(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre II, grandeur et décadence de Bacchus. »
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(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre II, grandeur et décadence de Bacchus. »

Chapitre II,
grandeur et décadence de Bacchus.

I. — Origine aryenne de Bacchus. — Caractère rural de son premier type.

Par où le saisir, comment le comprendre ? Quel filet jeter sur ce dieu fugace qui tantôt se joue à la claire surface des réalités, et tantôt plonge dans l’abîme obscur des symboles ? Il romprait les liens dont l’Aristée de Virgile enchaîna Protée : tour à tour, comme le vieux Génie maritime, tigre et dragon, tourbillon de flamme ou fleuve ruisselant. Ses aventures sont innombrables, ses transformations égalent les avatars du Vischnou indien : non moins que lui mobile et nomade, prenant et rejetant toutes les formes de la vie divine et humaine, comme les costumes changeants d’une fête éternelle. En parcourant la liste de ses surnoms, on croit entendre les cris d’une foule enthousiaste acclamant un triomphateur. La multitude des lieux de naissance qu’on lui attribue équivaut à l’ubiquité. Chaque pays de vignobles le revendique, se l’adjuge ; autant de berceaux que de cuves. On se dispute, on s’arrache le dieu indécis ; chacun en prend un membre et croit l’avoir tout entier. Les anciens mythologues comptent cinq, six, huit Bacchus, plus encore. On voit double et triple en le contemplant, il se multiplie dans la vapeur d’ivresse qui l’entoure ; toutes les sensations diverses qu’il inspire, enthousiasme ou fureur, délire ou effroi, le suscitent sous un aspect différent. Une bacchanale de Bacchus radieux et terribles, propices et funestes, pleurants et riants, triomphateurs et martyrs, qui se déroulerait de l’Ionie à la Thrace, de la Béotie à l’Attique, traversant ensuite la mer à la nage, s’essaimant sur les Cyclades, envahissant l’Archipel : on pourrait rêver ce cortège, et ce serait la vision du cercle mythique qu’il a parcouru.

Son avènement fut tardif ; Bacchus est le dernier venu dans la grande famille de l’Olympe, Il y arrive en retard comme un prince aviné qui se fait attendre au banquet royal où il est convié. Aucun Olympien ne le surpasse pourtant en noblesse divine. Bacchus remonte au foyer aryen ; il a jailli du suc du Soma, la plante fermentée, le vin de l’Asie, que les patriarches védiques versaient sur la flamme de l’autel pour attiser son ardeur. Né dans une coupe, comme il convenait à sa destinée, il personnifia la libation des sacrifices mêlée au feu — Agni — qu’elle alimente, ne faisant plus qu’un avec lui, allant porter au ciel, dans un tourbillon d’étincelles, les prières de l’homme et sa propre essence que boiront les dieux. Bacchus, dans sa gloire mythologique et mystique, n’égalera jamais la grandeur auguste que le Soma révèle dans cette religion primitive. Les hymnes du Rig Véda sont pleins de sa bienfaisance et de sa puissance. Il est le Médiateur et le Bienfaiteur, la vie du foyer, l’urne de l’holocauste, l’allégresse du corps, l’énergie de l’âme. Son suc cordial circule parmi les êtres comme une sève généreuse ; il nourrit la force des héros et la joie des dieux. — Un de ces hymnes nous montre Indra, le Roi solaire, l’archer de la foudre, enivré par Soma ; et l’on croit voir le Bacchus indien, tel que l’art grec le représentera si magnifiquement plus tard, la barbe ruisselante, la mitre inclinée sur sa chevelure aux longues tresses, chanceler avec majesté dans les nues. Une divagation sublime trouble sa parole ; le premier chant bacchique retentit sur la cime de l’Himalaya.

« De même que le vent remue les arbres, ainsi ce breuvage m’agite. Je suis enivré de Soma. — Ce breuvage m’agite comme le cheval rapide qui emporte un char. Je suis enivré de Soma. — La Prière est venue à moi comme la vache vers son nourrisson. Je suis enivré de Soma. — De même que le charron façonne son char, ainsi se réalise le vœu de la Prière. Je suis enivré de Soma. — Le Ciel et la Terre ne m’ont-ils pas ajouté une aile de plus ? Je suis enivré de Sona. — Je suis plus grand que le ciel, que cette terre que l’on dit grande. Je suis enivré de Soma. — Allons ! je veux étreindre la nuée céleste par ses deux flancs. Je suis enivré de Soma. — Une de mes ailes touche au ciel, l’autre traîne en bas. Je suis enivré de Soma. — Je suis entouré de splendeur, je m’élève au-dessus de l’air. Je suis enivré de Soma. — Orné par le sacrifice, je viens prendre l’holocauste que je porte aux dieux. Je suis enivré de Soma.

On perd longtemps Bacchus de vue après cette apparition primordiale. Les Aryas, en abordant l’Asie Mineure et la Grèce, reportèrent sans doute sur le raisin le culte qu’ils avaient voué au Soma. L’entrée du dieu nouveau dans l’Hellade fut celle d’un, bon Génie campagnard. Il y germe d’abord, incorporé non point seulement à la vigne, mais à tous les arbres fruitiers : les ruches lui sont aussi consacrées. Dieu paysan, son royaume tient entre les quatre haies du verger. Ses premières idoles sont celles d’un fétiche agreste à peine dégrossi. Un masque barbouillé de cinabre, planté sur un cep ou sur le tronc d’un gros lierre, le révèle à ses peuplades pastorales. Des vases antiques, figurant ces images agrestes, le montrent engagé dans une gaine d’écorce, étendant, en guise de bras, deux branches verdoyantes. Il végète ainsi sous la plante, comme la statue dort dans le bloc, attendant le mot magique ; le ciseau plastique qui le déracinera de la glèbe pour l’appeler à une existence supérieure. L’art, lorsqu’il l’aura tout à fait formé, le marquera quelquefois des signes de cette origine. Un buste trouvé à Ostie le représente avec une barbe de pampres. Une pierre gravée — fantaisie exquise — lui fait cette barbe de quatre ailes d’abeilles ouvertes en éventail aux coins de ses lèvres, et sa bouche semble ainsi la fente d’une ruche ouverte aux essaims. C’était lui qui avait appris aux pasteurs à recueillir le miel dans les bois. Il hantait les pâtres et il les aimait, il se plaisait à leur apparaître vêtu, comme eux, d’une peau de chèvre noire. Un jour il fit un roi à Athènes, et il le prit parmi les bergers. Bacchus se montre déjà, à cette origine, défenseur des faibles, champion des petits contre les grands et les forts. Les hommes à demi sauvages de la forêt et de la montagne sont ses compagnons favoris. On dirait qu’il enrôle et qu’il dresse en eux ses Bacchants futurs. Ses premières fêtes, perpétuées dans les campagnes, en dehors des pompes dont les cités les ornaient, étaient toutes champêtres et toutes populaires. On promenait autour des vignes sa statue grossière, précédée par une cruche de vin couronnée de feuilles : un bouc marchait gravement ensuite, chargé d’un panier de figues mûres ; le Phallus, symbole de fertilité, naïvement balancé aux mains d’une esclave, fermait le cortège. — En même temps, Athènes célébrait, en l’honneur du dieu, des cérémonies magnifiques. Bacchus, s’il s’en absentait un instant pour venir visiter ses premiers fidèles, devait éprouver le sentiment du pâtre arabe devenu vizir, lorsque, vêtu d’un caftan de soie et l’aigrette au front, il ouvrait la cassette où il avait renfermé son savon de poil et son chalumeau.

Mais bientôt une attraction mystérieuse précipite vers ce dieu rustique toutes les puissances instinctives du mythe et de la légende. Elles le grandissent et le transfigurent, elles l’entraînent dans un cycle de contradictions et de métamorphoses infinies. Des grappes inextricables de fables surchargent sa tige primitive. Bacchus fermentait sous sa première forme ; il bouillonne, il déborde, il s’extravase de ce culte étroit comme une outre, sur le polythéisme entier qu’il remue et qu’il renouvelle. Le vin nouveau fait éclater les vieux vases. Ce petit dieu de maraîchers et de vignerons va troubler le monde et le conquérir.

II. — La légende Thébaine de Bacchus. — Cortège et orgies du dieu.

C’est à Thèbes que se forme la grande légende de Bacchus, celle qui décide son type et le pousse vers sa destinée. Il y renaît fils de Zeus et de Sémélé, la fille de Cadmus. Sémélé veut que l’Olympien descende sur le lit nuptial, dans l’appareil de sa gloire ; il s’y abat éblouissant de rayons, embrasé de foudres ; la femme est consumée par l’amant de feu. Mais Zeus retire à temps le fruit inachevé de la mère en flammes ; il l’enferme dans sa cuisse, où Bacchus attend le temps de sa gestation. « Cousu dans la cuisse », Ειραφιώτης, ce sera là un de ses surnoms répétés. L’enfant en sort ainsi deux fois né, après le temps qui aurait été celui de la grossesse naturelle. Hermès le porte, emmaillotté de lierre, aux nymphes de Nysa, qui l’élèvent et qui le nourrissent.

Le mythe ici reste clair comme les phénomènes physiques qu’il met en action. Sémélé, c’est la terre végétale fécondée par le dieu de l’air d’où s’écoulent les pluies du printemps, calcinée ensuite par les feux et les tonnerres de l’été. Le fruit qu’elle produit resterait imparfait, s’il n’était couvé par les brouillards chauds et humides. Or, les nymphes nourricières du petit Bacchus sont les Hyades pluvieuses, filles de l’Océan. La Mythologie, aux origines de chaque fable, a cette transparence. On y voit les analogies et les harmonies naturelles composer les dieux, comme on voit les abeilles creuser leurs cellules et pétrir leur cire, à travers une ruche de cristal.

C’est dans la grotte de Nysa que Bacchus se forme et s’achève. Il y fleurit, bercé par les caresses des nymphes, délicieusement amolli sous leurs baisers amoureux. Son berceau est un van sacré ; c’est avec du miel et du jus de raisin qu’on le sèvre du lait de la chèvre qui a coulé dans ses veines sa lasciveté pétulante. De bonne heure, il se jette sur les grappes sauvages, ainsi qu’Achille enfant sur les armes. Le vieux Silène le prend et le balance comme une petite amphore, dans ses bras recourbés en anses ; il lui verse l’esprit du vin et la science infuse des vendanges. Le bon Pan lui apprend à poser ses doigts sur les roseaux du syrinx et à frapper la terre d’un pied cadencé. Il enfourche gaiement le cabri foIâtre, il se roule sur les feuilles, avec la panthère familière dont ses Ménades prendront plus tard les poses renversées. Tout est danse, musique, allégresse, autour de cette enfance adorée.

Il grandit, le prédestiné ; la vigne qu’il plante et sème sur la terre est le don de son joyeux avènement. Bacchus enfant courait déjà les bois, avec ses nourrices. « Et les Nymphes l’accompagnaient », dit l’Hymne homérique, — « et il les conduisait, et le bruit de leurs pieds enveloppait la vaste forêt. » Maintenant que le voilà roi, il se forme une cour, un Thiase ; il monte sur un char et prend son élan. Quatre panthères accouplées le traînent, il ne les stimule ni par le fouet, ni par l’aiguillon, mais par une grappe qu’il presse sur leur nuque et dont le fumet les enivre. Toutes les énergies de la sève, toutes les forces de la nature naturante, toutes les obscénités du rut universel, prennent forme et souffle, figure et costume, pour se grouper autour de leur chef. Il attire dans son orbite excentrique un système d’êtres fabuleux, moitié bêtes et moitié génies, bâtards du ciel et de la terre, se rattachant à la vie physique dont il est le type souverain. Les Satyres capricants aux oreilles aiguisées en pointes, les Panisques à queue de singe, les Aegipans dont le cou est gonflé des glandes qui pendent à celui des chèvres, bondissent à sa suite. Après eux, galope la cavalerie monstrueuse des Centaures, qui hennissent au fumet du vin, comme les cerfs brament après la fraîcheur des eaux vives. Les bouffons ne manquent pas à cette cour errante. Le vieux Silène est là, plein jusqu’au gosier, ballotté sur l’âne qui apprit à tailler la vigne, lorsqu’on le vit la brouter. Il penche la tête sur ses mamelles rubicondes ; s’il descend de sa monture, sa marche s’égare en festons pesants ; deux Bacchantes soutiennent, par les aisselles, ses membres flottants, et barbouillent de lie sa face écrasée. Comos le suit, éclatant de rire jusqu’aux oreilles, comme le Masque ébauché de la comédie, qu’il essaye de temps en temps à son front hardi. Le vin pur, Acratos, et le vin doux, Edoinos, se sont élancés de leur tonne, une torche au poing, pour rallier la troupe altérée. Les jarres mêmes du cellier, les cratères et les rythons du festin, Céramos, Pithos, Cantharos, vaguement modelés en échansons d’argile, escortent péniblement les buveurs : ils trébuchent sur leurs pieds encore pris dans le moule du socle, comme des cruches mal équilibrées, et laissent couler par leurs fissures la rouge liqueur dont ils sont gorgés.

Un sérail délirant se joint à cette armée effrénée. Ménades et Thyades, Lénées et Naïdes, Mimallones et Clodones : toutes enflammées de l’amour du dieu, gonflées de son souffle et de son esprit. Apollon n’a qu’une pythie, Bacchus en a mille. « Fou des femmes », Τυναιμανης, c’est un de ses titres. — « Sois propice ! » — s’écrie l’Hymne déjà cité, — « ô toi qui aimes les femmes à la fureur ! » Il est irrésistible sur elles, il les trouble et il les enchante ; il les prend par sa beauté et par son mystère, par la vapeur de rêve qu’il exhale, par la licence et le vertige de son culte. L’énigme même de sa nature ambiguë, à la fois génératrice et féconde, les attire en les inquiétant. Mâle formidable à certains moments, androgyne en d’autres, presque féminin. Les deux sexes se fondent dans les molles ondulations de ses formes : ses bustes font souvent hésiter l’œil de l’archéologue : discrimen obscurum. Toutes sont à lui, il est tout à toutes ; ses maîtresses asiatiques et grecques tariraient la force d’Hercule. Il leur jette son thyrse comme un mouchoir de sultan, puis les délaisse ou les brise : beaucoup meurent de ses amours orageux. Comme le bûcher de Sardanapale, le char de Bacchius est fait d’un monceau de femmes palpitantes qu’il opprime et qu’il ravit à la fois.

Au milieu de ce cortège démoniaque, Bacchus s’élève et triomphe, tel que la sculpture et la peinture antique l’ont représenté tant de fois : érotique et héroïque, imberbe et superbe, l’œil mouillé d’une langueur ardente, les hanches arrondies, la poitrine unie et sans muscles, l’air songeur et enivré. Ses cheveux de vierge flottent en longues boucles ; une peau de faon tachetée, emblème du ciel étoilé, glisse sur sa nudité juvénile ; ses pieds sont chaussés de splendides cothurnes. Il tient la férule enveloppée de pampres, sceptre hiératique de sa royauté. Quelquefois, le corps penché, la tête somnolente, il s’accoude sur l’épaule d’un petit Satyre. — Bacchus ressemble à sa vigne, il s’appuie et il enivre.

Ainsi servi, ainsi entouré, le Dieu promené, à grand bruit, son carnaval païen sur les sommets des montagnes. Des fanfares de trompes, des chocs de cymbales, des roulements de tambourins, des battements de triangles emportent dans leur orage le train de l’orgie. Les cris bachiques retentissent éclatants et infatigables, ils s’acharnent à surmonter le sauvage orchestre : Evohé ! Bacché ! Evia ! Le bruit est l’atmosphère de Bacchus ; ses rites attachent au fracas de voix et d’instruments qui l’enveloppent, ridée du mouvement perpétuel de transformations et d’évolutions qui rajeunit la nature. Le mot de passe de ses initiés sera, plus tard, cette formule : « J’ai mangé du tambour et bu de la cymbale. » C’est la nuit, sous la lune à laquelle l’unissent des hymens cosmiques, aux éclairs des torches de mélèze furieusement agitées, qu’il aime surtout à célébrer ses Mystères. Danses effrénées, brandissements de thyrses, promiscuités violentes comme des mêlées, rondes tournoyantes qui font trembler les plateaux du Tmolos et du Cythéron. La magie s’ajoute à l’orgie, les hallucinations activent le délire. Les astres s’élargissent pour mieux illuminer la fête ; la lune grossit démesurément dans le ciel ; les tambours à grelots qui ronflent, semblent l’attirer vers la terre, comme ceux des sorcières de la Thessalie. Le vin jaillit à flots sous les baguettes qui frappent les rochers ; des explosions de fleurs et de fruits couvrent les broussailles. Les Bacchantes, le visage plâtré du gypse mystique, la tunique fendue, les cheveux au vent, trépignent avec rage, et renversent leurs têtes pendantes sur la pomme de pin de leurs ceps. L’écume flotte sur les clameurs de leurs bouches, comme elle nage sur le cri des vagues. Elles arrachent les vipères enroulées aux pampres de leurs guirlandes, pour les porter à leurs seins. Les petites panthères de leur escorte viennent téter les vierges fauves, subitement enflées d’un lait merveilleux. Elles lancent contre les chênes d’autres serpents dénoués de leurs chevelures, et les reptiles, changés en lierres, enlacent à l’arbre des tiges qui reproduisent leurs nœuds écaillés. Tous les animaux des monts et des bois entrent, fascinés, dans le cercle de l’enchantement. Le bruit les réveille et l’ivresse les gagne ; ils sortent, à pas contraints, de leurs antres, comme à l’appel d’une troupe de charmeurs. Un Satyre prend un tigre par la peau froncée de sa nuque, et l’emporte rugissant d’aise sur son dos ; un autre saisit un sanglier par ses défenses et le jette en l’air. Les bêtes, flairant une odeur bestiale dans l’orgie divine, s’y associent joyeusement.

Mais la colère bouillonne bientôt sur la fête ; elle est l’écume de ses coupes, le vin appelle le sang dont il a la teinte. Les chants tournent en hurlements, les danses en querelles, Ce n’est pas pour rien que « l’Outrage », Hybris, le fils de l’Ivresse, marche torve et sombre, grommelant des menaces, complotant des rixes, derrière la procession de Bacchus. Lui-même, d’ailleurs, sous sa sérénité insouciante, cache et contient des instincts méchants qui éclatent parfois en meurtres soudains. On l’appelait souvent Omadios, le « Cruel », et Omestes, « Mangeant cru ». L’Omophagie était une pratique de son culte ; il contraignait ses initiés à dévorer crues les viandes de ses hécatombes. Ses vengeances, dont nous parlerons plus tard, sont marquées d’une férocité singulière. Il fut le dernier dieu, en Grèce, à exiger des victimes humaines pour le rachat des fautes commises envers lui. On sait la terrible histoire contée par Plutarque, des trois prisonniers persans de Salamine, admirablement beaux et couverts d’ornements en or, qu’on amena à Thémistocle, au moment où il sacrifiait sur sa trirème, avant la bataille. — Le prêtre qui scrutait les entrailles de la victime, en voit jaillir une grande flamme. Signe certain, présage impérieux : Bacchus Omestes a faim, il réclame la chair des captifs. Thémistocle veut résister, mais l’équipage se révolte et traîne les trois jeunes hommes à l’autel, sous le couteau du devin. — Un lien secret dont on ne distingue que le nœud, relie la volupté à la cruauté. L’Amour lui-même, selon les poètes, n’est-il pas frère de la Mort ?

A l’enthousiasme des orgies bachiques, succède donc une furie tragique : le vin du meurtre après le vin de l’excès. Les Bacchantes, aiguillonnées par les serpents qui les ceignent, fouillent, avec des abois de meute, le fond des forêts ; elles égorgent les lionceaux et les chevreuils pris au gîte, et se taillent des robes dans leurs peaux sanglantes. Elles envahissent les vallées, massacrent pêle-mêle troupeaux et pasteurs, et dépècent à vif les taureaux, dont elles avalent la chair pantelante. Malheur au divin Orphée s’il s’égare au milieu de la horde horrible ! Les chiennes de Bacchus le déchireront comme une proie ; elles sèmeront par les champs ses membres meurtris, et sa tête tranchée, où l’âme mélodieuse chante encore, ira rouler dans les eaux du fleuve.

Bacchus prend quelquefois part aux pompes et aux ébats de ses fêtes. Armé de deux flambeaux qu’il entrechoque violemment, il conduit alors, avec des bonds surhumains, les chœurs de la danse. Mais le plus souvent, spectateur tranquille des transports qu’il a déchaînés, il y assiste majestueux et grave, tenant toujours ses flambeaux dressés, avec l’inexprimable mélancolie que la légende chrétienne prête à Lucifer, lorsque, du haut de son trône de pierre, un cierge planté entre ses deux cornes, il préside aux dévergondages du Sabbat.

III. — Prestiges et métamorphoses de Bacchus. — Ses guerres et ses campagnes. — Sa conquête de l’Inde.

Les fantasmagories sont familières à Bacchus. Il est, par excellence, un dieu thaumaturge, la magie est un de ses éléments. « Les démons tremblent au nom de Sémélé » dit l’inscription d’une mystérieuse pierre gravée ; combien plus au sien ! Les enchanteurs de l’Arioste et des contes de fées ne font que contrefaire ses miracles ; les Génies des Mille et une Nuits relèvent de son thyrse bien plus que de l’anneau du roi Salomon. C’est à ce sceptre verdoyant que tous les sorciers de l’antiquité et du moyen âge sont venus cueillir leurs baguettes. Le « Multiforme », le « Trompeur », ces deux surnoms sont au premier rang dans la liste de ses épithètes. C’est un jeu pour lui, comme pour l’ogre du Chat botté, de se changer en toute sorte d’animaux. Le taureau, dont il porte déjà les cornes, est une de ses métamorphoses habituelles. Les femmes d’Élis l’évoquaient ainsi aux fêtes du printemps : — « Viens, illustre ! dans ton auguste temple, accompagné des Grâces ; viens dans ton temple maritime, avec un pied de bœuf ! Ô bon taureau ! glorieux taureau ! » — Souvent aussi il se montrait en bête fauve : une pierre gravée le représente sous la figure d’un lion à face humaine, comme une idole ninivite. Pour séduire Erigone, il se changea en grappe de raisins, et la nymphe but son baiser dans la morsure du fruit enchanté qui, d’une branche pendante, chatouillait ses lèvres.

Une de ses plus célèbres féeries est son aventure avec les pirates tyrrhéniens, chantée par l’Hymne Homérique, et tant d’autres poètes à la suite, — Le jeune dieu, aux cheveux d’azur, un manteau de pourpre à l’épaule, apparaît un jour, sur la pointe d’un promontoire. Il est aperçu par des pirates qui louvoyaient le long du rivage. — Quelle riche proie que ce bel éphèbe, fils de roi, sans doute, sorti d’un palais plein d’airain et d’or ! S’il n’est pas racheté par une rançon magnifique, quel esclave à vendre aux temples ou aux harems de l’Asie ! — Les ravisseurs sautent sur la plage, ils saisissent Bacchus qui se laisse prendre, et l’attachent avec des liens d’osier, sur un banc du navire noir, à la proue duquel deux grands yeux rouges flamboyaient. Mais voilà que ses chaînes de branches tombent d’elles-mêmes, et le captif souriait « de ses longs yeux bleus ». Le vieux pilote, qui se connaît en dieux, les ayant tant de fois rencontrés sur la vaste mer, avertit en vain ses compagnons de leur imprudence. — « Insensés ! quel est ce Dieu puissant que vous avez saisi et lié ? La nef solide ne peut le porter. Déposons-le aussitôt sur la terre ferme, et ne portez pas les mains sur Iui de peur qu’il ne soulève sur nous le tourbillon des grands vents. » — Mais le chef ne veut rien entendre : — « Malheureux ! Fais attention au vent propice, et sers-toi de ta voile et de tous les agrès de la nef à la fois. Nos hommes veilleront sur celui-ci. J’espère que nous l’emmènerons en Égypte, ou à Chypre, ou chez les Hyperboréens, ou plus loin encore, et qu’il nous dira enfin quels sont ses amis, et ses trésors, et ses parents, puisqu’un dieu nous l’a envoyé. » — Cependant Bacchus, qui sourit toujours, murmure une incantation ; et voici le vaisseau livré aux prestiges et aux sortilèges. Une vigne s’abat du haut des voiles, chargée de fruits mûrs ; une treille se recourbe sur le gouvernail ; un lierre gigantesque grimpe au mât comme au tronc d’un chêne, et un dragon volant s’enroule autour de son long feston. Les chevilles des avirons se parent de couronnes, la carène s’ouvre comme la bonde d’une tonne et vomit un vin pourpré qui rougit les ondes. En même temps, un lion paraît et rugit horriblement à la poupe ; un ours s’élance de la cale, et court sur le pont, gueule béante. Les rameurs sentent leurs rames glisser et serpenter dans leurs mains ; les cordages sifflent et dressent vers le ciel des têtes d’hydres. La mer végète et verdoie ; des perspectives champêtres miroitent sur les vagues, des prairies oscillent dans leur ondoiement, la dispersion des lames imite l’échevèlement des forêts, l’écume se gonfle de roses ; on entend héler des troupeaux sous la toison des flots qui moutonnent. Épouvantés par ces prodiges, les pirates se jettent dans la mer où ils sont changés en dauphins. Bacchus, assis à la proue, rit de leurs bonds convulsifs et de leurs corps qui s’enduisent d’écailles. Il caresse le lion apaisé, qui boit à sa coupe, et dit au pilote, resté seul avec lui à bord du vaisseau : « Rassure-toi, pilote cher à mon cœur ; je suis le bruyant Dionysos qu’a enfanté Sémélé, s’étant unie d’amour à Zeus. »

Magie riante, sorcellerie lumineuse ! On dirait un conte de Perrault enchâssé dans un chant d’Homère. La Fata Morgana qui hante ces mêmes golfes n’a jamais déployé sur leurs eaux un plus beau mirage. Par une exception assez rare, la vengeance du dieu est cette fois indulgente et douce : des mariniers changés en poissons ne sortent presque pas de leur élément.

Cet Enchanteur est un guerrier ; son thyrse, en somme, n’est qu’une lance dont le fer se cache sous des feuilles. Dans la Gigantomachie il se signale par des exploits formidables, monté sur un âne dont le braiement terrifie les assaillants de l’Olympe. Plus élevé qu’Hercule dans la hiérarchie olympienne, mais rattaché aussi à la race humaine par sa mère, Bacchus, comme le fils d’AIcmène, tient du héros autant que du dieu. Son étonnante fortune vînt, en partie, de cette double nature : l’homme vit en lui un homme déifié, et l’en aima davantage. Sous cet aspect à demi humain, Bacchus figure le côté aventureux de la vie, l’instinct des migrations, l’esprit des conquêtes, la civilisation hellénique domptant et absorbant les barbares, les lois et les dieux portés comme des lumières, par la force d’un bras invincible, à travers les nations sombres. Hercule, en ce sens, est son frère d’armes, le premier pair de sa table orgiaque et héroïque à la fois. Il lui fraye sa voie victorieuse, il l’initie à ses rudes travaux. Avant lui, il tue des géants, extermine des monstres. Des monuments les représentent fraternellement enlacés sur le même lit de festin.

Mais le champ de Bacchus est autrement vaste que celui d’Alcide ; son cercle embrasse l’horizon de la sphère antique. Sa vigne qui voyage et qui combat avec lui, se ramifie sur la terre entière ; il la prend sous ce filet ruisselant. Son thyrse, moitié javelot, moitié pampre, guérit, comme la lance de Diomède, les plaies qu’il fait aux peuples conquis, il répand le vin sur le sang versé. De bonne heure, le dieu part pour ses grandes guerres ; il subjugue, en courant, la Médie, la Phrygie, l’Égypte, l’Arabie. Ammon, transformé en bélier, y mène aux sources d’une oasis son armée mourante des soifs du désert. Il franchit l’Euphrate sur un pont de sarments, il passe sur le dos d’un tigre, à la nage, le fleuve auquel sa monture donnera son nom. Il s’enfonce au cœur de l’Asie, et il en revient monté sur le chameau à deux bosses de la Bactriane, entouré de cymbalistes, de joueuses de flûtes et de bateleurs. A voir le vase peint qui représente ce triomphe, on dirait un beau Calife rentrant dans son sérail, au milieu de ses aimées et de ses derviches.

Un nouveau monde s’ouvre devant Bacchus, il entre dans l’Inde, et l’imagination grecque mêlant plus tard l’expédition divinisée d’Alexandre à cette conquête fabuleuse, en composera un cycle éblouissant. Un poète du quatrième siècle, Nonnos de Panopolis, l’a célébrée dans les quarante-huit chants de ses Dionysiaques, répertoire immense de mythes et de fables enjolivés sans doute par ce bel esprit alexandrin qu’on pourrait appeler le rococo grec, mais dont la broderie romanesque recouvre un fond d’antiques traditions.

Bacchus a levé en masse les peuplades de son empire démoniaque pour envahir l’Inde. Il sait qu’il va combattre un pays terrible, des races innombrables, des rois portés sur des monstres dont le pied écraserait l’Hydre, dont la trompe broierait la Chimère, des dieux à six têtes et à douze bras, des ascètes qui peuvent, en marmottant un monosyllabe ineffable, faire tomber les astres du ciel. Son armée s’est faite à l’image de ce monstrueux adversaire. Les Satyres ont enfourché des taureaux sauvages, et mugissent à leur unisson ; les Ménades, la bouche ouverte par une clameur perpétuelle, chevauchent des ours et des léopards qu’elles fouettent avec leurs serpents ; les Centaures piaffent et hennissent, les Curètes sonnent de leurs boucliers, les Telchines dardent leur « mauvais œil » et secouent leurs mains pleines de maléfices ; les Cyclopes aux bras flamboyants agitent, en guise de glaives, d’énormes rochers. Pan, entouré de ses chiens hurleurs, que ses Aegipans tiennent en laisse, est le tacticien de l’armée : il l’a divisée en phalanges, il a inventé l’aile droite et l’aile gauche qui se rabattront sur l’ennemi comme l’envergure d’un oiseau de proie. Dans sa poitrine velue réside la Panique dont le cri débande les cohortes et précipite les déroutes. Sous cet aspect effrayant, le Thiase guerrier de Bacchus garde un air de fête pastorale. Partout des chants de fifres et de chalumeaux, des coupes qui circulent, des danses qui bondissent, des mascarades qui s’ébattent : cette armée en marche ressemble à un retour de vendanges. Les Indiens se moquent de son chef sans barbe, à costume de femme, des folles échevelées qui l’escortent, du vieillard ventru qu’on roule à sa suite, des démons à jambes de bouc, qui courent par les rangs, criant : Evohé ! Leurs éléphants, du premier choc, fouleront aux pieds cette troupe d’ivrognes, comme ils foulent eux-mêmes leurs raisins pressés dans la cuve.

Mais Bacchus les combat à coups d’enchantements. Ses légions traversent à pied sec le courant des fleuves ; il jette pêle-mêle des camps entiers, ivres-morts, dans les lacs dont il a changé l’eau en vin. Au fort des mêlées, il chasse les guerriers qui l’assaillent, comme les moustiques de leurs jungles, en les éventant d’une longue fleur. Les flèches s’émoussent sur les nébrides de ses Ménades, les casques éclatent sous le frôlement de leurs lierres, le cliquetis de leurs tambourins fait tomber à la renverse les combattants fascinés. Les éléphants, inconnus à la Grèce, ne les effrayent pas ; elles sautent d’un bond sur leur croupe, les charment par l’odeur de vin qu’elles exhalent, et jouent avec leur trompe comme avec leur serpent familier. Bacchus, qui connaît la puissance des dieux du pays, veut les surpasser en prodiges : assaut de magie, luttes de métamorphoses. On dirait qu’il défie Vischnou et Bouddha sur le champ mouvant des miracles. Son thyrse se croise avec leur lotus, comme la verge de Moïse avec le bâton des Mages de Pharaon. Dans un combat corps à corps contre Dériade, le roi des Indiens, le rajah suprême, monté sur un proboscide colossal, Bacchus prend toutes les formes et revêt toutes les apparences : tour à tour lion et panthère, torche volante, flot jailli du sol. Pour dernier exploit, il se change en vigne : ses pieds s’enracinent, sa chevelure se disperse en pampres, ses bras se bifurquent en rameaux noueux. Le cep merveilleux entrave l’éléphant qui trébuche dans les replis de ses jets ; il rampe jusqu’au roi accroupi sur sa vaste échine, l’étreint de ses branches, l’étouffe sous ses grappes : la bêle et l’homme disparaissent dans cet inextricable réseau.

Rien n’est curieux comme de voir, dans l’épopée de Nonnos, l’Inde aux prises avec le génie hellénique qu’elle absorbe en le combattant. Sa luxuriance fantastique s’empare des sobres mythes de la Grèce, elle les complique et les enchevêtre, elle leur communique sa difformité. L’Iliade bachique est envahie par les énormités du Ramayana. L’érudition a cru, par instants, reconnaître, entre Bacchus et Rama, une parenté mystérieuse : mêmes victoires bienfaitrices, mêmes largesses faites aux hommes. Ne pourrait-on confondre de loin la troupe des Satyres dionysiaques avec l’armée des singes que le bon Hanouman, l’orang-outang héros, amène au secours de l’époux de Sita ? Quoi qu’il en soit, Bacchus, dans l’Inde, prend vite l’air d’un dieu du pays. Alcibiade, réfugié en Perse, ne devint pas plus aisément Satrape accompli.

L’Inde est soumise, Bacchus la parcourt. Il l’initie, par le sang de la vigne, à la grande communion humaine ; il lui donne des lois et lui révèle des dieux plus cléments. Il y sème des colonies et y dresse des trophées que les soldats d’Alexandre retrouveront plus tard. Les pagodes fêtent le dieu conquérant, le tamtam sonne ses victoires. Brahma rentre, pour quelque temps, dans l’œuf d’or natal ; Vischnou s’est rendormi dans la mer de lait, sur sa couleuvre à cinq têtes, laissant passer ce brûlant orage.

Au retour de sa campagne triomphale, sur son char traîné par quatre éléphants, Bacchus longeant les rives du Gange ou côtoyant les villages de l’Himalaya, aurait pu voir, par la porte entrouverte de quelque case au toit de bambous, une famille fidèle au culte antique de sa race accomplir une cérémonie mystérieuse autour du foyer : — l’homme chantant une hymne en langue inconnue, et frottant deux morceaux de bois de figuier sur une poignée de feuilles sèches : puis, quand l’étincelle l’avait enflammée, la femme exprimant le suc d’une plante acide, pour nourrir le feu nouveau-né. Le beau Dieu grec, si merveilleusement parvenu, aurait méprisé sans doute ce rite de pasteurs à demi barbares. Et pourtant, en s’y arrêtant, il se serait revu lui-même à sa naissance et dans son berceau. Cette goutte de liqueur sauvage, c’est l’humble source d’où il a jailli comme un fleuve : Bacchus est né du Soma aryen.

IV. — Bacchus en Asie. — Bacchus Zagreus. — Son règne infernal.

Ce Bacchus que nous venons de décrire, est le Bacchus épique, classique, démotique, adoré par le peuple, chanté par la poésie et sculpté par l’art. Derrière celui-là, il y en avait d’autres plus ou moins reconnus ou légitimés. Ce qui caractérise la religion de Bacchus, c’est qu’elle est aussi profonde qu’étendue, qu’il y en a autant en terre qu’au dehors, que ses cryptes basses égalent et répètent la hauteur de ses constructions. Ce culte inextricable fait le tour du monde. Au-dessous du vignoble verdoyant et fructifiant au soleil, plonge la cave obscure pleine de cœcums, d’embranchements, de bifurcations, de dédales. Telle de ses sapes serpente jusqu’à Babylone, telle autre s’ouvre dans les hypogées de Memphis. Par la culture universelle de la vigne, eu Afrique, en Asie, en Thrace, Bacchus avait des frères ou des proches parents de caractère barbare et de tournure orientale qui tentaient parfois de le supplanter, et que les Grecs eux-mêmes acceptaient ou prenaient pour lui. Osiris qui portait, comme Bacchus, les cornes de taureau, la peau de faon tachetée, la couronne de lierre et la coupe, avait planté la vigne en Égypte. Baal-Hamman, le Seigneur très ardent de Tyr et de Carthage, versait spécialement sur les raisins sa force solaire. On le voit, au-dessus d’une inscription numide, gravée par ordre de Massinissa, représenté comme le Bacchus champêtre, avec des bras ramifiés en grappes. Sabasius qui foulait le vin en Phrygie, et qui brassait la cervoise en Thrace, menait des orgies semblables aux siennes. Les Arabes, d’après Hérodote, avaient un Bacchus nommé Orotal, et ils prétendaient se couper les cheveux comme le dieu lui-même, c’est-à-dire en rond et en se rasant les deux tempes. Il n’était pas jusqu’au Jéhovah d’Israël, en qui on ne reconnût Dionysos, trônant sous la vigne d’or du temple de Jérusalem. Le bon Plutarque est curieux à entendre dans ses Symposiaques, sur ces analogies chimériques. — Qu’est-ce que la Fête des Tabernacles, sinon une Bacchanale judaïque ? — Il est évident que leur Sabaoth n’est que Sabasius, un des surnoms de Bacchus. — Leur grand prêtre porte la tiare du dieu, il est vêtu de sa tunique de peau de cerf brodée d’or, et les clochettes qui tintent aux franges de sa robe sont les grelots qui sonnent aux tambourins des Ménades. — Qu’on s’imagine des rabbins de Rome ou d’Alexandrie écoutant aux portes du banquet de Plutarque ces naïfs blasphèmes. Ils auraient déchiré leurs vêtements, jeté sur leur tête des poignées de cendre, et sonné dans le Schofar liturgique, sur les convives sacrilèges, une fanfare de malédiction.

Un de ces dieux étrangers faillit détrôner le dieu autochtone. Entre le Bacchus purement agraire des premiers âges et le dieu de Thèbes, le Bacchus Lydien remplit l’interrègne. Celui-là, tout Asiatique, dissolu et amolli, ceint de la mitre féminine, portant la barbe en pointe ou mollement sinueuse des rois de l’Orient, vêtu de la Bassara en peaux de renard, la longue robe traînante des Ménades de l’Asie Mineure. Sans qu’il ait quitté tout à fait la Grèce, il rentra vite dans l’obscurité ; on ne vit bientôt plus en lui qu’un Dionysos déguisé.

Mais en Grèce même, tandis que le Bacchus Thébain règne et triomphe au grand jour, un symbolisme secret travaille sur lui et pour lui dans l’ombre ; il lui creuse un empire occulte aussi vaste que son royaume extérieur. En sa qualité de dieu fécondant, Dionysos s’unit à Déméter et à Perséphone : le vignoble épouse la gerbe, la grappe se greffe sur l’épi et ne fuit plus qu’un avec lui. Les Grandes Déesses ont leur « Passion » figurée par le renversement des moissons et la désolation de l’hiver, Bacchus à la sienne plus tragique encore. Ce n’est point la mort de la faulx qu’il subit, mais la torture pire de la taille qui mutile ses ceps tourmentés, l’écrasement du pressoir qui distille son sang goutte à goutte. Une légende formée en Crète, d’un germe de l’Osiris égyptien, personnifie ce supplice. Bacchus y naît, sous le nom de Zagreus, d’un hymen de Zeus, déguisé en serpent, avec Perséphone. L’enfant furtif, chéri de son père, qui lui permet de manier sa foudre, excite la jalousie des dieux. Les Titans, masqués de plâtre, pénètrent dans la grotte où les Curètes le gardent, en frappant de l’épée sur le bouclier, pour qu’on n’entende pas ses cris enfantins. Ils l’égorgent et ils le déchirent, ils jettent ses membres dans une chaudière bouillonnante. Mais Pallas a recueilli le cœur encore chaud du petit martyr ; elle le porte à Zeus, qui en tire un nouveau Bacchus.

Celui-ci devient alors un dieu pathétique, lié aux veuvages et aux renaissances de la nature, expirant et revivant selon les saisons. Il séduisait l’homme par la joie, il l’attendrit par la mort qu’il partage et souffre avec lui. L’Immortel acceptant la mortalité se fait deux fois adorer. On montrait son tombeau à Delphes, sous l’Omphalos, près du trépied prophétique. Chaque année, au solstice d’hiver, les prêtres offraient un sacrifice secret à Bacchus-Zagreus mort, tandis qu’au même instant les Thyades en course sur le Parnasse réveillaient, à grands cris, Bacchus Lichnités, le dieu nouveau-né, porté et bercé sur le van sacré. Ainsi replongé chaque année avec la vigne au sein de la terre, Bacchus-Zagreus descend au monde souterrain, et s’y transfigure, dans les ténèbres, en dieu infernal. Une première fois déjà, il y était descendu pour en retirer sa mère Sémélé. Un miroir étrusque, d’une beauté divine, le montre amoureusement renversé, passant les bras autour du cou de sa mère, et recevant le baiser reconnaissant de l’Ombre sur sa bouche ouverte. Cette fois, c’est mieux qu’en vainqueur d’un jour, c’est en souverain permanent que Bacchus y rentre. Avec la dévorante faculté d’assimilation qu’il possède, il a bientôt absorbé l’antique monarque du lieu. Pluton se retire devant l’usurpateur entraînant ; il s’amoindrit, il s’efface, il n’est plus que le Roi fainéant du peuple des Mânes. Voilà Bacchus maître de l’intérieur de la terre, de cette région où l’antiquité révérait les racines sacrées de toutes choses : trésors des métaux et des pierres précieuses, fruits et plantes en germe, cultures et sépultures, effluves des antres et des trépieds prophétiques, lois immuables qui développent le monde et qui le portent comme des fondements. Il suspend à son thyrse les clefs du tombeau. Aux Enfers même, il garde l’activité de sa vie terrestre. Son morne prédécesseur attendait patiemment les âmes qu’Hermès lui amenait, dirigées par sa verge d’or ; lui, il les chasse et il les rabat vers sa nécropole, il est le « grand veneur des morts », — Ο μέγας άγρευων. — Moins effrayant pourtant que le lugubre Pluton ; la mort donnée par lui semble presque aussi douce que celle de l’ivresse. Fidèle à sa nature qui est de briser tout joug et toute chaîne, il « délie » les âmes en les enlevant de la vie. Des euphémismes consolants, Soter, Eleuthereus, Lysios, « Sauveur », « Libérateur », « Celui qui dénoue », voilent sa puissance destructive. Ses Ménades ajouteront plus tard à leurs noms celui de « Servantes de la mort » : Ditis famulae. Ses Bacchanales et ses Triomphes vont décorer les sarcophages : les Noces d’Ariane déroulent le long des parois leur fastueux cortège, les Satyres soufflent dans leurs doubles flûtes, l’Amour, planant aux volutes du marbre, secoue son flambeau sur le chœur des danses, comme pour distraire les morts en les entourant des plus riantes images de la vie.

Non content d’avoir détrôné Pluton, Bacchus lui prend sa sombre et douce Perséphone, oubliant qu’il est son fils, d’après le mythe même qui l’a fait roi du Tartare. Un mariage funèbre les unit, la vie et la mort se pénètrent dans leurs embrassements. « Il y a aussi dans la tombe des amours et des noces », dit un poète antique : — Ως ϰάν ταφοίς έρωτες είσί ϰαί γάμοι Tous deux passent la saison de la torpeur hivernale dans le noir royaume ; puis ils remontent à la lumière, au milieu de la gloire en fleurs du printemps. Perséphone redevient alors la vierge riante qu’elle était, lorsque, avant le rapt de Pluton, elle cueillait des narcisses dans les prairies siciliennes. Un bas-relief la montre heureuse et joyeuse, pareille à la jeune veuve d’un époux morose, amoureusement remariée au roi de son choix. Un bouquet d’épis à la main, elle trône à côté de l’époux radieux, sur le char des grandes pompes bachiques, traîné par un quadrige de Centaures.

V. — L’Orphisme s’empare de Bacchus. — Les fêtes d’Adonis. — Bacchus, sous le nom de Iacchos, s’introduit dans les Mystères d’Éleusis.

Bacchus n’a pas épuisé ses transmigrations ; l’Orphisme met la main sur lui, il remporte dans ses Mystères pour en faire le Dieu suprême dont il médite l’avènement. On sait quel rôle joua dans le polythéisme cette secte théurgique et mystagogique qu’on voit poindre vers le milieu du sixième siècle, obscure d’abord et latente, masquée du nom d’Orphée dont elle divulgue des hymnes et des poèmes apocryphes. Au milieu de la libre mythologie hellénique, elle introduit un Ordre presque monastique, ayant sa règle et sa discipline, ses rituels et ses pénitences, qui prétend l’épurer et la réformer. Quelle différence du grand Hymne Homérique à l’Hymne Orphique, aux vers enfilés d’épithètes cent fois répétés, qui a la monotonie et la mysticité d’un rosaire ! Aux conceptions sublimement naïves d’Homère et d’Hésiode, l’Orphisme substitue une théosophie abstruse et confuse, qui décompose les dieux, les amalgame, les dissout, pour les précipiter dans une essence panthéiste sans forme et sans nom. L’Orphisme puisait, en partie, ses doctrines dans le répertoire chaotique des vieilles religions orientales. C’est par lui, connue par la porte d’ivoire des mauvais songes, que les sombres dieux de l’Asie pénètrent en Grèce, qu’ils obscurcissent et qu’ils souillent ses divinités lumineuses par de monstrueuses mésalliances. Les Géants, comme dans la Bible, virent que les filles de l’Olympe grec étaient belles, « ils eurent commerce avec elles, et ils en eurent des enfants ». Les croisements dégradants s’opèrent dans l’ombre des initiations. Un égout de superstitions impures dont le soupirail s’ouvre aux murs de brique de Babylone, qui débouche par la Phénicie et par la Syrie, s’infiltre dans les croyances helléniques, La fraîche Aréthuse, engloutie sous cette mer putride, perd sa limpide transparence et se corrompt à vue d’œil.

Atys, l’émasculé, incarnation syrienne du Soleil qui perd sa force en hiver, déshonore l’auguste Rhéa par les frénésies de son amour impuissant. On ne distinguera bientôt plus nettement la chaste Artémis, à la taille élancée et aux seins de vierge, de l’impudique et chimérique Diane d’Éphèse, emmaillotée dans sa gaine, tatouée d’animaux sauvages, chargée d’un triple rang de mamelles, qui force les jeunes filles à danser devant elle, la robe retroussée jusqu’à la ceinture. La luxurieuse Astarté débauche l’aimable Cypris ; elle dénoue sa ceinture tissée par les Grâces, et lui fait tenir des lupanars dans ses temples. Bien plus, elle lui donne son amant syrien, qui va bientôt s’identifier à Bacchus. Cet amant, c’est Adonaï, dont les Grecs feront Adonis, le fils incestueux de Myrrha changée en l’arbre qui porte son nom, né de son écorce entr’ouverte humide de parfums. C’est le jeune garçon printanier, qu’un dieu d’été, jaloux et torride, entrant dans le corps d’un sanglier sauvage, a tué, tandis qu’il chassait dans les forêts du Liban. Il mourait, mais ressuscitait sous le ciel doux de l’automne, lorsque son sang grossissant les fleuves avait fertilisé le sol desséché. Son deuil faisait, chaque année, toute une semaine, pleurer et délirer les femmes de l’Orient. De Byblos à Jérusalem, de Chypre à Damas, roulait un orage de sanglots, coulait une pluie de larmes brûlantes. Le simulacre en cire du jeune dieu gisait sur un lit couvert de feuillages, presque nu, son lévrier à ses pieds, les yeux fardés d’antimoine, chaussé de ses sveltes bottines de chasse, saignant à la cuisse d’une plaie de carmin. Autour du catafalque à demi voilé par les fumées des cassolettes, les pleureuses se pâmaient et se désolaient ; elles jonchaient pêle-mêle, de leurs chevelures coupées, l’oreiller du mort, battant leur sein, meurtrissant leurs joues, hurlant, jusqu’à s’enivrer de leurs cris, la litanie funéraire : « Hélas ! Monseigneur ! Hélas ! où est ta Seigneurie ? » La Déesse arrivait, ceinte des cornes lunaires, à la recherche de l’amant perdu ; elle prenait sur ses genoux le gracieux cadavre, le couvrait de baisers et de cris farouches, et cette Pietà païenne surexcitait les lamentations. Mais voilà que les « Jardins d’Adonis » se reprenaient à fleurir : c’étaient de petits pots d’argile où l’on avait semé du fenouil et de la laitue, que la chaleur du soleil faisait lever rapidement. Leur floraison annonçait le miracle. Il était ressuscité « l’Unique, l’Adorable », rendu au désir avide, à l’embrassement brûlant d’Astarté ! La fleur de la terre reverdissait en lui. Alors une furie de joie succédait à l’explosion de douleur : des prostitutions en masse fêtaient la résurrection de « l’Unique ». La déesse voulait que chaque femme fût une Astarté pour chaque homme, que toutes fussent à tous. Couchées sous des tentes de feuillée, aux carrefours des villes, au rond-point des routes, le front noué d’une corde, elles devaient tout le jour se vendre aux passants, et verser dans le trésor du temple la pièce d’argent qui payait leurs stupres sacrés.

Adonis entra de bonne heure dans l’Hellade ; le génie du lieu orna et embellit sa légende. Ce fut comme si Praxitèle avait retouché de son ciseau et ramené au type grec une bizarre idole orientale. On supposa qu’Aphrodite avait recueilli l’enfant merveilleux, tombé de l’arbre à parfums, et que, renfermant dans un coffre, elle l’avait confié à Perséphone, comme on cache sous terre un trésor. Mais la jeune reine des Enfers s’éprit de ce doux garçon ; lorsque Cypris le réclama, elle ne voulut plus le lui rendre. Ce fut alors, entre les déesses, une querelle exquise, pareille à celle d’Obéron et de Titania, dans le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, — « La reine a pour page un aimable enfant, volé à un roi indien, le plus charmant captif qu’elle ait jamais possédé, et le jaloux Obéron voudrait faire de l’enfant un cavalier de sa suite, pour courir avec lui dans les forêts sauvages. Mais elle retient de force le petit bien-aimé, le couronne de fleurs, et fait de lui toutes ses joies. » — Zeus, pris pour arbitre, décida qu’Adonis appartiendrait quatre mois à Cypris, quatre mois à Perséphone, et quatre mois à lui-même. L’enfant voluptueux préférait la molle Aphrodite à la sérieuse Perséphone, Cythère en roses au noir Achéron. Il lui donna les mois dont il pouvait disposer, et il devint son plus cher amant. Mais Arès, courroucé, invoqua l’aide d’Artémis, sa haine virginale contre les dieux impudiques. La chasseresse relança sur Adonis le sanglier du Liban : « Sa cuisse blanche fut frappée d’une dent blanche. » On le voit, dans la délicieuse élégie de Bion, enveloppé par les bras de Cypris en pleurs, « qui crie à pleine voix, redemandant l’époux assyrien, appelant le jeune homme ». — « Il respire à peine, et le sang noir coule sur sa chair de neige, et ses yeux s’éteignent sous ses sourcils, et la couleur de ses lèvres disparaît, et avec elle meurt le baiser auquel Cypris ne veut point renoncer, car le baiser de celui qui ne vit plus est doux encore à Cypris. » L’anémone naît des larmes de la déesse, le sang d’Adonis empourpre les roses.

Ce fut surtout par les femmes que son culte de pâmoisons et de larmes se propagea dans la Grèce. Elles s’affolèrent de l’adolescent oriental, joli et délicat comme une fille, dont « les baisers ne piquent pas, car sa lèvre est encore imberbe ». Toutes les tristesses des deuils précoces, tout ce qu’il y a d’éphémère dans les beautés et les joies terrestres s’exprimait par ce corps charmant, languissamment renversé. On pleurait en lui les fleurs fanées, les délices finies, les jeunesses brisées, les amours éteints avant l’heure. Sa physionomie exotique que l’art des poètes n’avait pu voiler, l’odeur de myrrhe qu’il exhalait, irritaient encore la passion des femmes. Il faisait rêver, venant de si loin. Volontiers elles se seraient écriées comme la Sulamite du Cantique : — « Quel est celui qui descend de la montagne des aromates, de la colline de L’encens ?… Tes parfums sont agréables à respirer, ton nom est comme l’huile répandue ; c’est pourquoi les jeunes femmes t’aiment… Mon bien-aimé est pour moi un sachet de myrrhe suspendu entre mes seins… L’odeur de ses vêtements est comme l’odeur du Liban… Fortifiez-moi avec des raisins, soutenez-moi avec des oranges, car je ne meurs d’amour »,

Les Adonies répétèrent les fêtes de Byblos, adoucies et enrichies par le goût attique : Cypris vint, à son tour, comme sa sœur de Syrie, prendre entre ses bras le corps de « l’Époux » : mais, au lieu de l’étreinte furieuse d’Astarté, c’était un enlacement plein de grâce. On la voit, dans les Syracusaines de Théocrite, couchée auprès de lui, « sur des tapis plus moelleux que le sommeil ». Éros verse un baume à la blessure du mourant. Les tasses de terre de ses grossiers « jardins » phéniciens sont remplacées par des corbeilles d’argent pur. Les ex-voto ne sont plus des chevelures arrachées, mais de petits Amours d’or suspendus à des branches d’anis, des broderies brillantes, des gâteaux de miel pétris en forme d’oiseaux. Aux hurlements enragés des Extatiques de Syrie, succèdent des élégies mélodieuses ; la plainte du rossignol et le chant du Cygne, au lieu du miaulement des panthères flairant leur mâle abattu par le javelot du chasseur.

« Ô maîtresse ! Aphrodite d’or ! Après douze mois, les Heures, aux pieds délicats, te ramèneront Adonis, tel que le voici, des rives de l’intarissable Achéron ; les Heures amies, les plus lentes entre les Déesses, mais les plus désirées, car toujours elles apportent quelque don aux mortels… — Que Cypris se réjouisse, puisqu’elle a son jeune époux ! Pour nous, dès l’aurore, à l’heure de la rosée, nous irons en troupe vers la plage des flots, et les cheveux dénoués, les ceintures défaites, les seins nus, nous dirons un chant éclatant. — Seul entre tous les demi-dieux, ô cher Adonis ! tu vois tour à tour la Terre et l’Achéron… Sois-nous maintenant propice, et sois heureux jusqu’à la nouvelle année. Tu as été le bienvenu, ô Adonis ! et quand tu reviendras, tu le seras encore. »

En parlant d’Adonis, on ne s’éloigne pas de Bacchus. D’anciens rapports le liaient au fils de Myrrha et à Cypris, sa divine maîtresse. Une tradition disait qu’il les avait visités dans leur paradis du Liban, et que les amants lui avaient donné leur fille Béroë. Plus tard Adonis se fond dans Bacchus devenu presque aussi féminin que lui : on ne les discerne guère plus l’un de l’autre : même langueur et même air de mort.

Tout expurgé qu’il fût, ce culte morbide d’Adonis ne resta pas moins fatal à la Grèce ; il énerva et fondit les mœurs. Ses parfums recelaient des miasmes de peste, l’air des harems s’insinua avec lui dans les gynécées. Ce fut une de ces nouvelles dévotions mystiques et lubriques qui corrompent l’encens des plus purs autels. — Un jour, les Adonies consternèrent Athènes. A la veille de la fatale expédition de Sicile, au moment où les trirèmes appareillent, où la fortune de la cité s’embarque sur elles, des chants funèbres gémissent par les rues, les portes ouvertes se couvrent de reposoirs portant l’effigie d’un mort. On s’émeut et on s’interroge : c’étaient les dévotes d’Adonis qui célébraient ses obsèques. Athènes fut toute troublée par ce sinistre présage. Pallas, du haut de l’Acropole, dut brandir sa lance, et tourner des yeux sévères vers ses indignes filles, larmoyant sur un Mignon asiatique, tandis que le destin de la patrie s’agitait.

C’est sous l’influence de cette Théoxénie (comme les bons citoyens appelaient avec mépris ces idolâtries étrangères), prêchée et propagée par l’Orphisme, que Bacchus-Zagreus entra dans les Mystères d’Éleusis. Un enfant, lacchos, supposé fils de Déméter, y figurait ; la bouche sur son sein, ne signifiant d’abord que la maternité de la bonne déesse. Perséphone ayant grandi vite, il fallait bien que sa mamelle, gonflée du suc de la terre, allaitât quelqu’un. Iacchos, c’était l’homme y buvant la vie. Bacchus se substitue à l’innocent nourrisson, et le pur symbole se déprave. Il était l’époux de Perséphone, le voilà son fils, s’engendrant ainsi lui-même et se dédoublant. L’inceste était le rêve de ces immondes religions d’Asie ; la caverne de Loth semble l’officine où leurs théogonies s’élaborent. Les promiscuités de la nature étaient mises en scène par leurs mythes dont Bacchus sera désormais l’agent enthousiaste. Leurs dieux mariés à leurs mères engendrent d’autres dieux qui ne sont qu’eux-mêmes, reparaissant sous une autre forme. Leur généalogie s’enchevêtre en énigme infâme ; le Sphinx dégoûté aurait refusé de la proposer à ses questionneurs. A la fin, les sectaires mêmes de Bacchus rougirent pour lui de ces turpitudes. Ils disaient qu’il avait une mère dont il était interdit de prononcer le nom : un hymne orphique le déclarait « né de lits ineffables ».

Les Mystères d’Éleusis, si nobles et si ingénus à leur origine, se pervertissent vite dès qu’ils sont possédés par ce démon du midi. Il les refait à son image, il y répand un souffle de vertige, un feu de luxure. Des Phallophories effrénées entrent à sa suite dans le sanctuaire pollué ; des représentations obscènes et sanglantes, qui miment la « passion » et les amours incestueux du dieu, s’y étalent. L’Éros des haras et des étables, le bestial Priape qu’on disait fils de Bacchus et d’Aphrodite, y paraît sous la figure d’un nain monstrueusement conformé. La profanation de ces beaux mystères rappelle ces légendes chrétiennes, où l’on voit Satan, en vêtements sacerdotaux, parodier les cérémonies de l’Église, sur les ruines d’une sainte abbaye.

VI. — Bacchus en Italie. — Les Bacchanales romaines.

Ce qu’était l’esprit de ces Mystères dépravés, contenu en Grèce par la douceur des mœurs, on peut en juger d’après l’affreux scandale qui éclata à Rome, au deuxième siècle avant Jésus-Christ. Le Bacchus mystique avait rapidement conquis l’Italie ; il y était entré par les coteaux brûlants de la Grande-Grèce, couverts de ses vignes. Ses confréries secrètes s’étendaient jusqu’en Étrurie. Transplanté chez une race plus dure, qui versait à îlots le sang dans ses jeux, le dieu reprit ses instincts féroces, son mauvais génie se réveilla brusquement. Ce ne fut pas seulement la lie, mais le venin de sa coupe qu’il fit boire à ses initiés. Bacchus se masquait dans Rome, derrière son culte officiel. On entendait bien, la nuit, près du Tibre, d’étranges hurlements sortir du bois sacré, Stimula. — Prodige sans doute, danse de dieux nocturnes : les passants hâtaient le pas en balbutiant une formule de conjuration.

L’an 186, un homme, nommé Titus Rutilus, propose à son beau-fils, dont il était le tuteur, de l’initier aux mystères des Bacchanalia. Le jeune homme en parle, sur l’oreiller, à une courtisane qui l’aimait ; la femme s’indigne et s’alarme. — Sans doute son beau-père, sa mère aussi, peut-être, veulent se défaire de lui pour n’avoir pas à rendre leurs comptes de tutelle. Qu’il se garde de mettre le pied dans l’initiation qu’on lui offre, la mort est au bout ! — Le jeune homme, effrayé, se réfugie chez une tante qui avertit les Consuls. On arrête la prêtresse des « Bacchanales », la torture la fait parler ; un cloaque sanglant s’ouvre au milieu de Rome terrifiée.

Cinq fois par mois, les initiés, pris avant vingt ans, se réunissaient. On leur apprenait que toutes les actions sont indifférentes, par conséquent que tout est permis : — Nihil nefas ducere. La doctrine de l’horrible secte était la sanctification de l’infamie, le mysticisme du crime. Les hommes, dans ces conciliabules orgiastiques, hallucinés sans doute par des breuvages incendiaires, étaient pris de contorsions furibondes, et se mettaient à prophétiser. Les femmes, en costume de bacchantes, les cheveux épars, le thyrse au poing, la nébride au flanc, couraient par troupes vers le Tibre, et y plongeaient des torches ardentes qu’elles retiraient allumées encore, parce que le soufre vif y était mêlé à la chaux. Symbole du dieu pris pour le soleil, qui descend dans les ténèbres, pour reparaître flamboyant au jour. — Les affiliés se mêlaient ensuite, pêle-mêle et aveuglément dans la nuit. Ceux qui refusaient de subir l’opprobre étaient précipités par une machine dans des puits profonds. Les roulements de tambours, les chocs de cymbales étouffaient, comme dans les Suttées de l’Inde, les cris des victimes : on les disait alors enlevées par Bacchus irrité de leur résistance. L’enquête révéla des crimes effroyables, aussi ignorés jusqu’alors que les meurtres souterrains des bêtes ténébreuses. Rome se vit tout à coup étreinte de serpents, cernée par une légion de monstres et de furies enlacés. Cette école du mal mettait en pratique ses dogmes atroces, Locuste y faisait son apprentissage. De sa « sentine impure », comme dit Tite-Live, sortaient et se dégorgeaient par la ville les faux témoignages, les testaments supposés, les délations calomnieuses, les assassinats, les empoisonnements. Le Sénat mena l’affaire avec une vigueur répressive, une soudaineté de capture et de châtiment qui rappellent les grands coups de police de l’ancienne Venise. Le filet jeté dans l’égout bachique en ramena sept mille accusés. La moitié périt sous la hache, les femmes furent exécutées dans leurs maisons, par leurs frères ou par leurs maris. Chaque famille écrasa secrètement sa vipère. Les Mystères Dionysiaques furent interdits, sous peine de mort, dans toute l’ltalie. Bacchus sortit taré de cette horrible aventure, surveillé comme un dieu suspect : on ne le toléra plus qu’au grand jour, et longtemps il fut réduit à la portion congrue de son culte.

Ce n’est que sous l’Empire qu’il osa recommencer ses orgies, marquées de nouveau par des catastrophes. Les mythologues disent que, dans la fureur de l’ivresse, il lui arrivait quelquefois de tuer ses propres Ménades : ainsi fit-il dans la bacchanale tragique décrite par Tacite, — Messaline, lasse des prostitutions faciles, dégoûtée des adultères impunis, rêve une énormité rare, un attentat inconnu. Publiquement, effrontément, en face de Rome stupéfaite, elle épouse son amant Silius, pendant une absence de Claude qui célébrait un sacrifice à Ostie. L’hymen éhonté se célèbre comme « de justes noces », en présence des témoins et devant l’autel. On est en octobre, au temps des vendanges ; la fête nuptiale se transporte dans les jardins du palais. Les raisins crient sous les pressoirs, le vin ruisselle dans les cuves. Tout autour, les femmes de l’impératrice sautent et trépignent, vêtues de peaux de bêtes. Messaline, débraillée et échevelée, se démène, agitant un thyrse ; Silius, couronné de lierre, chaussé de cothurnes, danse vis-à-vis d’elle, roulant la tête d’une épaule à l’autre, au chant criard d’un chœur aviné. Cependant un des conviés, Vettius Valens, est pris de cette folie sardonique, signe des mauvais présages de Bacchus, qui fait sangloter le rire des Prétendants de l’Odyssée attablés a leur dernier festin. Il grimpe sur un arbre, à la façon d’un Satyre, et se tient debout à la cime. On lui demande ce qu’il voit : « Je vois, répond-il, un orage furieux du côté d’Ostie. » — L’orage accourt en effet subit, écrasant, avec Claude averti, les centurions en armes, les chars qui roulent, les messagers qui se pressent, les chaînes préparées, les ordres de mort. Bientôt arrive le licteur au front bas et le glaive tendu, qui égorge la grande Bacchante sur son lit de pampres.

VII. — Transformation du Bacchus orphique. — Dégradation de son culte. — Bacchus au Sabbat.

Cependant, en Grèce, et vers le même temps, Bacchus, accaparé par l’Orphisme, poursuit ses évolutions théurgiques. Jamais le vin dont il fut le dieu ne subit de manipulations plus forcées, de plus violents frelatages. La cuve des vendanges qu’il eut pour berceau devient une sorte de chaudron magique où chaque superstition vient jeter son philtre, chaque religion un fragment d’idole, chaque Mystère un rite impur ou sanglant. Il a perdu toute personnalité distincte, toute forme vivante. En l’arrachant de la nature pour l’exalter au-dessus d’elle, ses fanatiques l’ont blessé à mort. Sous le nom déjà byzantin de Phanés — « Intelligence ou Lumière première — il n’est plus qu’une entité abstraite, qu’un Démiurge d’école, renseigne indéchiffrable d’une logomachie pédantesque. Bacchus dévore les dieux, comme le Moloch punique dévorait les enfants, et ce sont aussi ses prêtres qui les lui présentent. Zeus, Pluton, Apollon, Adonis, Atys, l’Osiris égyptien, le Sabasius phrygien, s’engouffrent en lui. Il est le dieu Panthée, solaire, terrestre, infernal, d’où tout naît et en qui tout rentre, père de l’Océan, chorège des étoiles. Son hermaphroditisme caché se déclare, il a les deux sexes et il les affiche : mâle et femelle, fécondant et fécondé, puissance active et passive. Son péplos, brodé par les Grâces, déroule l’univers entier dans ses plis ; son cratère est le creuset créateur où les éléments cosmiques opèrent leur mélange. Cette transfiguration apparente est, en réalité, une dissolution. Tous ces hiéroglyphes et tous ces symboles qui ne tiendraient pas sur le plus haut obélisque ne décorent qu’un sépulcre vide. L’Orphisme condamnait les impies à puiser aux Enfers de l’eau dans un crible ; c’est l’image de ses mystagogues s’acharnant à remplir de leurs spéculations et de leurs systèmes un dieu sans fond, à force d’avoir été élargi. — Un roman carlovingien raconte qu’un chevalier héritait de la force de tous les guerriers qu’abattait sa lance : Bacchus hérite des attributs des dieux qu’il supplante, mais non de leur force qui n’existait plus. Ces proies notaient que des ombres, des souffles, des résidus, des fumées ; elles l’enflaient démesurément sans le soutenir. Lui-même, blasé et usé par tant de vicissitudes et d’excès, n’est désormais qu’un fantôme. Il n’en peut plus, comme un vieux roi, au bout d’un règne trop long et trop agité. Son absorption incessante est celle d’un abîme inconscient des êtres et des choses qui s’engloutissent sourdement dans sa cavité.

Bacchus fit une triste fin dans le monde antique : les prêtres d’Orphée avilis, tombés, avec le temps, dans les bas-fonds de la bohème religieuse, l’exploitèrent misérablement. Ils firent de lui un dieu simoniaque et une idole de rapport. Sacrificateurs ambulants, diseurs de bonne aventure, marchands d’amulettes, de charmes, de remèdes miraculeux, de rites et d’orviétans expiatoires, ils le menaient quêter de porte en porte, comme un vagabond. Platon les montre, déjà de son temps, obsédant les maisons des riches, leur promet tant la rémission de leurs péchés, leur vendant des sorts et des maléfices, pour quelques oboles. Démosthènes, dans un de ses plus violents discours contre Eschine, ne trouve rien de pire à lui reprocher que d’avoir servi dans la sacristie des Mystères orphiques de Bacchus.

« Tu faisais le métier d’initiateur. Quand tu étais adolescent, tu aidais ta mère dans ses opérations mystiques, tu lisais les formules pendant qu’elle initiait. La nuit, tu affublais les candidats d’une peau de faon, tu leur versais du vin, tu les aspergeais d’eau lustrale, tu les frottais de son et d’argile ; après la cérémonie, tu leur faisais dire : « J’ai fait le mal et j’ai trouvé le bien. » Tu te vantais de hurler mieux que personne, et je le crois ; avec une aussi belle voix, on doit primer par l’éclat des hurlements. Le jour, menant par les rues cette brillante troupe d’énergumènes couronnés de fenouil et de peuplier, pressant dans tes mains des serpents joufflus, et les élevant sur ta tête, tu vociférais à pleins poumons : Evohé ! Suboè ! Et tu dansais en chantant : Hyès ! Attès ! Attès ! Hyès ! Les vieilles femmes le saluaient du nom de Chef, de Conducteur, de Porte-lierre, de Porte-van, et d’autres noms semblables. Elles te régalaient, pour honoraires, de tourtes, de gâteaux, de pains frais, dignes fruits de tes peines. »

La bande de ces charlatans bachiques se mêle bientôt à celles des bateleurs eunuques de Cybèle, moines mendiants de la fin païenne, qui couraient les foires et les marchés, au bruit des cymbales et des triangles, colportant, sur un âne, le fétiche de la Déesse, et se tailladant les bras avec des couteaux, pour attirer les chalands.

La dernière incarnation de Bacchus est plus vile encore. De la mythologie assombrie et rétrécie des basses époques de l’antiquité, il passe, comme par un couloir ténébreux, dans la magie du Moyen âge, et il y reparaît déformé sous la figure bestiale de Satan. Métamorphose indiquée : par sa nature ambiguë, son génie troublant, ses instincts obscènes, ses artifices de sorcier, par le monde démoniaque qu’il entraînait après lui, Bacchus, au temps même de sa splendeur olympienne, était un diable parmi les dieux. Ses orgies où la lubricité s’accouplait à l’extase, rendez-vous des mécontents et des misérables, anticipaient, en les agrandissant à l’échelle antique, sur les terreurs et les prestiges du Sabbat. Tous les démonographes du seizième siècle, Sprenger, Del Rio, de Lancre, Boquel, Le Loyer, Hédelin, s’accordent à reconnaître en lui le « Prince des Sorciers », « le Chef des bouquins », le grand maître des cérémonies de l’Enfer. L’imagination des Inquisiteurs travaille sur lui au rebours des poètes de la Grèce ; elle le défigure et l’enlaidit avec rage. Presque androgyne autrefois, il devient incube et succube. Les cornes symboliques, qu’il ceignait et déposait comme une couronne d’apparat, s’implantent dans son front ; son beau visage obscurci prend les traits du bouc de ses sacrifices. Un sinistre changement à vue transforme ses bacchanales en sabbat. Les Satyres à pieds de chèvre et à queue de singe jettent bas leurs masques de Génies agrestes, et deviennent des diables fétides. Les Ménades, dépouillées de leur beauté païenne, découvrent de hideuses figures de sorcières. De leur thyrse dégarni de pampres, elles font le manche à balai qui les transporte, par les airs, au bal sabbatique. Les torches odoriférantes qu’elles secouaient au vent du Taygète se changent dans leurs mains en chandelles vertes. Mêmes cris d’appel dans les sierras des Asturies, aux gorges du Jura, sur les plateaux du Blocksberg, que sur les sommets du Parnasse. Sabbath ! Sabbath ! répond comme un écho de barbarisme infernal au Saboë ! Saboë ! des anciens Mystères. Mêmes rondes dévergondées et furieuses : seulement, au lieu des grandes danses antiques, belles encore dans leur frénésie, c’est une saltation baroque et cynique, où les danseurs et les danseuses tournent dos à dos, sans se voir, et un bras en l’air. Mêmes banquets et mêmes curées faméliques ; mais le vin doré des Cyclades est remplacé par des breuvages de vertige faits de plantes herborisées sous la lune, au pied des gibets. En place des taureaux et des faons que dépeçaient les Bacchantes, les sorcières saignent des enfants volés, et les font cuire à grand feu, dans la marmite de leurs enchantements.

Bacchus-Satan, assis jambes pendantes, sur une table de pierre que des cierges noirs illuminent, trône, impassible, sur l’abjecte orgie. Sa face est celle d’un bouc noir à physionomie vaguement humaine, le poil hérissé, les yeux ronds et fixes, les mains aux doigts tous égaux et recourbés en griffes d’oiseau de proie. — Quelquefois aussi, il prend l’aspect d’un tronc d’arbre sans pied, surmonté d’un masque livide ; réminiscence difforme de son effigie pastorale. Mais, quelle que soit la figure qu’il prenne, les historiographes du Sabbat constatent tous sa morne tristesse et son air d’ennui méprisant. Sans doute le Dieu déchu, tombé de sa gloire hellénique dans cette basse sorcellerie gothique, se rappelait alors ses fêtes lumineuses, ses triomphes au soleil de l’Inde, ses autels couronnés de roses, les belles danses de nymphes et d’éphèbes que dirigeait son sceptre fleuri, ses fraîches vendanges de l’Archipel accompagnées par le rire éclatant des flûtes. Et, comme dit Homère : « Il gémissait et s’attristait dans son cœur. »

Une légende musulmane raconte que Moïse, chassé par une peuplade sauvage de la citerne où il menait boire ses chameaux, changea en singes ces hommes inhospitaliers. Ils habitent, depuis leur métamorphose, les palmiers d’une verte oasis qu’ils remplissent de leurs cris et de leurs gambades. Mais, de temps en temps, ils se souviennent qu’ils ont été autrefois des hommes. Alors on les voit inter rompre leurs jeux, cesser leurs grimaces et leurs contorsions. Ils s’accroupissent tristement à terre, leurs traits mobiles redeviennent sérieux et pensifs, une lueur de raison éclaire la vague folie de leurs yeux. Saisis de nostalgie en se rappelant la race dont ils sont déchus, ils plongent dans leurs mains noueuses leurs têtes dégradées, et de grosses larmes roulent sur leurs joues velues.