose quand on la répète constamment ; il se trouve qu’au bout d’un certain temps, et lorsqu’on veut la modifier ou la changer, on la répète toujours. Le Law 2 de Cochut, écrivain de revue, et qui semble en porter la marque dans toutes ses productions, est un travail de revue beaucoup plus qu’un ouvrage sui generis, ayant sa vie propre et son originalité. Et c’est aussi un petit livre, à l’adresse de cette société détournée des choses littéraires, qui se rue au gain avec une ardeur famélique, et qui ne lit plus, par suite d’affaires, comme dit si comiquement le vieux Turn-Penny dans le Redgauntlet.
Cochut ne manque point de talent, et même d’esprit, d’un esprit qui est au talent comme la mousse est au vin, qui le rend plus piquant et qui le couronne. Il est connu par des travaux très renseignés sur des questions économiques, la plupart anglaises, et son livre sur Law montre qu’il est fait pour mieux que pour jauger des chiffres et comparer des statistiques. Il y a là de la tenue d’écrivain, de l’élégance, de la netteté, et souvent une fine ironie, toutes choses excellentes, mais qu’il faudrait utiliser dans une composition plus vaste qu’une simple et courte monographie. L’abbé Galiani disait : « Il y a des États qui ne sont jolis que dans leur décadence. » Le petit médaillon historique de Law, peint par Cochut, est un livre de ces sortes d’États à leur déclin, ce qui ne veut pas dire, du reste, que nous soyons le moins du monde « jolis » en tombant comme nous le faisons. Nous étions « jolis » peut-être du temps de Galiani, mais à présent nous sommes prosaïques et affreux. Ce qui fut la grâce française manque à notre chute. Par suite de ses préoccupations d’économiste, sans doute, Cochut a voulu surtout tracer l’idée nette du système, et il l’a pris à part, l’isolant de tous les faits généraux et ne l’expliquant que par l’état où les prodigalités de Louis XIV avaient mis les finances et la monarchie ; et, pour parler la langue économique, il s’est très bien tiré de ce dix-huitième d’épingle historique. Mais, selon nous, la division du travail ainsi appliquée à l’Histoire est funeste. C’est un procédé sans grandeur, par amour de l’exactitude. Que dirait-on si l’on montrait qu’il conduit à faux ?… Dans l’esprit humain et dans l’Histoire, qui est la glace de l’esprit humain, mais une glace où les traits restent au lieu de passer, rien n’est isolé, tout se tient, tout s’enchaîne, et le devoir de l’historien est de montrer ces enchaînements, ces jointures, ces articulations, qui constituent l’ensemble de l’Histoire et de son unité.
Law, l’aventurier Law, n’est point un accident dans le xviiie siècle ; il n’est point un aérolithe vivant tombant du pays des Chimères, dans une époque et dans un pays où l’esprit du temps prenait son ivresse pour sa force. Law est le produit très normal et très spontané d’un temps qui valait moins que lui, puisqu’il l’a gouverné, mais qu’il n’aurait pas gouverné s’il n’y avait pas eu entre lui et ce temps des choses communes et profondes. Il en avait les mœurs ; il en avait l’audace désespérée et la corruption, cette audace de joueur qui à tout coup joue le va-tout de sa vie, et telle avait été la sienne. Ce qui lui appartient en propre, c’était le génie, si on entend par génie cette espèce de force intellectuelle qui déplace beaucoup d’idées et renverse toutes les traditions. Mais, dans tous les cas, c’était là un génie funeste, le génie qui fait trou, comme une bombe, dans tout ce qui est cohérent encore dans un peuple, et qui, prenant à rebours les instincts, les mœurs, les intérêts de la France, a faussé pour longtemps (pour toujours peut-être !) une destinée dont le secret ne se trouve qu’à deux places : dans le passé et dans le sol. Le mal tend au complet comme le bien. Law est dans l’ordre économique ce que fut le Régent dans l’ordre politique. De tels génies devaient s’accueillir, se comprendre et s’arc-bouter ; car ils étaient l’un et l’autre la Révolution.
À notre sens, fort inflexible, Cochut n’est point assez sévère pour Law. Il n’ose le condamner ni l’absoudre, et cette hésitation est déjà un jugement qui révèle la pente naturelle de l’esprit. Chose logique, du reste ! tout économiste moderne doit se sentir des entrailles pour l’homme du système, car c’est de cet homme que date, en France, « cette vive surexcitation de l’industrie » qui a remplacé la grande existence agricole d’autrefois. Cochut cite, comme une opinion qu’il épouse, les paroles de Gautier sur Law dans l’Encyclopédie du Droit : « La conception de Law, malgré les vices originaires qui rendaient le succès impossible, malgré la témérité aveugle et les fautes graves qui rendirent sa chute si soudaine et si terrible, n’en atteste pas moins chez son auteur, outre un génie puissant et inventif, la perception distincte des trois sources les plus fécondes et jusque-là les plus ignorées de la grandeur des nations : le commerce maritime, le crédit et l’esprit d’association. »
On a droit de s’inscrire en faux contre un tel jugement. Ne dirait-on pas que la grandeur des nations, avant Law, était ignorée ! En vérité, ces exagérations d’économistes rappellent, à leur manière, les exagérations d’un autre genre dont on s’est tant moqué, quand les hommes de la fin du xviiie siècle, hébétés par le matérialisme, proclamaient que la Révolution française était toute dans le déficit financier. Le secret de la ruine ou de la grandeur d’un peuple ne tient pas dans les causes matérielles, si graves, si compliquées et si larges qu’elles puissent être. Les économistes oublient trop une pensée de Bonald, qu’il est peut-être bon de leur rappeler : « Les révolutions, comme les grandeurs des peuples, ont des causes matérielles et prochaines qui frappent les yeux les moins attentifs, mais ces causes ne sont, à proprement parler, que des occasions ; les véritables causes, les causes profondes et efficaces, sont toujours des causes morales, que les petits esprits et les hommes corrompus méconnaissent. »