(1763) Salon de 1763 « Peintures — La Grenée » pp. 206-207
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(1763) Salon de 1763 « Peintures — La Grenée » pp. 206-207

La Grenée

Voici un artiste qui a fait un grand pas dans son art depuis deux ans. Ce n’était au dernier Salon qu’un peintre médiocre, froid dans sa composition et faible dans les autres parties ; mais sa Susanne surprise au bain par les deux vieillards le met tout à coup sur la seconde et peut-être sur la première ligne.

La Suzanne est placée à gauche sur le devant. On la voit de face. À droite sont les deux vieillards, l’un derrière elle, l’autre à côté. Ils sont bien groupés, et leurs têtes sont belles. Celui-ci lui dit du geste qu’ils sont seuls et loin de tout témoin ; l’autre lui caresse l’épaule d’une main. L’expression de la Susanne est grande et noble ; elle dérobe sa gorge avec un de ses bras ; l’autre retient des linges qui descendent et couvrent ses cuisses. Les chairs sont vraies ; les séducteurs encore frais et verts. Avec tout cela, la chasteté de la belle Juive eût été encore mieux avérée s’il n’y en avait eu qu’un, et qu’il eût été jeune. Mais ce n’est pas là le conte.

 

L’Aurore qui quitte la couche du vieux Titon.

 

Je n’aime pas ce tableau. Titon est d’une couleur vineuse. De la manière dont il est placé, il a l’air d’un homme qu’on aurait serré entre deux planches. Cette Aurore est terne ; sa draperie ne la fait pas sentir, et ses chevaux sont gris et de pierre.

En revanche, la Douce captivité est un bon tableau. C’est une femme qui presse une colombe contre son sein. Ce morceau pour le caractère noble et voluptueux de la femme, la vérité des chairs et l’effet, est digne de Carle Vanloo, lorsqu’il ne s’était pas fait une couleur outrée.

Mon ami, si vous retournez au Salon, n’oubliez pas de comparer ce tableau de La Grenée avec l’Athénienne qui arrose des, fleurs, de Vien.

Vous trouverez dans l’un de la grandeur de formes et de la noblesse. La tête en est coiffée dans le goût antique ; elle est bien dessinée. Mêmes qualités dans l’autre, avec plus de sensibilité ; mais c’est peut-être le mérite du sujet et non de l’artiste. Celle-ci n’est occupée que du plaisir de voir croître ses fleurs ; celle de La Grenée a d’autres pensées. La main qui presse l’oiseau est potelée et bien dessinée. Toute la figure, bien peinte et assez bien coloriée. Vien est plus moelleux et plus doux. La femme de La Grenée vous semblera plus belle ; mais c’est celle de Vien que vous aimerez.

Je ne sais, Monsieur de La Grenée, ce que c’est que votre Massacre des Innocents. Je ne l’ai point vu ; mais j’entends dire qu’il y a quelques beaux groupes, et j’en suis bien aise.

Pour votre Josué qui combat les Amorrhéens, et qui commande au soleil, je ne saurais vous dissimuler qu’il est mauvais. Vous n’avez ni cette variété de pensées, ni cette chaleur, ni ce terrible qui convient à un peintre de batailles. Pour trouver le geste et la tête d’un homme qui commande au soleil, il faut y rêver longtemps. Du pas dont vous allez, peut-être dans deux ans d’ici, vous sera-t-il permis de tenter de ces grandes machines-là. Vous avez réussi dans une élégie, et vous méditez un poème épique. Halte-là, s’il vous plaît. Vous ne vous doutez pas encore des connaissances nécessaires à un peintre de batailles.

Voilà une Mort de César où les figures sont maigres, roides et isolées.

Rien ne répond à l’importance du sujet ; c’est un guet-apens ordinaire. Gardez-vous bien de mettre cette ébauche en couleur ; ce serait du temps et de l’huile perdus.

Votre Servius Tullius précipité du Capitole et assassiné est mieux.

Pour votre Christ en croix, convenez que le professeur qui retouche les élèves qui vont dessiner à l’Académie l’aurait déchiré. Monsieur de La Grenée, je vous parle avec franchise, parce que je vous aime, et que je suis content de votre Susanne, mais très content : Si vous m’en croyez, vous vous en tiendrez aux tableaux de chevalet, et vous laisserez-là ces énormes compositions qui demandent de grands fronts et quelqu’une de ces têtes énormes que Raphaël, le Titien, Le Sueur ont portées sur leurs épaules, et dont Deshays a quelques traits.

Mais j’allais passer sous silence vos deux petits tableaux de Vierge, et j’aurais fort mal fait. Ils ont une douceur charmante et le moelleux du pinceau du Guide. Je préfère celui où l’enfant va caresser sa mère de ses deux petites mains. Et l’enfant et la mère sont intéressants. L’œil tourne autour du visage de la mère.