Édouard Fleury18
Édouard Fleury n’est point un écrivain de style ambitieux et chatoyant ; il est même parfois incorrect et n’a pas toujours le terme juste. Mais, à cela près, il faut louer son livre : Le Clergé dans le département de l’Aisne pendant la Révolution 19.
Jamais, en effet, étude circonscrite plus solide et plus consciencieuse n’a mieux mérité d’être mise en regard de cette autre étude sans méthode, sans architecture, sans résistance d’érudition, négligée et en même temps précieuse, et qui a bien l’aplomb de s’appeler un livre d’histoire : Histoire de la Société Française pendant la Révolution.
Comme Edmond et Jules de Goncourt, et même, sauf erreur, depuis plus longtemps qu’eux, Éd Fleury s’occupe de la Révolution française. Il s’en occupe, non comme un historien d’ensemble, mais comme un érudit, un curieux, un chercheur préoccupé de détails et d’individualités. Son livre, comme son titre l’indique, est l’histoire, jour par jour, pendant l’époque terrible, de la classe la moins nombreuse et la plus élevée de cette société que MM. de Goncourt ont cru si légèrement saisir et reproduire dans sa confuse et profonde complexité, et cette histoire du Sacerdoce, spécialisée et restreinte à un seul département français, occupe deux volumes de cinq cents pages d’un très grand format. Qu’on juge par là de la richesse des renseignements mis en lumière par Fleury ! Les faits que ces volumes exposent ne sont pas, d’ailleurs, de ces faits déjà connus, déflorés et cités dans des publications à la portée de toutes les mains ; ce sont des faits pour la première fois recueillis, — ce qui constitue le vrai mérite de l’érudition de détail à laquelle Fleury paraît voué, — ce sont des documents saisis à la double source de la tradition écrite et de la tradition orale, la meilleure des traditions lorsque l’histoire est toute fraîche encore et qu’elle semble saigner dans toutes les mémoires. Ces faits nombreux, et, qu’on nous passe le mot ! véritablement découverts, l’auteur les a distribués et classés dans des chapitres étiquetés avec le nom de nos misères et de nos désastres : la spoliation, la séparation, leschisme, le serment, l’élection des évêques constitutionnels, etc., etc., et cette classification, presque dramatique, donne beaucoup d’intérêt, de vie et de clarté à un livre qu’on lirait encore avec la passion que les récits qu’il contient inspirent, fussent-ils empilés, sans art, comme des matériaux dans un chantier.
Et, pour tout dire enfin, ajoutons à ces qualités substantielles d’un ouvrage qui n’a pas la prétention d’en dire plus long qu’il n’est gros, quoiqu’il en dise beaucoup, que l’esprit qui l’anime est ce qu’il doit être, et qu’on y sent vibrer sympathiquement une âme à tous les coups qui frappent sur le grand cœur du Sacerdoce. Fleury a le sentiment de l’héroïsme catholique, le respect (et qui ne l’aurait pas ?) de ces confesseurs de la foi livrés aux bêtes de la Révolution française ; mais il a aussi, chose plus méritoire, la vue très nette de ce que la France — la France terrienne, la France politique, — doit à ce clergé qu’elle a traité en 1792 avec une si cruelle ingratitude. En cela encore, par l’émotion et par l’aperçu, Fleury est au-dessus des Goncourt, dont l’âme est à peu près muette et l’esprit aveugle, muette et aveugle à tout ce qui n’est pas de l’effet de couleur. Excepté une certaine aristocratie de forme que nous aimons à retrouver dans leur livre, il n’y a rien, du moins pour nous, dans leur histoire, qui indique l’énergie d’une pensée arrêtée et approfondie et l’enthousiasme ou la fermeté d’une conviction. On dirait des sceptiques de ce temps aux mœurs douces, qui ont l’horreur du sang et le dégoût de la fange, comme il sied à des naturels honnêtes et à des esprits cultivés, mais qui, ce sang montré dans sa vermeille couleur et cette fange dans son infamie, ont tout dit, à l’honneur de l’art et du style, et ne savent pas tirer de cette effroyable peinture, faite avec de véritables pourlècheries de pinceau, un enseignement ou une conclusion. Dans cette Histoire de la Société française pendant la Révolution, qui ressemble à une étagère de brimborions historiques, on y dit trop fi ! du bout des lèvres, quand le brimborion est hideux. Le fi ! cornélien de la princesse de Lamballe, — qui le dit si bien sous la pique des bourreaux des Carmes, quand ils lui marchandaient la vie au prix d’une lâcheté, — ce fi ! de princesse révoltée est sublime, car elle allait en mourir ; mais nous, ne sommes-nous pas tenus à être moins sobres dans l’expression de nos sentiments lorsque nous retraçons l’histoire de ces exécrables jours qui ne nous menacent plus, et qui ne nous font pas un héroïsme de la légèreté de nos mépris ?