(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Préface »
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(1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Préface »

Préface

Les divers chapitres qui composent ce volume ne sont autre chose que des travaux déjà publiés, à divers intervalles, par la Revue des Deux Mondes. Nous avons pensé qu’il était possible de les coordonner suivant un certain plan, et de leur donner ainsi une sorte d’unité. Ce sont en effet tous les grands problèmes de notre siècle que nous avons été amenés à traiter successivement sous forme d’examen critique. Nous n’avons nullement la présomption de croire que nous avons résolu de tels problèmes : ce n’était pas notre prétention ; mais, en les étudiant avec liberté, nous avons essayé d’en préparer la solution.

Dans notre travail sur la Liberté de penser, nous avons essayé de réfuter l’opinion qui confond à priori cette liberté avec l’esprit de négation et de scepticisme. Il nous a semblé que l’esprit de liberté n’est pas de sa nature et nécessairement plutôt négatif qu’affirmatif, qu’il n’est autre chose que la volonté de ne décider qu’après examen : ce qui ne peut pas préjuger d’avance le résultat de cet examen.

Dans le livre sur la Science politique nous avons étudié avec Tocqueville le grand problème de la conciliation de la démocratie et de la liberté.

L’originalité de M. de Tocqueville en effet a été de voir avec pénétration que la démocratie était un danger non-seulement pour l’ordre, ce qui est banal, mais surtout pour la liberté. Tandis que le torrent des publicistes vulgaires ne voyait dans la démocratie que l’anarchie, qui ne peut jamais durer longtemps, Tocqueville y voyait une forme nouvelle de despotisme. Nous avons cherché si ces craintes n’étaient pas exagérées, et si les libertés générales que la démocratie amène généralement avec elle ne sont pas un contrepoids suffisant à ce que l’on peut craindre de despotisme de la part des majorités dominantes.

Dans notre étude sur la Littérature et la Critique littéraire au xixe  siècle nous avons rencontré le problème si difficile, et d’un intérêt si général, de la conciliation de l’autorité et de la liberté, de la tradition et du changement, des lois du goût et des droits du génie ; et tout en restant fidèle à notre admiration pour les principes éternels de l’art classique, nous avons défendu la liberté de l’invention en littérature ; car ces lois éternelles elles-mêmes ne sont que l’expression des grandes inventions du génie.

La Science nous présente un autre ordre de problèmes.

La méthode expérimentale, en s’avançant de proche en proche depuis le domaine des éléments inorganiques, jusqu’à l’être organisé, et dans celui-ci même, jusqu’aux fonctions nerveuses les plus proches des facultés intellectuelles et morales, cette méthode partout accompagnée de l’infaillible nécessité, ne viendra-t-elle pas un moment mettre en péril la liberté de l’être moral ? Nous avons pensé que les droits de la méthode expérimentale sont absolus, et que nul ne peut interdire au savant de la pousser aussi loin qu’il lui est possible. L’âme et la liberté morale sont d’un autre ordre, et quand même il s’en approcherait sans cesse par une sorte d’asymptote indéfinie, il ne les atteindra jamais.

La Philosophie et la Religion, ces deux pôles de la raison humaine, sont l’objet des deux dernières études. Dans l’un, nous exposons les principes de la philosophie spiritualiste de notre siècle ; nous avons essayé d’établir en quoi elle se distingue du spiritualisme scolastique ou du spiritualisme cartésien, et aussi comment elle peut être susceptible de développement et de progrès sans contradiction. Dans la seconde, nous avons soumis à une respectueuse critique l’apologétique chrétienne de M. Guizot ; et tout en signalant ce qui nous paraissait inacceptable dans l’ancienne orthodoxie, nous nous sommes demandé si le Christianisme transformé ne pourrait pas être l’issue de la crise religieuse dont souffre la société contemporaine.

En un mot, sous des formes très-diverses, nous avons presque partout rencontré le même problème : comment l’esprit de critique et d’examen, l’esprit de nouveauté et de changement peut-il se concilier avec les principes de l’éternelle vérité ? S’il n’y a pas quelque chose qui ne change pas, comment apprécier la valeur de ce qui change ? Et si le changement est nécessaire, comment distinguer ce qui change de ce qui reste éternellement vrai ? La plupart des hommes ne voient que l’une ou l’autre des deux faces du problème : les uns sont les conservateurs, les autres sont les novateurs. La vérité n’est pas si simple ; elle est, elle doit être dans l’union des deux termes. Telle est la pensée générale qui anime toutes ces études. Est-elle d’une application inopportune aujourd’hui ? C’est au lecteur à en décider.