Chapitre IV. Cause immédiate d’une œuvre littéraire.
L’auteur. Moyens de le
connaître
Nous avons accompli une première étape ; nous avons relevé, classé les caractères qui distinguent une œuvre littéraire ; nous sommes en possession d’un nombre considérable de faits scientifiquement constatés.
Nous voudrions en vain nous arrêter au point où nous sommes parvenus. Un axiome, qui est le fondement même de toute science d’observation, s’impose à notre intelligence. C’est celui-ci : Il n’y pas de fait sans cause. Convaincus que rien n’arrive sans raison d’être, nous ne sommes pas satisfaits, quand nous avons établi la réalité et même l’importance relative de certains phénomènes ; nous nous demandons forcément de quelles causes inconnues ils sont le produit.
Comment se fait-il que telle œuvre littéraire ait tels caractères et non tels autres ? D’où proviennent-ils ? Nous ne pouvons échapper à cette question. Elle est matière à recherches scientifiques : car il s’agit, non pas d’apprécier d’après notre goût personnel la valeur des qualités dont nous avons pu reconnaître l’existence, mais d’en découvrir l’origine.
Au fond, la marche de l’esprit est la même ici qu’en histoire naturelle. On a constaté qu’une montagne a telle forme, telle structure, qu’elle est formée de couches de terrain disposées de telle façon, qu’elle est vêtue, suivant les hauteurs, de plantes différentes. Mais pourquoi en est-il ainsi ? La géologie, la botanique, la minéralogie travaillent à élucider ce mystère, à trouver les causes qui ont ainsi façonné celle masse colossale et complexe. Il nous faut une enquête semblable pour pénétrer jusqu’aux forces qui ont modelé une œuvre littéraire.
Si l’on veut atteindre ce monde mystérieux des causes, il est y nécessaire de sortir de l’œuvre dans laquelle nous sommes jusqu’à présent restés enfermés.
Le premier mouvement est de remonter à la cause prochaine, immédiate, indéniable de toute œuvre humaine, je veux dire à l’être humain qui en est l’auteur. Il est bien évident que tout ce qui est dans l’une a dû être d’abord dans l’esprit de l’autre. La question se ramène donc à étudier l’auteur. Or il y a trois moyens de le connaître : 1° par son œuvre, 2° par sa biographie ; 3° par une observation directe et méthodique. Nous parcourrons tour à tour ces trois voies ouvertes à nos investigations.
§ 1. — Avant tout, une œuvre est révélatrice de celui qui l’a conçue et exécutée. C’est une opération légitime et relativement facile d’en dégager ce qu’elle contient. Tel caractère d’un écrit ou d’un discours présuppose et permet d’affirmer l’existence de telle faculté correspondante chez l’écrivain ou l’orateur, et chacune des facultés ainsi constatées peut être considérée comme une des forces productrices cherchées. Toutefois, il faut avouer qu’on n’accroît guère de la sorte la somme de ses connaissances, qu’on n’explique pas encore les phénomènes dont il s’agit de trouver la raison d’être. On se borne à préciser et à ordonner ce qu’on sait. Si, en effet, on a reconnu dans les écrits d’un homme un style éclatant, riche en comparaisons et en métaphores, une grande fertilité de combinaisons dramatiques, une habileté remarquable à dresser en pied un être vivant ou à brosser un paysage à grands traits, déclarer après cela que cet homme est doué d’une forte imagination, c’est au fond répéter la même chose en d’autres termes. Il semble▶ qu’on se satisfasse d’une explication purement verbale ; qu’on se rapproche de la vide et doctorale réponse du Malade imaginaire, quand on lui demande pourquoi l’opium fait dormir ; « quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assopire ». ― Oui, sans aucun doute, l’œuvre est telle, parce que l’auteur avait les aptitudes nécessaires pour là faire telle. Noter ces aptitudes, c’est simplement ramasser des notions multiples dans une sorte d’expression algébrique. Je vois un enfant courir, sauter, franchir une barrière ; j’en conclus qu’il est agile ; la conclusion est irréfutable, mais elle ne m’apprend rien de neuf.
Faut-il pourtant regarder comme inutile ce rattachement de certaines qualités de l’œuvre à certaines capacités de l’auteur ? Je ne le crois pas. Si l’on ne fait aucune nouvelle conquête sur l’inconnu, on organise du moins son savoir ; on opère des groupements qui clarifient et simplifient la réalité ; on établit un lien entre des phénomènes d’apparence disparate ; on découvre les trois ou quatre forces internes dont l’œuvre étudiée n’est que la projection extérieure ; on peut en mesurer approximativement la puissance proportionnelle, on arrive à renfermer dans une formule plus ou moins complexe la constitution mentale d’un individu
Cette nouvelle synthèse, à laquelle une méthode rigoureuse donnera une précision croissante, n’est certes pas à dédaigner. Il est intéressant, par exemple, de savoir qu’une sensibilité maladive fut une des facultés maîtresses de Rousseau. Que de choses diverses sont reliées par ce fil unique ! Logique passionnée, effusions lyriques, style oratoire, apostrophes à la nature et à l’Etre suprême, exclamations perpétuelles qui choquaient tant Buffon, goût du roman sentimental, incapacité d’écrire sauf sous le coup d’une émotion violente, irritabilité nerveuse aboutissant à la manie de la persécution, tout cela nous apparaît désormais comme une série de faits unis entre eux par une dépendance mutuelle. Quand on est parvenu à former plusieurs chaînes du même genre, on possède, si je puis risquer cette image, le squelette d’une âme.
On peut rêver et l’on doit essayer d’aller plus avant. La physiologie est devenue de nos jours une puissante auxiliaire de la psychologie, sa sœur. On est arrivé avec son aide à localiser certaines facultés dans certaines parties du cerveau. Pourquoi, à force de peser, d’analyser, de disséquer la matière cérébrale ou bien (que sais-je ?) à force d’expérimenter directement sur elle par la suggestion hypnotique, pourquoi, dis-je, n’arriverait-on pas un jour, dans un siècle ou plus tard, à découvrir en totalité des corrélations dont quelques-unes ont été déjà surprises ? Ce n’est certes pas folie d’espérer que les progrès de la science puissent s’étendre jusque-là. Pourtant, fût-on à même de dire avec une certitude parfaite à quelle mystérieuse combinaison de libres nerveuses celui-ci doit d’avoir été plutôt que celui-là doué du génie créateur ; est-on en état de déclarer à coup sûr : cet homme a eu telles aptitudes, parce que telle était la conformation ou la composition chimique de son cerveau ; ce serait sans doute une conquête inappréciable pour le psychologue, mais j’ose soutenir que l’historien n’en serait guère plus avancé. Il n’aurait devant lui qu’une série de cas particuliers, de faits individuels et isolés, que rien ne permettrait de relier ensemble ; la genèse et la nature d’une œuvre littéraire, sa liaison avec ce qui précède et ce qui suit ne seraient pas expliquées.
Supposez, en effet, qu’en présence d’une tragédie de Racine on se borne à dire pour toute explication : — Le génie du poète, telle est la cause unique des caractères qui distinguent son ouvrage. Il a écrit ainsi, parce qu’il avait le cerveau constitué de telle façon. Inutile de chercher plus loin. — Est-ce que le bon sens ne réclamerait pas avec énergie ? Elles sont étranges et plus qu’étranges, les conséquences où aboutirait cette manière par trop simple et commode d’expliquer les choses. Il s’ensuivrait que Racine, s’il eût vécu au moyen âge, aurait quand même écrit Andromaque et Phèdre telles que nous les possédons. Il faudrait admettre que Bossuet, s’il était né en Chine, aurait composé les mêmes sermons qu’en France à la cour du grand roi. Il faudrait croire que la poésie des troubadours aurait pu s’épanouir sur le sol glacé de la Laponie tout aussi bien que sous le clair soleil et le ciel bleu de la Provence. En vérité, quel esprit pourrait accepter aujourd’hui ces conclusions ? Qui n’est obligé de reconnaître qu’une œuvre, tout en étant le produit direct des aptitudes de l’auteur, est encore déterminée par d’autres causes, dont la recherche est précisément la fonction de l’histoire ?
Il est donc nécessaire de ne pas s’en tenir à une analyse psychologique ou même physiologique fondée sur une analyse littéraire, si rigoureusement que puissent être opérées l’une et l’autre. Quand même il ne s’agirait que de connaître l’auteur, il faut d’autres procédés pour avoir do lui une idée, je ne dis pas complète, mais suffisante.
§ 2. — La biographie vient alors offrir une nouvelle source de renseignements. On ne se
souciait guère d’y puiser autrefois ; d’aucuns11,
aujourd’hui encore, prétendent qu’elle ne sert de rien pour les écrivains supérieurs,
qu’il faut interroger l’œuvre seule. Je ne saurais me ranger à cet avis. On connaît le
mot de Joubert : « Le talent de Racine est dans son œuvre ; il n’y est pas
lui-même. »
Admettons que ce soit une boutade, excessive comme le sont souvent
les boutades ; il n’en est pas moins vrai que l’homme tout entier
n’est jamais dans ses discours et ses écrits, et que parfois l’homme
réel n’y est qu’à demi.
D’abord qu’on me montre l’orateur ou l’écrivain qui ait rempli sa mesure, qui ait conscience d’avoir dit tout ce qu’il aurait voulu et pu dire, qui n’ait jamais senti trembler au bout de sa plume ou au bord de ses lèvres une pensée restée inexprimée. Sully Prudhomme se plaint d’un malheur commun hélas ! à tous les artistes, lorsqu’il s’écrie12 :
Quand je vous livre mon poème,Mon cœur ne le reconnaît plus.Le meilleur demeure en moi-même ;Mes vrais vers ne seront pas lus.
Alphonse Daudet répète avec mélancolie13 : « Tant de choses se perdent en ce voyage
de la tête à la main ! »
Et puis, est-il si rare qu’un artiste se pare et se farde pour le public auquel il veut
plaire ? que, sachant qu’on cherchera peut-être le peintre dans sa peinture, il se
représente volontairement, non pas tel qu’il est, mais tel qu’il voudrait être ou, ce
qui revient quelquefois au même, tel qu’il croit être ? Ou bien ne peut-il arriver que,
par forfanterie, pour « méduser le bourgeois », il se fasse fanfaron de vices ? Il s’est
rencontré, je le crains, des orateurs politiques qui ont dit au peuple ou aux Chambres
tout autre chose que ce qu’ils pensaient. Il se trouve
tous les jours des
imitateurs pour traduire en belles phrases des sentiments qu’ils n’éprouvent pas. Et
encore n’ai-je rien dit des écrivains qui, pour un motif ou un autre, ont cru devoir
dissimuler une partie de leurs opinions. Quand Diderot insérait dans l’Encyclopédie des protestations de respect pour l’Eglise catholique, je n’oserais
jurer de sa sincérité. Voltaire écrivait alors14 : « La plupart des livres ressemblent
à ces conversations générales et gênées dans lesquelles on dit rarement ce que l’on
pense. »
Notre siècle a donc eu raison de ne pas négliger la biographie des auteurs. Je sais bien que, suivant l’usage, on a poussé jusqu’à l’excès des investigations qui avaient le mérite de la nouveauté. Il existe une maladie propre au biographe : c’est de s’imaginer qu’il a inventé son héros et, partant, d’avoir pour lui un amour paternel, mieux encore, la tendresse aveugle et verbeuse d’une mère qui ne tarit pas sur les moindres faits et gestes, sur les plus insignifiants propos du cher enfant. Cette maladie a fait de nos jours bien des victimes ; je parle aussi des lecteurs. La chasse à l’inédit a fait sortir des greniers et des vieilles malles quantité de papiers qui auraient pu y rester sans dommage ; des chiffons sans valeur ont été érigés en documents précieux et publiés avec une exactitude implacable. Il est arrivé parfois que le patient, qui servait de prétexte à ces débauches d’érudition, a été presque enseveli sous ce fatras comme un vieil arbre mort sous un fouillis de plantes parasites. Quelques grands hommes sont devenus l’objet d’une véritable idolâtrie ; ils ont eu leurs pontifes, leurs dévôts, leurs fanatiques ; leurs livres ont été commentés comme un texte sacré ; les plus minces événements de leur vie ont donné lieu à des querelles quasi théologiques ; des reliques problématiques de ces nouveaux saints ont même été pieusement recueillies sous verre et exposées à l’adoration des fidèles. Manie risible, qui n’a pas toujours été aussi innocente qu’elle le paraît ! Le souci des petites choses empêche souvent d’apercevoir les grandes ; un aigle ne s’amuse pas à prendre des mouches, disaient nos anciens. Certains déchiffreurs de paperasses ont fini par croire ou faire croire que le but principal de l’histoire est d’exhumer et d’étaler au grand soleil ces débris émiettés du passé ; ils ont oublié que sa tâche, plus noble et plus difficile, consiste surtout à interpréter et à résumer cette masse de documents humains.
Il y aurait cependant de l’ingratitude à déprécier les services qu’ont rendus ou que peuvent rendre ces fouilles acharnées dans les archives, dans les bibliothèques, dans les cartons des notaires et des familles. On a eu raison d’interroger les portraits et l’écriture d’un auteur, de le suivre pas à pas dans son voyage à travers la vie, de pénétrer dans sa maison et dans les milieux divers qu’il a traversés, de relever son tempérament, ses habitudes, ses goûts, ses amitiés, ses lectures favorites, sa façon de travailler, etc. On est arrivé ainsi à reléguer au rang des fables quantité de légendes qui ne peuvent plus trouver place dans le tissu serré des événements reconnus pour vrais ; puis, d’antiques mensonges une fois écartés, l’on s’est trouvé en présence d’un bon nombre de notions importantes.
La biographie d’un auteur éclaire d’abord d’une lumière nouvelle sa structure psychologique. Ce ne sont plus maintenant des documents toujours destinés au public qu’il s’agit d’interpréter : ce sont des paroles échappées dans la causerie, des lettres intimes où la pensée se montre sous forme familière et parfois dans toute sa nudité ; ce sont des actes où se trahit la vraie nature de celui qui les commet. On soumet tout cela à une analyse rigoureuse, comme on a fait pour l’œuvre même. Les matériaux sont autres ; mais la méthode est la même. On complète, on contrôle les documents personnels par les témoignages des contemporains. Bref, on accomplit tout un travail de critique historique dont les règles sont aujourd’hui connues.
Les détails patiemment rassemblés de la sorte révèlent des façons habituelles de penser, de sentir et surtout de vouloir, ce qu’on appelle souvent du nom vague de caractère.
La science des caractères est encore dans l’enfance. Malgré des efforts qui méritent l’estime15, les classifications proposées laissent encore à désirer. Mais, au moyen des ressources que fournit la psychologie, on peut déjà esquisser le caractère d’un homme.
En groupant les habitudes semblables, que nous fait connaître une biographie, on aboutit à une seconde synthèse. On tâche, comme on l’a déjà fait une première fois d’après l’œuvre, d’arriver à une ou à plusieurs qualités maîtresses, en se rappelant qu’une qualité est d’ordinaire doublée d’un défaut correspondant ; qui dit brave, dit souvent téméraire ; austérité confine à rigidité. C’est qu’au fond toute disposition naturelle, toute faculté est une force neutre, qui pareille à la langue dont parle Esope, peut-être bonne ou mauvaise dans ses effets, suivant les conditions où elle s’exerce. On se gardera, d’ailleurs, de vouloir, par un amour périlleux de l’unité, concentrer tout un caractère dans une seule faculté. L’homme n’est jamais ou presque jamais tout d’une pièce ; sa faculté maîtresse, s’il en a une vraiment dominante, sera donc accompagnée d’ordinaire de facultés subordonnées qui la limitent et la combattent. Il y a la plupart du temps dans un caractère une lutte de forces qui se résout, il est vrai, en harmonie par le triomphe de l’une d’elles ; mais l’équilibre est instable et ce n’est pas toujours la même qui remporte la victoire.
Sans insister sur les précautions qu’il convient de prendre, disons que la formule
cherchée, pour être complète et féconde, doit répondre à cette définition 16 : « L’analyse d’un caractère, si elle est bien
faite, donne un air de nécessité à tous les actes d’un homme. »
§ 3. — On inaugure en ce moment en France un troisième procédé d’étude qui consiste à déterminer directement les facultés, les habitudes, les particularités d’un individu. Il se rattache à cette psychologie expérimentale qui promet des résultats sérieux. Il consiste en épreuves, en essais, en expériences pratiqués sur le vif, quand le patient veut bien s’y prêter.
Le Dr Toulouse a soumis plusieurs personnes, en particulier MM. Zola, Lemaître, Alphonse Daudet, Rodin, Puvis de Chavannes, Berthelot, c’est-à-dire des écrivains, des artistes, des savants à une investigation méthodique et minutieuse.
L’enquête est multiple, poursuivie durant des mois et des années, compliquée d’analyses et de vérifications nécessaires. Elle s’efforce de connaître le tempérament du sujet, sa taille, la conformation de son crâne, le volume probable de son cerveau, sa vigueur musculaire, le plus ou moins de justesse et d’acuité de ses différents sens. Comme pour un criminel, on recourt à l’exacte et méticuleuse anthropométrie en usage dans les prisons. Comme pour un malade, on note sa façon de se nourrir, ses altérations dentaires, les troubles digestifs, cardiaques, cérébraux qu’il a pu ressentir ; on représente par des graphiques, soit le va-et-vient de sa respiration, soit la circulation du sang dans ses artères, soit les changements de température par où passe son corps17.
Mais on ne s’en tient pas à cet examen purement physique et médical. On cherche à savoir, au moyen de procédés ingénieux, de tests, comme on dit en langage technique, quelle est chez lui l’association habituelle des idées, quelle mémoire il a des couleurs, des sons, des mots, des phrases, des pensées ; comment il apprécie la distance, la durée, les dimensions des objets, à quel degré il possède l’adresse des mouvements, la facilité de la parole, etc. Innombrables sont les questions que peut poser l’observateur. N’est-on pas allé jusqu’à noter les tics nerveux, les petites superstitions ou manies dont n’est pas exempt même un homme supérieur ?
On accumule de la sorte une masse formidable de véritables documents humains. Ce n’est pas à dire que les renseignements ainsi recueillis soient à l’abri de toute critique. Telle ou telle expérience peut avoir été mal conçue ou mal conduite ; le personnage observé peut avoir eu intérêt à dissimuler certaines tares, à s’attribuer libéralement des qualités qu’il n’a pas. Il y a parfois lieu de se défier, comme c’est le cas lorsqu’on lit les confessions de certains auteurs. Mais, malgré toutes les réserves que commande la prudence, on se trouve en présence de matériaux solides qui auront pour les historiens futurs une importance considérable.
Le malheur est qu’au moment où nous sommes parvenus cette méthode nouvelle offre peu de ressources pour le passé. Les morts se dérobent à de pareilles recherches, et il nous faut pour eux nous contenter des autres moyens d’enquête ci-dessus indiqués.
§ 4. — On a obtenu ou pu obtenir ainsi trois synthèses : il faut maintenant les comparer. Ne mettons en regard, si l’on veut, que les deux premières, puisque la troisième n’existe encore que pour un nombre infime de nos contemporains.
Tantôt celle que fournit la biographie confirme et complète celle où aboutit l’analyse
de l’œuvre. En considérant la vie de Jean-Jacques, par exemple, quand nous le voyons
balbutier et rougir de timidité, souffrir atrocement pendant son séjour aux Charmettes
d’une maladie à demi imaginaire, embrasser la terre au moment où, chassé de France, il
franchit la frontière suisse, fondre en larmes à tout propos, nous avons une preuve de
plus qu’une de ses facultés dominantes et probablement sa faculté maîtresse était bien,
comme ses ouvrages nous l’avaient déjà révélé, une sensibilité excessive, et nous
redisons sans hésiter le mot que lui adressait le marquis de Mirabeau : « Vous
avez l’âme écorchée. »
— Tantôt, au contraire, nous découvrons une
contradiction entre ce qu’un homme a fait et ce qu’il a dit ou écrit. Quel Romain ! quel
puritain ! quel héros ! est-on tenté de s’écrier devant certaines maximes de ce même
Rousseau ! Quel pauvre être inconsistant, est-on forcé de dire, quand on rapproche ses
velléités héroïques de ses molles défaillances ! Comme on retouche le portrait moral
qu’on tracerait de lui d’après l’Emile ou le Contrat
social, quand on consulte ses Confessions ou les récits des
contemporains ! A cette sensibilité vive que nous avons constatée, il faut ajouter (et
la contradiction apparente expliquera l’homme et l’auteur) une volonté fougueuse et
faible.
Mais l’enquête biographique ne sert pas seulement à obtenir une seconde épreuve de la personne qu’on étudie. Elle est plus qu’un contrôle et un supplément d’informations. Elle nous introduit au milieu de ces causes et de ces effets que l’histoire a pour tâche de débrouiller.
Parfois elle nous découvre, comme un fait dont l’autorité est l’indiscutable, l’action
exercée sur un écrivain par un événement ou un objet extérieur. Cela se produit surtout
pour les écrivains qui ont été prodigues de confidences sur eux-mêmes. Lorsque
Lamartine18 écrit : « C’est Ossian, après le Tasse, qui me révéla ce
monde des images et des sentiments que j’aimai tant depuis à évoquer avec leurs voix…
Ossian fut l’Homère de mes premières années ; je lui dois une partie de la mélancolie
de mes pinceaux… »
— voilà une filiation poétique qu’il serait désormais bien
hardi de contester. Jean-Jacques, au hasard de ses courses vagabondes, arrive un soir,
mourant de faim, chez un paysan français qui commence par lui dire qu’il n’a rien à lui
donner ; puis, petit à petit, son hôte tire d’une cachette du pain, du jambon, du vin ;
il avoue qu’il avait dissimulé tout cela par crainte des collecteurs d’impôts.
Jean-Jacques ajoute, après avoir conté l’anecdote19 : « Tout ce qu’il me dit à ce
sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera
jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans
mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses
oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la
sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui
régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri et déplorant
le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire
la proie des barbares publicains. »
On sait, après cela, et de science
certaine, l’une des causes qui firent de Rousseau un ancêtre du socialisme moderne.
Faut-il d’autres exemples ? Qu’est-ce que Candide, si l’on isole ce roman de Voltaire des circonstances où il est né ? Une quintessence de misanthropie, un élixir de pessimisme, d’autant plus amer, ◀semble-t-il, qu’il est emmiellé de gaîté. Mais si l’on sait que c’est une réponse ironique à Rousseau20, une façon de réfuter quelqu’un qui vous crie : Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, — ce n’est plus qu’un tableau poussé volontairement au noir pour servir de repoussoir à un tableau trop poussé au rose. L’œuvre recouvre son sens vrai, reprend sa portée réelle.
Quiconque reprocherait à Voltaire d’avoir agrémenté d’une intrigue amoureuse le terrible sujet d’Œdipe roi s’exposerait à l’accuser injustement ; il fut forcé par les comédiens et plus encore par les comédiennes de coudre à sa tragédie cet oripeau qui lui déplaisait. Cependant la pièce, si soigneusement qu’on l’examine, ne nous dit rien de cette contrainte : la biographie seule nous permet de faire remonter à qui de droit la responsabilité.
Sans doute la biographie ne permet pas toujours de saisir d’une atteinte aussi sûre et aussi directe les motifs qui ont dirigé la plume d’un auteur, les influences qui ont agi sur sa pensée. Mais elle suggère toujours à qui sait regarder les faits des conjectures utiles sur leurs causes probables. Et qu’on ne dise pas que nous sortons ici du domaine scientifique, parce que nous parlons de choses conjecturales. La conjecture, pourvu qu’elle soit donnée comme telle, y a sa place marquée ; elle y joue un grand rôle sous le nom plus savant d’hypothèse. Une vérité acquise n’est bien souvent qu’une hypothèse dont on a fait la preuve.