(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre VII. Induction et déduction. — Diverses causes des faux raisonnements »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre VII. Induction et déduction. — Diverses causes des faux raisonnements »

Chapitre VII.
Induction et déduction. — Diverses causes des faux raisonnements

Ces procédés d’argumentation, et tous les raisonnements qu’on peut faire se ramènent à deux catégories : ou bien on passe d’un fait observé ou d’un groupe de faits à la loi qui en rend raison, ou bien on passe du principe évident aux conséquences nécessaires. Dans le premier cas on fait une induction, dans le second une déduction.

Le physicien, qui veut expliquer la nature et qui opère sur les données de l’expérience, cherche les lois des phénomènes qu’il voit, et procède par induction. Le mathématicien qui crée lui-même la matière de ses spéculations et considère des objets idéaux, développe les conséquences des principes qu’il a posés, et procède par déduction.

Ces deux méthodes contiennent toutes les argumentations littéraires comme toutes les démonstrations scientifiques : la raison humaine n’a pas d’autres voies ; elle ne sait point autrement rendre compte de ce qui est ni établir ce qui doit être. Prenons quelques exemples.

Villon aperçoit dans le monde l’universelle souveraineté de la mort :

Mon père est mort, Dieu en ait l’âme ;
Quand est du corps, il gît sous l’âme (cercueil).
J’entends que ma mère mourra,
Et le sait bien, la pauvre femme ;
Et le fils pas ne demeurera.
Je connais que pauvres et riches,
Sages et fols, prêtres et lais (laïques),
Noble et villain, larges et chiches,
Petits et grands, et beaux et laids,
Dames à rebrassés (hauts et plissés) collets,
De quelconque condition,
Portant atours et bourrelets,
Mort saisit sans exception.
Et mourut Pâris et Hélène……

Puis vient la fameuse ballade :

Dites-moi où, n’en quel pays,
Est Flora la belle Romaine, ….
La reine Blanche comme un lis,
Qui chantait à voix de Sirène, ….
Et Jehanne la bonne Lorraine
Qu’Anglais brûlèrent à Rouen ?
Où sont-ils, vierge souveraine ?
Mais où sont les neiges d’antan.

Et la ballade des seigneurs du temps jadis, avec son autre mélancolique refrain :

Mais où est le preux Charlemagne ?

Et cette autre, en vieil françoys, si triste aussi dans sa conclusion :

Autant en emporte ly vens.

Après quoi Villon poursuit son propos :

Puisque papes, rois, fils de rois…
Sont ensevelis morts et froids,
En autrui mains (aux mains d’autrui) passent leurs rênes ;
Moi, pauvre mercerot de Rennes,
Mourrai-je pas ?

Tout ce développement n’est qu’une induction complétée par une déduction. Père, mère, petits et grands, Pâris et Hélène, les dames et les seigneurs du temps jadis, papes, empereurs et dauphins, sont morts : donc tous les hommes meurent Voilà l’induction, qui tire la loi d’une collection de faits particuliers. Tous les hommes meurent, donc je mourrai : voilà la déduction, qui tire la conséquence d’un principe incontestable et reconnu pour vrai.

On peut d’une façon générale prendre les oraisons funèbres et les panégyriques de Bossuet pour des démonstrations par induction, et les sermons pour des démonstrations par déduction. Dans les premiers, de l’examen d’un cas particulier, bien choisi, de l’exposition de la vie d’un prince ou d’un saint, il tire une leçon générale, une loi pour le règlement de la vie chrétienne et le salut des auditeurs. Dans les autres, partant des principes fondamentaux de la religion, développant les conséquences nécessaires des dogmes et des textes qui sont au-dessus de toute controverse, il aboutit aux mêmes conclusions par un enchaînement de vérités abstraites.

Ainsi l’oraison funèbre de la duchesse d’Orléans et le sermon sur la Mort ont même plan, même division et même conclusion. Là, par l’exemple d’Henriette d’Angleterre, ici par un développement tout général et spéculatif, il donne la même leçon, grande et utile : « Ô mort… toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous fais connaître notre dignité ; … tu lui apprends (à l’homme) ces deux vérités, qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître : qu’il est infiniment méprisable, en tant qu’il passe ; et infiniment estimable, en tant qu’il aboutit à l’éternité. »

Vous pouvez donc, quoi que vous ayez à démontrer, ou bien chercher dans l’étude des faits historiques ou naturels la preuve expérimentale de ce que vous voulez établir, ou bien chercher dans l’analyse de la question quelque principe évident par lui-même ou antérieurement prouvé, dont la vérité débattue dépende par une conséquence nécessaire. La théorie du raisonnement est facile à comprendre : c’est dans l’application qu’est la difficulté. Surtout quand il s’agit de vérités morales ou littéraires, on opère sur des faits plus complexes, sur une réalité moins précise, sur des principes moins absolus, et il est souvent fort délicat de retenir le fil de son raisonnement. Les esprits fins, pour parler le langage de Pascal, ont ici l’avantage sur les esprits géométriques.

Je n’ai point à entreprendre ici de faire œuvre de logicien, ni à exposer dans le détail les règles et le mécanisme de raisonnement. Je ne veux que m’arrêter à quelques principales causes d’erreurs.

Dès qu’on est capable d’abstraction, on est capable de raisonnement, et l’on ne se trompe guère dans le développement des conséquences. Si l’on accuse certaines personnes, et les femmes surtout, de manquer de logique, c’est que, dans leurs raisonnements, les images viennent brusquement expulser les idées, et introduire des objets concrets qui intéressent la sensibilité : l’argumentation commencée selon l’ordre de la raison se poursuit selon l’ordre du cœur ; la conclusion n’a plus la valeur d’une nécessité universelle, mais d’une volonté individuelle. Si la passion vient ainsi fausser le raisonnement, c’est par une faiblesse de la faculté d’abstraire, et le remède consiste à la fortifier le plus possible.

Mais en laissant de côté les causes de trouble et d’erreur étrangères à la faculté même de raisonner, je ne trouve guère qu’on se trompe ordinairement dans le chemin qu’on fait du principe à la conclusion. Il y a une logique naturelle à laquelle obéissent les esprits les moins cultivés : la raison fait son œuvre sourdement, inconsciemment jusque dans les intelligences les plus brutes. C’est sur le point de départ qu’on se trompe ; on raisonne juste sur des principes faux.

Dans l’induction, on observe mal les faits dont on tire la loi. On se laisse tromper à l’apparence ; on prend pour réel ce qui ne l’est pas, comme dans l’histoire de la dont d’or, et l’on donne la raison de ce qui n’existe pas. Tels sont tous les principes de l’alchimie, de la magie, de l’astrologie, où l’on réduit en un corps de science des faits imaginaires : les formules de transmutation des métaux, d’envoûtement, de calcul de l’horoscope, supposent des expériences qui n’ont jamais pu être faites, et sont fondées sur dépurés chimères et de constantes illusions. Ou bien on se presse trop de généraliser ; par légèreté, par impatience, on ne se donne pas la peine de ramasser un grand nombre d’observations, et sur deux ou trois exemples, sur un seul parfois, et qu’on n’étudie pas à fond, on pose une règle générale qui se trouve fausse. Tel ce voyageur anglais, qui, dans je ne sais quel canton de France, servi par une fille d’auberge aux cheveux roux, notait sur son calepin qu’en ce pays les femmes étaient rousses. D’autres fois on aborde l’examen des faits avec des idées préconçues, et l’on contraint la réalité à s’y conformer, au lieu de conformer son opinion à la réalité. Nous interprétons à mal toutes les actions des gens que nous n’aimons pas, à bien toutes celles des gens que nous aimons. Un juge d’instruction est porté à voir dans tout accusé un coupable, et dans tout ce qu’a fait, dans tout ce qu’a dit l’accusé, les preuves ou les indices de sa culpabilité. C’est ce qui fait que les miracles sont plus visibles à ceux qui y croient d’avance ; les fantômes ne se présentent qu’aux superstitieux, et il faut croire au spiritisme pour avoir commerce avec les esprits. Le monde surnaturel ne se révèle guère aux incrédules. Dans les recherches scientifiques, les erreurs sont dues souvent à cet esprit de système, qui fait que l’on cherche, non pas à découvrir la vérité, mais à prouver une hypothèse ; on néglige tout ce qui la condamne, on ne voit que ce qui la sert. Claude Bernard s’est étendu là-dessus dans son Introduction à la médecine expérimentale ; c’est pour lui la grande cause d’erreur, et il ne se lasse pas de recommander aux savants d’être toujours prêts à abandonner l’idée préconçue qui leur a fait entreprendre une observation ou instituer une expérience. On démontre que des sorciers connaissent l’avenir en citant cent occasions où ils ont prédit juste ; mais on a oublié les milliers de cas où ils se sont trompés. Enfin toutes ces causes d’erreur peuvent se mêler et concourir dans une fausse généralisation ; on obéit à des préjugés, à une tradition, à l’intérêt ou à la passion, et l’on accepte pour vrais des faits imaginaires ; on  jette un coup d’œil distrait sur la réalité ; on la voit de loin, indistinctement, confusément, ou l’on n’en prend qu’une partie ; on fait arbitrairement abstraction de ce qui gêne ou déplaît ; après quoi l’on se prononce avec autorité, et l’on établit des lois, universelles, éternelles. Ainsi faisons-nous quand nous nous jugeons les uns les autres ; sur une rencontre d’un moment, on arrête que tel est avare, tel est fier, tel a de l’esprit, tel est sot. Cela se voit surtout dans l’idée que les divers peuples se font les uns des autres. Je n’ai point vu de roman anglais ou russe, en dépit de l’impartiale observation des auteurs, où l’on donnât d’un Français autre chose qu’une charge ; et l’on peut croire que nous agissons de même à l’égard des étrangers. Récemment, un pédant, pesant docteur, essayait de peindre à ses compatriotes allemands ce qu’il avait vu chez nous. « Le portrait qu’il trace du Français, de corps chétif, sans vigueur musculaire, incapable d’avoir des enfants, ignorant l’orthographe (t la géographie, hors d’état d’apprendre une langue étrangère, libre penseur sans avoir jamais pensé, ne songeant qu’à être décoré d’un ordre quelconque et à émarger au budget, dépaysé quand il a dépassé le boulevard des Italiens, hostile au gouvernement et acceptant servilement tous les régimes, incapable de comprendre ni les mathématiques, ni le jeu d’échecs, ni la comptabilité ; ce portrait, dis-je, est une vraie caricature. Elle est toute de convention, et elle n’a assurément pas plus de vérité que celle de l’Allemand naïf, à la tête carrée, aux grands pieds et à la longue pipe, buvant des chopes et dissertant sur l’idéal et l’infini, se gavant de choucroute et volant des pendules, pour être, en fin de compte, roué de coups par un sous-officier imberbe4. »

On se tiendra donc en garde contre de pareilles tentations, et avant de faire aucune induction, avant de poser une loi ou une règle, avant de rien généraliser, on s’assurera qu’on travaille bien sur une réalité, et non sur un fantôme, que les faits d’abord existent ; on aura soin ensuite de ne rien négliger dans les faits qu’on aura reconnus, de tenir compte de tous les éléments qui les composent, de n’y rien ajouter ni retrancher arbitrairement. Enfin on réunira le plus qu’on pourra de faits analogues ; plus on aura ramassé d’exemples, plus on aura chance de dégager la véritable loi ; plus il sera aisé de distinguer les caractères vraiment essentiels et communs des circonstances étrangères et des particularités locales. Dans tout ce travail, il faudra se détacher de toute passion, de tout amour-propre, se désintéresser en quelque sorte du résultat, et dans quelque opinion qu’on ait commencé sa recherche, quelque preuve qu’on ait poursuivie, il faudra renoncer à tout ce que n’imposeront rigoureusement et exclusivement les faits.

Je trouve un merveilleux exemple de raisonnement inductif dans la Philosophie de l’art de M. Taine. Voulant découvrir quel est l’objet de l’art, il ne fait point d’axiomes et de définitions a priori ; il ne sort pas de l’expérience. « Toute l’opération, dit-il, consiste à découvrir, par des comparaisons nombreuses et des éliminations progressives, les traits communs qui appartiennent à toutes les œuvres d’art, en même temps que les traits distinctifs par lesquels les œuvres d’art se séparent des autres produits de l’esprit humain. »

Considérant donc les cinq grands arts, peinture, sculpture et poésie, architecture et musique, se fondant sur des faits que fournissent l’expérience ordinaire, l’histoire des grands hommes, celle des arts et des lettres, observant tantôt l’œuvre de Michel-Ange ou celle de Corneille, tantôt les peintures de Pompéi ou les mosaïques de Ravenne, il fait cette première induction, que l’objet de l’œuvre d’art semble être l’imitation de la nature.

Mais certains faits semblent contredire à cette assertion : les preuves que donnent le moulage, la photographie et la sténographie, la comparaison de certaines œuvres d’art, comme les portraits de Denner et ceux de Van Dyck, le parti pris d’inexactitude qu’on remarque dans l’art souvent le plus élevé, la comparaison de la prose et de la poésie, des deux Iphigénies de Gœthe où la beauté est en proportion inverse de l’exactitude, tout cela témoigne que le but de l’art n’est pas l’imitation rigoureuse et absolue.

Poussant plus loin l’étude des faits, on remarque que, dans les arts du dessin et dans les lettres, l’imitation se porte sur les rapports et les dépendances mutuelles des parties.

Mais cette règle n’est pas encore générale, et l’observation vient de nouveau la rectifier. Les plus grandes écoles ont altéré volontairement les rapports des parties. Et l’on découvre, par l’étude des chefs-d’œuvre de Michel-Ange et de Rubens, deux artistes d’inspiration si différente, que cette altération a pour but de rendre sensible un caractère essentiel.

Des exemples tirés de la zoologie et de la climatologie éclaircissent la nature du caractère essentiel et en font voir l’importance.

Reprenant la comparaison de l’œuvre d’art avec la nature qu’elle exprime, on aperçoit, par l’exemple de Rubens et de la Flandre, de Raphaël et de l’Italie, que l’art altère la nature pour dégager le caractère essentiel qui n’y ressort pas suffisamment.

Comme contre-épreuve de cette série d’observations, on regarde non plus l’œuvre, mais l’auteur, et l’on voit que chez tous les grands artistes, dans ce qu’on appelle inspiration ou génie, se rencontre toujours une impression originale fournie par un caractère de l’objet, « la vive sensation spontanée qui groupe autour de soi le cortège des idées accessoires, les remanie, les façonne, les métamorphose, et s’en sert pour se manifester ».

Nous voilà au bout de la recherche. « Nous sommes arrivés par degrés (dit M. Taine, et j’ajoute sans perdre un instant de vue la réalité et les faits) à une conception de l’art de plus en plus élevée, partant de plus en plus exacte… Aucune de ces définitions ne détruit la précédente, mais chacune d’elles corrige et précise la précédente, et nous pouvons, en les réunissant toutes et en subordonnant les inférieures aux précédentes, résumer ainsi qu’il suit tout notre travail : L’œuvre d’art a pour but de manifester quelque caractère essentiel ou saillant, partant quelque idée importante, plus clairement et plus complètement que ne font les objets réels. Elle y arrive en employant un ensemble de parties liées, dont elle modifie systématiquement les rapports. Dans les trois arts d’imitation, sculpture, peinture et poésie, ces ensembles correspondent à des objets réels. »

Dans la déduction, on lire des conséquences d’un principe évident ou connu en s’appuyant sur d’autres principes évidents ou connus. Ainsi de la définition du triangle le mathématicien déduit les propriétés du triangle à l’aide des axiomes évidents et des théorèmes antérieurement démontrés. Ainsi Cicéron justifie Milon accusé d’assassinat, en déterminant les circonstances particulières de la mort de Clodius, qui sont que Milon avait été attaqué par lui et contraint à se défendre, et en se fondant sur le principe de droit qu’un meurtre commis en état de légitime défense n’est pas punissable. Il dresse son raisonnement en forme de syllogisme :

Un meurtre commis en état de légitime défense n’est pas punissable. Or Milon, provoqué, attaqué, était en état de légitime défense. Donc Milon doit être absous du meurtre de Clodius.

On saisit ici ce qui peut faire la faiblesse on la fausseté de tels raisonnements : il est facile de tirer rigoureusement et sans erreur la conséquence nécessaire des prémisses. Mais si ces prémisses sont fausses, si une seule est fausse, la conséquence sera fausse aussi. Si les jurisconsultes n’admettent pas le principe invoqué, si les témoins démentent les faits allégués, que restera-t-il des conclusions de l’avocat ? Nul ne contestera à Cicéron le droit de légitime défense : mais on peut nier que le bénéfice de ce droit fût applicable à Milon.

Il y a, hors du domaine des sciences, bien peu de principes qu’on ne puisse mettre en question, comme il y a bien peu de faits qu’on n’envisage de mille façons. Un grand orateur romain, Antoine, eut à défendre un tribun séditieux, Norbanus : il lit porter tout son raisonnement sur deux points, l’un de droit, l’autre de fait :

1º Il y a des séditions légitimes ;

2º Celle qu’a excitée Norbanus est de ce genre-là.

Ces deux points admis, l’innocence de Norbanus est incontestable, et son acquittement assuré. Mais ni la question de droit ni la question de fait no sont évidentes. Il faudra apporter de nombreux et saisissants exemples de justes et fécondes insurrections ; il faudra faire un choix délicat de circonstances dans le récit des faits reprochés à Norbanus.

Le grand point est donc de ne s’appuyer que sur des vérités indubitables. Il faudra prouver tout ce qui ne sera point évident par soi. La difficulté n’est pas de tirer des conséquences justes, mais de prendre des principes véritables.

Ici se présentent deux écueils où l’on ne manque guère de se heurter, et souvent on ne fait qu’aller de l’un à l’autre. On a une grande facilité à admettre l’évidence des choses qu’on croit ou qu’on aime : on se persuade sans peine qu’elles n’ont pas besoin de preuve. Et il arrive que d’autres non seulement n’aperçoivent pas cette évidence qui nous frappe, mais aperçoivent la même évidence dans des opinions contradictoires aux nôtres. Qui aurait soutenu naguère que les Grecs appliquaient des couleurs vives sur certaines parties de leurs statues et de leurs temples, on eût ri de son absurde croyance : on lui eût répondu qu’évidemment ce badigeonnage était indigne du sentiment esthétique de ce peuple d’artistes, qu’ils ne pouvaient pas gâter ainsi la pure blancheur du marbre, si simplement belle : cela était évident alors, et pourtant c’était faux ; et les faits sont venus depuis témoigner en faveur de la polychromie.

Maintes fois, au contraire, par un scrupule excessif, on met tout en doute et l’on s’embarrasse de tout prouver. C’est fermer la voie à tout raisonnement. Si loin qu’on aille dans la preuve, il faudra s’arrêter quelque part, et admettre comme évidente sans démonstration une dernière vérité, fondement de toute certitude. Il n’y a pas de raisonnement sans axiomes, et je ne sais si l’on pourrait trouver une phrase d’un seul écrivain qui n’exige l’appui de quelque principe indémontrable. Ce n’est pas tout : il ne faut pas aller en tout sujet aux dernières limites de la vérité qui se prouve. On doit s’avancer plus ou moins, selon les cas, souvent s’arrêter à mi-chemin. Sinon, il n’y aurait pas d’avocat plaidant pour un mur mitoyen qui ne pût descendre aux derniers principes de la métaphysique, et poser l’insondable problème de l’être. Tout tient à tout : il faut savoir couper le fil, plus ou moins long, selon la nécessité du moment. L’esprit se tient satisfait, en général, si l’on appuie les vérités dont on fait usage sur les vérités dont elles dépendent immédiatement, sans exiger qu’on cherche le fondement de celles-ci, qui serait en d’autres vérités, qu’on aurait ensuite à fonder ; et l’on irait ainsi à l’infini, sans fin et sans repos.

Ce qui fait qu’on trouve dans les choses plus d’évidence qu’elles n’en ont, c’est quelque circonstance locale et personnelle qu’elles contiennent ; c’est l’habitude que l’on a de les voir, le sentiment et l’expérience qu’on a qu’elles sont bonnes et utiles pour nous, la connaissance que ceux parmi lesquels nous vivons en portent même jugement que nous. Les plaideurs de bonne foi trouvent leur droit incontestable et clair, quand les juges sont très empêchés de se prononcer. Les gens d’un pays trouvent leur façon de vivre, de s’habiller évidemment raisonnable et de bon goût, manifestement absurdes les coutumes des étrangers. Il faut faire pour les opinions ce que Kant recommandait de pratiquer pour les actes de moralité : il faut ériger sa façon de penser en maxime universelle ; et il est rare alors que ce qui n’est point évidemment vrai continue de le paraître. Celui qui sollicite une faveur pour lui seul, parce que cela ne tire pas à conséquence, qui s’autorise d’une juste affection pour réclamer une injuste décision, s’il est de bonne foi, ne devra pas s’obstiner dans sa prétention quand il considérera les formes universelles des raisons qu’il donne.

Ce qui doit se refuser à tous peut s’accorder à un seul.
Tout ce qui satisfait un sentiment légitime est légitime.

Maximes évidemment fausses : car tout le monde peut réclamer le privilège par le premier axiome, et la défense absolue devient une tolérance générale ; et comme en général on ne sollicite que pour ceux qu’on aime, le chagrin du refus serait le même pour tous, et tous ont même droit d’obtenir, en vertu du second axiome. Ainsi, par ces deux principes, chaque candidat au baccalauréat pourrait être reçu : car quel tort cela fait-il ? Un de plus ou de moins, qu’importe ? Et ainsi tous seraient reçus. Et toutes les mères s’acharnant par amour maternel à recommander leurs fils, tous ces amours étant égaux et également sacrés, tous les jeunes gens auraient même droit au diplôme. Toutes les sollicitations, requêtes, demandes de privilèges et de faveurs aux quelles tout homme en place ou qui approche d’un homme en place, est en butte, sont fondées sur ces deux axiomes : et souvent la bonne foi des solliciteurs est entière ; ils croient raisonner à merveille, et ne peuvent pas concevoir qu’ils demandent l’injuste et l’impossible.

Les choses au contraire où l’on hésite sur la certitude et qui sont pourtant certaines, sont à l’ordinaire des propositions universelles, dont l’esprit, peu habitué aux abstractions, ne saisit pas clairement la portée et la clarté. Il conviendra ici d’en bien repasser les termes, et souvent, par une courte réflexion sur le sens précis des mots, l’évidence de la chose apparaîtra : on pourra aussi parfois la saisir dans les applications particulières qui s’en peuvent faire, où la vérité se découvrira d’une façon en quelque sorte matérielle et sensible. Il faut savoir aussi discerner les vérités qui ne sont point évidentes par elles-mêmes, mais dont la démonstration est acquise et n’a pas besoin d’être refaite : on ne s’arrêtera pas à en recommencer la preuve. J’avoue que la distinction de ces vérités et des opinions incertaines est souvent difficile à faire dans les matières de littérature ou de morale, dans les choses de la pratique et du sens commun ; et souvent l’invention, l’originalité consistent à remettre en question ce que l’opinion vulgaire croyait décidé, pour en apporter une solution nouvelle. Mais ces révolutions d’idées ne doivent pas être faites en passant, incidemment, quand on s’occupe d’autre chose. Il ne faut pas, dans un raisonnement, se fonder, à moins d’une nécessité absolue, sur les décisions paradoxales du sens propre, mais sur les croyances générales du sens commun, quand même on aurait des raisons de douter ou de nier sur ce qu’il affirme. On ne saurait trop distinguer aussi à quel ordre appartient le sujet que l’on traite : de là dépendent les principes sur lesquels on peut s’appuyer et la preuve qu’il y faut donner. Dans un propos de morale pratique, on ne cherchera pas les fondements de l’idée du bien ; on n’en discutera point l’essence et l’origine, et, quoiqu’on pense là-dessus, on admettra les définitions vulgaires du bien et du mal. Il y a là, si l’on veut, une sorte de contradiction nécessaire et innocente, qui fait que le pessimiste, épris du néant, a droit de vivre, de jouir, d’aimer les bonnes et belles choses ; que le déterministe délibère tout comme le croyant au libre arbitre, et accepte devant les hommes la responsabilité de ses actes : tout comme on se sert dans le langage de mots et d’images qui impliquent mille croyances et une conception de l’univers que nos pères des antiques tribus aryennes s’étaient faites, et que nous avons réformées depuis des siècles.

Il faut lire et méditer là-dessus les règles que donne Pascal dans son fragment de L’Art de persuader : nul n’a mieux connu que lui l’art de raisonner, nul n’a mieux raisonné. Jamais on n’a fait un usage plus fécond de la déduction : et c’est par le juste sentiment de ce qui était évident ou démontré, par la rigoureuse exclusion de toute proposition incertaine ou obscure, c’est en connaissant avec précision l’étendue et la force des principes dont il partait, que de vérités banales souvent il a su développer d’étonnantes conséquences.

Dans le passage des principes aux conséquences, il n’est pas ordinaire d’errer : cependant on se trompe parfois, et voici comment. On abuse de l’équivoque des termes, ou l’on en est abusé, et l’on conclut contre le droit. On élargit le sens d’un mot ; on y met ce qui n’y était pas ; et, sans s’apercevoir qu’on a introduit des éléments nouveaux dans la question, on la résout par les principes qui ne conviennent qu’aux premières données. C’est la source de beaucoup de faux raisonnements : comme lorsque, sous le prétexte de l’égalité naturelle de tous les hommes, on prétend abolir toutes les inégalités et même toutes les différences sociales. Car le principe : tous les hommes sont égaux, veut dire que les hommes possèdent également la dignité que la raison et la conscience confèrent à la personne humaine ; qu’ils ont droit au même respect, en tant que personnes humaines, et qu’ils ont droit au libre exercice de leur activité, limité seulement par le droit égal des autres activités. Mais quand on en déduit que l’égalité absolue, toute supériorité abolie avec toute distinction, toute propriété, toute autorité, que cette égalité-là doit régner dans la société humaine, le raisonnement est faux, et l’on joue sur le mot égalité. On met dans la conclusion ce qui n’est pas dans le principe ; car cette égalité réelle ne peut être la conséquence logique et nécessaire de l’égalité essentielle de tous les hommes que si celle-ci implique l’égalité de bonté, d’intelligence, de travail, de mérite : ce qui n’est pas.

Pascal conseille ici fort à propos de substituer toujours mentalement les définitions à la place des définis, pour ne pas se tromper par l’équivoque des termes que les définitions ont restreints . C’est-à-dire qu’il faut se rendre toujours un compte rigoureux de la valeur des mots qu’on emploie, n’en perdre jamais de vue le sens précis, et prendre garde de conserver toujours la même étendue au même terme. Outre que cela assure l’exactitude des conséquences qu’on tire, cela mène à en tirer de plus fines et de plus lointaines, et rien peut-être n’a tant servi Pascal que celle attention à conserver toujours les définitions présentes à son esprit : il apercevait toujours, d’une vue claire et distincte, les choses sous les mois, qui lui rendaient ainsi plus qu’à nul autre.