(1763) Salon de 1763 « Peintures — Loutherbourg » pp. 224-226
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(1763) Salon de 1763 « Peintures — Loutherbourg » pp. 224-226

Loutherbourg

Phénomène étrange ! Un jeune peintre de vingt-deux ans, qui se montre, et se place tout de suite sur la ligne de Berghem ! Ses animaux sont peints de la même force et de la même vérité. C’est la même entente et la même harmonie générale. Il est large, il est moelleux, que n’est-il pas ?

Il a exposé un grand nombre de Paysages. Je n’en décrirai qu’un seul.

Voyez à gauche ce bout de forêt. Il est un peu trop vert, à ce qu’on dit ; mais il est touffu et d’une fraîcheur délicieuse. En sortant de ce bois, et vous avançant vers la droite, voyez ces masses de rochers, comme elles sont grandes et nobles, comme elles sont douces et dorées dans les endroits où la verdure ne les couvre point, et comme elles sont tendres et agréables où la verdure les tapisse encore ! Dites-moi si l’espace que vous découvrez au-delà de ces roches, n’est pas la chose qui a fixé cent fois votre admiration dans la nature ? Comme tout s’éloigne, s’enfuit, se dégrade insensiblement, et lumières et couleurs et objets ! Et ces bœufs qui se reposent au pied de ces montagnes, ne vivent-ils pas, ne ruminent-ils pas ? N’est-ce pas là la vraie couleur, le vrai caractère, la vraie peau de ces animaux ? Quelle intelligence et quelle vigueur ! Cet enfant naquit donc le pouce passé dans la palette ! Où peut-il avoir appris ce qu’il sait ? Dans l’âge mûr, avec les plus heureuses dispositions, après une longue expérience, on s’élève rarement à ce point de perfection. L’œil est partout arrêté, récréé, satisfait. Voyez ces arbres. Regardez comme ce long sillon de lumière éclaire cette verdure, se joue entre les brins de l’herbe, et semble leur donner de la transparence. Et l’accord et l’effet de ces petites masses de roches détachées et répandues sur le devant, ne vous frappent-ils pas ? Ah, mon ami, que la nature est belle dans ce petit canton ! Arrêtons-nous-y. La chaleur du jour commence à se faire sentir, couchons-nous le long de ces animaux. Tandis que nous admirerons l’ouvrage du Créateur, la conversation de ce pâtre et de cette paysanne nous amusera. Nos oreilles ne dédaigneront pas les sons rustiques de ce bouvier qui charme le silence de cette solitude, et trompe les ennuis de sa condition, en jouant de la flûte. Reposons-nous. Vous serez à côté de moi. Je serai à vos pieds, tranquille et en sûreté, comme ce chien, compagnon assidu de la vie de son maître et garde fidèle de son troupeau. Et lorsque le poids du jour sera tombé, nous continuerons notre route, et dans un temps plus éloigné, nous nous rappellerons encore cet endroit enchanté, et l’heure délicieuse que nous y aurons passée.

S’il ne fallait, pour être artiste, que sentir vivement les beautés de la nature et de l’art, porter dans son sein un cœur tendre, avoir reçu une âme mobile au souffle le plus léger, être né celui que la vue ou la lecture d’une belle chose enivre, transporte, rend souverainement heureux, je m’écrierais en vous embrassant, en jetant mes bras autour du cou de Loutherbourg ou de Greuze : Mes amis, son pittor anch’io.

La couleur et la touche de Loutherbourg sont fortes ; mais, il faut l’avouer, elles n’ont ni la facilité, ni toute la vérité de celles de Vernet. Cependant, a-t-on dit, s’il est un peu trop vert dans le paysage que vous venez de décrire, c’est peut-être qu’il a craint qu’en se dégradant sur un long espace, il ne finît par être trop faible. Mais ceux qui parlent ainsi, ne sont pas artistes.

Ce faire de Loutherbourg, de Casanove, de Chardin et de quelques autres, tant anciens que modernes, est long et pénible. Il faut à chaque coup de pinceau ou plutôt de brosse, ou de pouce, que l’artiste s’éloigne de sa toile pour juger de l’effet. De près l’ouvrage ne paraît qu’un tas informe de couleurs grossièrement appliquées. Rien n’est plus difficile que d’allier ce soin, ces détails avec ce qu’on appelle la manière large. Si les coups de force s’isolent, et se font sentir séparément, l’effet du tout est perdu. Quel art il faut pour éviter cet écueil ! Quel travail que celui d’introduire entre une infinité de chocs fiers et vigoureux, une harmonie générale qui les lie et qui sauve l’ouvrage de la petitesse de forme ! Quelle multitude de dissonances visuelles à préparer et à adoucir ! Et puis, comment soutenir son génie, conserver sa chaleur, pendant le cours d’un travail aussi long ? Ce genre heurté ne me déplaît pas.

Le jeune Loutherbourg est à ce qu’on dit d’une figure agréable. Il aime le plaisir, le faste et la parure ; c’est presque un petit-maître. Il travaillait chez Casanove, et n’était pas mal avec sa femme. Un beau jour il s’échappe de l’atelier de son maître et d’entre les bras de sa maîtresse ; il se présente à l’Académie avec vingt tableaux de la même force, et se fait recevoir par acclamation.

Combien il lui reste de belles choses à faire, si l’attrait du plaisir ne le pervertit pas !

Il a fait tout en débutant, une cruelle niche à ce Casanove chez qui il travaillait. Parmi ses tableaux il en a exposé un petit avec son nom Loutherbourg écrit sur le cadre en gros caractères. C’est un sujet de bataille. C’est précisément, comme s’il eût dit à tout le monde : Messieurs, rappelez-vous ces morceaux de Casanove qui vous ont tant surpris, il y a deux ans. Regardez bien celui-ci, et jugez à qui appartient le mérite des autres.

Ce petit tableau de bataille est entre deux petits Paysages de la plus douce séduction. Ce n’est rien ; des rochers, des plantes, des eaux ; mais comme cela est fait ! comme je les mettrais sous mon habit si l’on ne me regardait pas !