Chapitre XXII.
L’affichage moderne
L’affiche illustrée (œuvre imprimée, qu’il faut donc mentionner ici) dont les oisifs regardent la pose toute fraîche et toute humide, admirant comment le mauvais et mince et tortillé chiffon sorti de la blouse grise affecte vite sur le renforcement du mur une allure de tableau et sous la décharge du pinceau un bel air verni, l’affiche illustrée est au juste, à cette heure, une industrie charmante qu’on est en train de gâcher.
On devine l’histoire de cet art décoratif. La publicité comme toute industrie un peu intelligemment, un peu américainement conduite, subit l’évolution d’une loi économique : la division du travail. Tôt les bons agents se sont aperçus qu’à la publicité typographiée convenait la description minutieuse, détaillée, convaincante. Le livre, le prospectus, l’album, la quatrième, mieux la première page des journaux doivent instruire le public du produit clamé ; et nulle forme n’est trop originale ni trop piquante pour cet office. Les rédacteurs de M. Géraudel excellent au fait-divers, ceux du savon du Congo au quatrain léger, etc. Parallèlement on a reconnu que la réclame murale faite pour être vue, non lue, comporte les plus brèves et les plus voyantes mentions. Il suffit qu’un mot, énorme, coure le long des murs. Le promeneur, obsédé, trouve en rentrant chez lui, dans son journal, le commentaire insinuant du mot hurleur.
Comment forcer l’attention sur ce mot ? La grosseur des caractères n’est pas un moyen suffisant ni sûr. Les lettres n’attirent pas. Il faut l’image pour retenir le regard au hasard accroché. De là l’affiche illustrée.
Vous entendez bien, illustrée, non pas l’affiche picturale, ce qui n’a pas de sens, illustrée, c’est-à-dire dont la mention commerciale est rehaussée, commentée, synthétisée par quelques couleurs, quelques traits appropriés.
Cela posé, je crois, indubitablement, il faut bien convenir que les artisans, même en vogue, de nos récentes affiches se sont tout fait mépris sur le sens de leur besogne.
Soit doux types d’affiches intelligentes, et deux types d’affiches indifférentes : ces exemples amèneront au principe théorique auquel je veux arriver.
M. H. de Toulouse Lautrec et M. Will. H. Bradley comptent à coup sûr, le premier à Paris, le second à Chicago, parmi les plus renommés et les plus talentueux des artistes spéciaux de l’illustration murale. Or voici une affiche de Lautrec, sa dernière : une femme insignifiante de visage, élancée, bien faite et fort élégante parmi ses plumes et ses fourrures, semble, de son manchon tendu, indiquer un chemin à un imaginaire questionneur. Voici une affiche de Bradley : deux matrones opulentes, en contours agréablement et décorativement circulaires, font danser leurs robes en marchant. Or la première affiche veut annoncer : la Revue Blanche, bimensuelle, la seconde : The Chap Book. Sérieusement il n’est aucune raison valable pour que l’œuvre de Lautrec ne s’applique pas à la publication américaine, et celle de Bradley à la revue parisienne ; ou pour que l’une ou l’autre d’entre elles ne notifie le tapioca Groult ou l’absinthe Cusenier.
À l’opposé, regardons de Walter Crane l’affiche du Champagne Hau. Tirée en bon bistre clair avec de légers rehauts, sur fond vert d’eau, elle évoque avec ses feuilles de vigne serrées, ses grappes nerveuses et sa fine champenoise légèrement équilibrée, une si fraîche vision d’ivresse qu’à la voir déjà vous tourne la tête. Encore l’affiche d’Eugène Grasset, A New Life of Napoleon, avec son premier consul botté et la crinière romantique de son cheval, est parlante et suggestive infiniment.
Or, sans hésitation je reconnais, et toute personne ayant regardé quelques estampes reconnaîtra, que de ces quatre œuvres celle de Lautrec et celle de Bradley sont d’un art très supérieur. N’empêche qu’elles soient de médiocres affiches. Celles au contraire de Walter Crane et de Grasset sont d’un effet excellent.
La raison en est simple : Grasset et Walter Crane se sont préoccupés de composer l’affiche utile aux industries qui employaient leur talent. Lautrec et Bradley ont eu, avant tout, souci de composer une estampe jolie.
Or, c’est là l’erreur quotidienne de nos artistes. Leur mérite est évident, leur bonne volonté certaine. Mais ils se trompent grossièrement en imaginant qu’une lithographie représentant une petite femme de Montmartre spirituellement campée peut, au choix, servir de fond suggestif à l’annonce d’un bazar, d’une librairie ou d’un papier à cigarettes.
Il se pourrait que le grand responsable de cette déviation de l’affiche fût notre cher et glorieux Jules Chéret. Les types de Chéret, leurs allures, leurs gestes, leurs accessoires, traduisent presque toujours une anecdote relative au sujet sur quoi se fait la publicité (Saxoléïne, Coulisses de l’Opéra, Théâtrophone, etc.). Mais leur matière est si artistique, si décisivement picturale que les émules de Chéret, hantés de son bonheur décoratif, n’ont pas vu son effort de bon publiciste et n’ont cherché à égaler que son mérite d’art.
Personnellement ça m’est égal. Comme je collectionne des livres jolis, des estampes ou des dessins, je garde précieusement les élégantes affiches contemporaines. Mais ces affiches sont inutiles commercialement. Dès lors, il est à craindre que tôt ou tard les industriels ne s’aperçoivent du marché de dupes qu’ils font en commandant une affiche à un peintre de plus de talent que de conscience, ou si l’on veut d’application, et que les imprimeurs d’odieuses affiches, genre Appell ou Lévy n’en bénéficient.
Quelques symptômes heureusement nous rassurent. Du même Lautrec, ci-dessus malmené, un Aristide Bruant était un merveilleux portrait-réclame du cabaretier. Surtout d’Outre-Manche, on nous a rapporté les exquises petites affiches de Dudley-Hardy. Sa seconde Gaiety girl, colombier en deux couleurs seulement, dessin en noir, réservant blanc sur fond rouge, est bien la plus affriolante et la plus directe des annonces. Dudley-Hardy, voilà le vrai maître de la nouvelle affiche. Il en a compris le caractère essentiel : l’appropriation.