Gautier, Théophile (1811-1872)
[Bibliographie]
Les Poésies de Théophile Gautier (28 juillet 1830). — Albertus ou l’Âme et le Péché (1833). — Les Jeune-France (1833). — Mademoiselle de Maupin (1835). — Fortunio (1838). — La Comédie de la Mort (1838). — Tra les montes (1889). — Une larme du Diable (1839). — Gisèle, ballet (1841). — Un voyage en Espagne (1843). — La Péri, ballet (1843). — Les Grotesques (1844). — Une nuit de Cléopâtre (1845). — Premières poésies, Albertus ; la Comédie de la Mort ; les Intérieurs et les Paysages (1845). — Zigzags (1845). — Le Tricorne enchanté, etc… (1845). — La Turquie (1846). — La Juive de Constantine, drame (1840). — Jean et Jeannette (1846). — Le Roi Candaule (1847). — Les Roués innocents (1847). — Histoire des peintres, en coll. avec Ch. Blanc (1847). — Regardez, mais n’y touchez pas (1847). — Les Fêtes de Madrid (1847). — Partie carrée (1851). — Italia (1852). — Les Émaux et Camées (1852). — L’Art moderne (1852). — Les Beaux-Arts en Europe (1852). — Caprices et zigzags (1802). — Aria Marcelin (1852). — Gemma (1854). — Constantinople (1854). — Théâtre de poche (1855). — Le Roman de la Momie (1856). — Jettatura (1857). — Avatar (1857). — Sakountala, ballet (1858). — H. de Balzac (1859). — Les Vosges (1860). — Trésors d’art de la Russie (1860-1863). — Histoire de l’art théâtral en France depuis vingt-cinq ans (1860). — Le Capitaine Fracasse (1863). — Les Dieux et les Demi-dieux de la peinture, avec A. Houssaye et P. de Saint-Victor (1863). — Poésies nouvelles (1863). — Loin de Paris (1864). — La belle Jenny (1864). — Quand on voyage (1865). — La Peau de Tigre, nouvelles (1865). — Voyage en Russie (1866). — Spirite (1866). — Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne (1866). — Rapport sur le progrès des lettres, en collaboration avec Sylvestre de Sacy, Paul Féval et Édouard Thierry (1868). — Ménagerie intime (1869). — La Nature chez elle (1870). — Tableaux de siège (1871). — Théâtre : Mystères, comédies et ballets (1872). — Portraits contemporains (1874). — Histoire du romantisme (1874). — Portraits et souvenirs littéraires (1875). — Poésies complètes, en 2 vol. (1876). — L’Orient, 2 vol. (1877). — Fusains et eaux-fortes (1880). — Tableaux à la plume (1880). — Mademoiselle Dafné ; la Toison d’or, etc. (1881). — Guide de l’amateur au musée du Louvre (1882). — Souvenirs de théâtre, d’art et de critique (1883).
OPINIONS.
Auguste Desplaces
Je regardais, tout à l’heure, sur la fenêtre en face de la mienne, un vase de fleurs qu’une jolie voisine avait exposé là au vent frais du matin. La tige, plantée dans le sable humide, différentes fleurs bizarrement assorties composaient ces gerbes aux vives couleurs… J’ai cru voir là une image assez fidèle de la poésie de M. Gautier. Dans son œuvre, en effet, plus d’une fleur svelte et capricieuse comme le chèvrefeuille s’entrelace à d’autres d’un coloris brillant comme l’œillet ou d’une senteur âcre comme le nénuphar ; mais sur tout le reste domine incessamment la pivoine, cette fleur monstrueuse et formidable, pour parler la langue familière à l’école dont M. Gautier est, après le maître, l’expression la plus distinguée.
Charles Baudelaire
Gautier, c’est l’amour exclusif du Beau, avec toutes ses subdivisions, exprimé dans le langage le mieux approprié… Or, par son amour du Beau, amour immense, fécond, sans cesse rajeuni (mettez, par exemple, en parallèle les derniers feuilletons sur Pétersbourg et la Néva avec Italia ou Tra les montes), Théophile Gautier est un écrivain d’un mérite à la fois nouveau et unique. De celui-ci, on peut dire qu’il est, jusqu’à présent, sans doublure.
Pour parler dignement de l’outil qui sert si bien cette passion du Beau, je veux dire de son style, il ne faudrait jouir de ressources pareilles, de cette connaissance de la langue qui n’est jamais en défaut, de ce magnifique dictionnaire dont les feuillets, remués par un souffle divin, s’ouvrent toujours juste pour laisser jaillir le mot propre, le mot unique, enfin de ce sentiment de l’ordre qui met chaque trait et chaque touche à sa place naturelle et n’omet aucune nuance. Si l’on réfléchit qu’à cette merveilleuse faculté Gautier unit une immense intelligence innée de la correspondance et du symbolisme universel, ce répertoire de toute métaphore, on comprendra qu’il puisse sans cesse, sans fatigue comme sans faute, définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l’homme… Il y a, dans le style de Théophile Gautier, une justesse qui ravit, qui étonne, et qui fait songer à ces miracles produits dans le jeu par une profonde science mathématique…
Nos voisins disent : Shakespeare et Goethe ! Nous pouvons leur répondre : Victor Hugo et Théophile Gautier… Théophile Gautier a continué, d’un côté, la grande école de la mélancolie, créée par Chateaubriand. Sa mélancolie est même d’un caractère plus positif, plus charnel, et confinant quelquefois à la tristesse antique. Il y a des poèmes dans la Comédie de la Mort et parmi ceux inspirés par le séjour en Espagne, où se révèlent le vertige et l’horreur du néant. Relisez, par exemple, les morceaux sur et Valdès-Léal ; l’admirable paraphrase de la sentence inscrite sur le cadran de l’horloge d’Urrugue : Vulnerant omnes, ultima necat : enfin la prodigieuse symphonie qui s’appelle Ténèbres.
Je dis symphonie, parce que ce poème me fait quelquefois penser à Beethoven. Il arrive même, à ce poète accusé de sensualité, de tomber en plein, tant sa mélancolie devient intense, dans la terreur catholique. D’un autre côté, il a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j’appellerai la consolation par les arts, par tous les objets pittoresques qui réjouissent les yeux et amusent l’esprit. Dans ce sens, il a vraiment innové : il a fait dire au vers français plus qu’il n’avait dit jusqu’à présent ; il a su l’agrémenter de mille détails faisant lumière et saillie et ne nuisant pas à la coupe de l’ensemble ou à la silhouette générale. Sa poésie, à la fois majestueuse et précieuse, marche magnifiquement, comme les personnes de cour en grande toilette.
Jules Barbey d’Aurevilly
Il y a enfin une âme ici (dans Émaux et camées), une âme ingénue et émue dans cet homme voué, disait-il, au procédé ! Il a beau écrire Diamant du cœur, pour dire une larme et vouloir pétrifier tous ses pleurs pour en faire jaillir un rayon plus vif, dans son amour de l’étincelle, l’émotion est plus forte que sa volonté. Son titre est vaincu par son livre ! Ce titre ne dit pas la moitié du livre qu’il nomme.
Il en dit le côté étincelant et sec. Il n’en dit pas le côté noyé, voilé et tendre. Les émaux ne se dissolvent pas. Le livre de M. Gautier devrait s’appeler plutôt Perles fondues, car, presque toutes ces perles de poésie, que l’esprit boit avec des voluptés de Cléopâtre, se fondent en larmes aux dernières strophes de chacune d’elles, et c’est là un charme, un charme meilleur que leur beauté !
Sainte-Beuve
Son premier voyage en Espagne qui est de 1840, et qui fut, dans sa vie d’artiste, un événement, lui avait fourni des notes nouvelles, d’un ton riche et âpre, bien d’accord avec tout un côté de son talent ; il y avait saisi l’occasion de retremper, de refrapper à neuf ses images et ses symboles ; il n’était plus en peine désormais de savoir à quoi appliquer toutes les couleurs de sa palette. Son recueil de Poésies publié en 1845, par tout ce qu’il contient, et même avant le brillant appendice des Émaux et camées, est une œuvre harmonieuse et pleine, un monde des plus variés et une sphère. Le poète a fait ce qu’il a voulu ; il a réalisé son rêve d’art ; il ne se borne nullement à décrire, comme on a trop dit, pas plus quo, lorsqu’il a une idée ou un sentiment, il ne se contente de l’exprimer sous forme directe. Il nous a donné toute sa poétique dans une de ses plus belles pièces, le Triomphe de Pétrarque, où il s’adresse, en finissant, aux initiés et aux poètes :
Sur l’autel idéal entretenez la flamme.……………………………………………………………Comme un vase d’albâtre où l’on cache un flambeau,Mettez l’idée au fond de la forme sculptée,Et d’une lampe ardente éclairez le tombeau.
Quand je me remets à feuilleter et à parcourir en tous sens, comme je viens de le faire, ce recueil de vers de Gautier, qui mériterait, à lui seul, une étude à part, je m’étonne encore une fois qu’un tel poète n’ait pas encore reçu de tous, à ce titre, son entière louange et son renom…
J’aime infiniment mieux M. Gautier dans ses vers. Là, du moins, la forme est plus à sa place, et puis le sentiment n’en est jamais absent comme en prose. Je n’ai pas dit, de ses poésies, tout ce qu’elles suggéraient dans les détails ; il y en a de charmants, ou qui le seraient si quelque trait à côté n’y faisait tache, ou s’ils n’étaient ! en général, compromis et comme enveloppés dans le reflet, une fois reconnu, de l’ensemble… On aurait à louer chez M. Gautier quelques heureuses innovations métriques, par exemple, l’importation de la terza rima, de ce rythme de La Divine Comédie qui n’avait pas reparu dans notre poésie depuis le xvie siècle, et qui a droit d’y figurer par son caractère gravement approprié, surtout quand il s’agit de sujets toscans. — Tout à côté, on peut admirer à la loupe une fine miniature chinoise sur porcelaine du Japon. L’auteur est maître en ces jeux de forme et de contraste.
Théodore de Banville
Dans cette tête brune, chevelue, aux joues larges et d’un pur contour, à la barbe légère, calme comme celle d’un lion, fière comme celle d’un dieu, aux yeux doux, profonds, infinis, où le front olympien abrite la connaissance et les images de toutes les choses, où le nez droit, large à sa naissance, est d’une noblesse sans égale, où sous la légère moustache, écartée avec grâce, les lèvres rouges, épaisses, d’une ligne merveilleusement jeune, disent la joie tranquille des héros, dans cette noble tête aux. sourcils paisibles, qui si magnifiquement repose sur ce col énergique de combattant victorieux, superbe dans ce blanc vêtement flottant et entr’ouvert sur lequel est négligemment noué un mouchoir aux raies de couleurs vives, — Phidias lui-même (qui savait bien les secrets de son art) ne serait pas arrivé à tailler une tête d’académicien à perruque verte, car il y a parfois un obstacle impérieux dans la nature des choses, et pour faire un marchand de parapluies ou un employé du Mont-de-Piété, vous n’auriez pas l’idée de prendre l’immortel Indra sur son char traîné par les coursiers d’azur, ni le Zeus-Clarios de Tégée, à la fois dieu de l’éther et de la lumière.
Victor Hugo
Émile Blémont
Jules Claretie
François Coppée
Emmanuel Des Essarts
Anatole France
José-Maria de Heredia
Catulle Mendès
Sully Prudhomme
Auguste Vacquerie
Léon Dierx
SALUT FUNÈBRE.
Leconte de Lisle
Swinburne
Théodore de Banville
Si Gautier a été longtemps méconnu comme poète, c’est qu’en cette qualité il dut soutenir la lutte contre un trop redoutable rival, contre le Théophile Gautier prosateur, qui, vêtu des plus belles étoffes de l’Orient, savait construire les palais, susciter les plus enivrantes féeries, évoquer mille gracieuses figures de femmes, et qui, pareil à la jeune fille du conte, ne pouvait ouvrir ses lèvres sans en laisser tomber des saphirs, des rubis, des topazes, et les lumineuses transparences de mille diamants. Ce magicien-roi qui sait tout, à qui toutes les époques et tous les personnages de l’histoire sont familiers, et qui ressuscite les Égyptiennes du temps de Moïse, aussi bien que la lydienne Omphale, a trop souvent caché, derrière son manteau de pourpre, le ferme et délicat rimeur, d’une pureté antique et d’une idéale délicatesse, qui, pareil à un statuaire grec, ne livre pas son Âme, et pudiquement la laisse deviner à peine sous les blancheurs du marbre sacré.
Être accusé de manquer de cœur est le sort commun de tous les artistes non effrontés, qui ne font pas de leur cœur métier et marchandise, et qui ne l’accommodent pas en mélodie pour piano ; peut-être faut-il qu’on soit resté simple et instinctif pour deviner l’être aimant et divinement tendre, en lisant le Triomphe de Pétrarque et l’héroïque Thermodon ; mais il me ◀semble difficile que le premier venu puisse lire sans pleurer les strophes émues et déchirantes inspirées à Théophile Gautier par la mort de sa mère.
Émile Faguet
On dirait une gageure. Un homme dépourvu d’idées, de sensibilité, d’imagination, et qui n’aime pas le lieu commun, se mêle d’écrire, et écrit toute sa vie : cela n’est pas très rare ; mais il y réussit : cela est extraordinaire, ne s’est produit peut-être qu’une fois dans l’histoire de l’art, est infiniment curieux à étudier. C’est le cas de Théophile Gautier. Il est entré dans la littérature sans avoir absolument rien à nous dire. Le fond était nul. Pas une idée. D’idées philosophiques, ou historiques, ou morales, ne nous en préoccupons même pas… Gautier n’avait pas plus de sensibilité que d’idées… Dès que Gautier écrit plus de deux pages en vers, il est mortellement ennuyeux. Faites l’épreuve. Poussez un peu un admirateur de Gautier. Il vous citera toujours un ouvrage très court, un sonnet, ou la Symphonie en blanc majeur, qui est exquise, ou Fatuité, qui est magnifique, ou Pastel, qui est d’un sentiment délicat et d’une exécution parfaite. Mais les grandes compositions et les longues méditations des premières poésies (1830-1845) ? Il ne les a pas lues. Il y a très longtemps qu’elles n’existent plus… C’était un homme admirablement doué pour le style et à qui il n’a manqué que le fond… Les hommes qui aiment les idées ont, à son endroit, une espèce d’horreur. Je voudrais qu’ils reconnussent en lui au moins des dons peu communs de peintre à la plume, que tout au moins ils avouassent être en présence d’une merveilleuse vocation manquée. Il périra, je crois, tout entier.
Judith Gautier
Cette splendide aurore de l’art nouveau qui se leva à la première d’Hernani et illumina les premiers pas du jeune poète, a été la lumière de
toute sa vie ! Victor Hugo a
rayonné sur son esprit jusqu’au dernier jour, et son culte n’a jamais faibli.
« Sa belle main pâle ne laissa tomber l’encensoir que glacée. »
Cette phrase, la dernière que sa plume ait tracée, était dite à propos de
Delphine de
Girardin ; mais, comme elle s’applique bien à lui-même ! Quelques
mois avant sa mort, il écrivait encore, et ce qu’il écrivait avant de poser la
plume pour jamais, c’était justement l’histoire de la première d’Hernani.
Maxime Du Camp
Toutes les pièces d’Émaux et camées sont composées avec un art maître de soi, que nulle surprise ne peut dérouter et pour qui la poésie n’a pas de secret. Elles sont construites selon un plan déterminé dont l’auteur ne s’écarte pas ; la rime, si difficile qu’elle peut se présenter, ne l’entraîne jamais hors de la voie qu’il s’est tracée, car il la force à obéir et elle obéit, venant, à point nommé, compléter sa pensée, selon la forme voulue et le rythme choisi… Dans ses poésies, aussi bien dans celles de la jeunesse que dans celles de l’âge mur, Gautier a une qualité rare, si rare, que je ne la rencontre, à l’état permanent, que chez lui : je veux parler de la correction grammaticale… De tous ceux qui sont entrés dans la famille dont Goethe, Schiller, Chateaubriand, ont été les ancêtres, dont Victor Hugo a été le père, ceux-là seuls ont été supérieurs qui ont fait bande à part… J’ai déjà cité Théophile Gautier et Alfred de Musset, qui eurent à peine le temps d’être des disciples qu’ils étaient déjà des maîtres.
Eugène Lintilhac
Après la Comédie de la Mort, véritable adieu au romantisme, il
ouvre une voie nouvelle à l’art des vers. Il désencombre la poésie, qu’étouffait
le moi lyrique. Il professe, pour la forme, un culte
extraordinaire, fort heureux en somme, puisque ? grâce à lui, la raison reprend
peu à peu sa place légitime, celle de frein dans les impulsions de l’imagination
et de la sensibilité, et c’est là le vrai sens de la boutade : « Mes
métaphores se tiennent, tout est là »
; c’est beaucoup
du moins ; et comme on l’avait oublié autour de lui, Vigny et Sainte-Beuve
exceptés !