(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VII. Objections à l’étude scientifique d’une œuvre littéraire » pp. 81-83
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VII. Objections à l’étude scientifique d’une œuvre littéraire » pp. 81-83

Chapitre VII. Objections à l’étude scientifique d’une œuvre littéraire

Avant d’aller plus loin, il faut répondre ici à des objections qui doivent avoir surgi dans l’esprit de plus d’un lecteur.

§ 1. — « Soit, dira-t-on, nous voulons bien à la rigueur qu’une œuvre soit contrainte par une analyse sévère de livrer la plupart de ses secrets, de laisser paraître au grand jour les mystères de sa nature intime et même de révéler les principales qualités de son auteur. Tout cela s’y trouve contenu et enveloppé : tout cela peut en être tiré. Mais, dès qu’on passe à la recherche des causes et des effets, que de difficultés, et souvent quelle impossibilité de saisir le vrai !

« Comment, par exemple, retrouver toutes les forces dont une œuvre est la résultante ? Pour les écrivains morts depuis plusieurs siècles avons-nous des documents suffisants ? Leur biographie problématique tient parfois en quelques lignes.

Pouvons-nous pénétrer les milieux qu’ils ont traversés ? Avons-nous quelque moyen d’interroger leur cerveau, de connaître leur famille ? Pour ceux qui sont plus voisins de nous, il semble que nous soyons accablés, écrasés, étouffés sous un monceau de renseignements et que notre plus grand obstacle soit l’énormité même du fatras à débrouiller. Mais que de choses nous manquent encore pour avoir une connaissance pleine et entière d’un individu ! Savons-nous quelle a été son enfance ? N’y a-t-il pas des coins de sa vie qui nous échappent ? Sommes-nous au clair sur ses parents, sur ses ancêtres, sur leur dose d’intelligence ? Combien de lacunes, que rien ne peut combler ! N’est-ce pas assez pour rendre fragile et illusoire cette science que vous prétendez construire ? »

Il faut l’avouer sans hésitation, l’objection est spécieuse et elle renferme une part de vérité. Il est certain que toute science humaine, même quand elle suit une méthode sûre, a ses limites et ses impuissances. Il est certain que, dans le domaine de l’histoire littéraire comme dans tous les autres, il restera toujours des obscurités impénétrables. Mais quoi ! Parce que nous ne pouvons pas tout savoir, faut-il renoncer à organiser ce que nous savons ? Parce qu’il y a des ignorances nécessaires, faut-il se résigner à celles qui ne le sont pas ?

Le savant, qui étudie l’évolution des plantes et des animaux, a aussi de vastes lacunes à déplorer parmi ses sources d’information. Telle espèce s’est éteinte presque sans laisser de traces. Tel être disparu de la face de la terre n’est plus représenté que par des fragments épars dans ses profondeurs. L’histoire naturelle ainsi que l’histoire humaine a ses espaces vides. La chaîne des faits y est, ça et là, brisée. Mais qui donc osera conclure de là que la botanique et la zoologie ne sont pas des sciences ?

Qu’on me permette une comparaison. Certaines pierres à bâtir sont criblées de petits trous, telle la pierre meulière, ce qui ne l’empêche pas d’être une des plus solides que l’on connaisse. Un architecte hésitera-t-il à s’en servir ? Assurément non, et si le ciment qui unit les blocs est de bonne qualité, si le plan est bien tracé, le bâtiment pourra défier le temps et les tremblements de terre. De même, l’historien a le regret de constater des lacunes inévitables dans les matériaux qu’il doit mettre en œuvre ; c’est une raison suffisante pour qu’on lui recommande d’être prudent ; ce n’en est pas une pour qu’on lui dénie le pouvoir d’élever un édifice qui résiste et qui dure.

§ 2. — On dira encore : « Mais voyez donc les erreurs commises par ceux qui ont essayé d’introduire dans l’histoire la méthode scientifique. Taine, malgré son incontestable talent, a hasardé dans ses livres quantité d’assertions qu’il eût été fort embarrassé de prouver. A quoi n’aboutira pas le maniement de cet outil dangereux par des mains inexpérimentées ? »

Il n’est pas très malaisé de répondre. Oui, sans doute, des erreurs sont possibles. A qui n’arrive-t-il pas de se tromper, même en appliquant des principes justes ? L’arithmétique est un modèle d’exactitude ; l’addition est la plus simple des opérations, et pourtant il n’est pas rare de rencontrer des additions fausses. Descartes a imaginé sa théorie des tourbillons qui a fait loi pendant près de cent ans, qui a perdu ensuite toute l’autorité pour retrouver aujourd’hui, dit-on, quelque créance : personne songera-t-il pour cela à rayer l’astronomie du nombre des sciences ? Le bon sens veut seulement que l’on soumette à un contrôle sévère les faits et leur interprétation, qu’on en fasse la preuve, comme on procède pour tout calcul un peu compliqué. Arrière les explications hâtives, les généralisations prématurées ! Seulement, loin d’infirmer la valeur de la méthode scientifique, elles en proclament, elles en démontrent la nécessité et la puissance ; elles en supposent même l’existence, puisqu’on ne peut les redresser qu’à l’aide de cette méthode. Corriger une erreur, c’est toujours en appeler de l’homme mal informé à l’homme mieux informé ; c’est toujours, en somme, faire un acte de foi dans la possibilité de la science.

Concluons donc que les caractères d’une œuvre littéraire, ses rapports avec l’auteur qui l’a exécutée ; puis, — en partie du moins et avec plus de difficulté — les causes dont elle est l’effet et les effets dont elle est la cause sont accessibles à la recherche scientifique.

Mais nous n’avons à dessein considéré jusqu’ici dans l’histoire littéraire que des choses qui peuvent être matière à science, des phénomènes et la liaison entre ces phénomènes. Nous avons à nous demander maintenant si l’historien peut se borner à constater des faits ; s’il n’est pas obligé en une certaine mesure de juger les œuvres dont il parle ; si dès lors n’intervient pas une question de goût qu’il faut poser et résoudre.