(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Avant-propos » pp. 1-5
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Avant-propos » pp. 1-5

Avant-propos

On éprouve tous les jours que les vers et les tableaux causent un plaisir sensible, mais il n’en est pas moins difficile d’expliquer en quoi consiste ce plaisir qui ressemble souvent à l’affliction, et dont les simptomes sont quelquefois les mêmes que ceux de la plus vive douleur. L’art de la poësie et l’art de la peinture ne sont jamais plus applaudis que lorsqu’ils ont réüssi à nous affliger.

La répresentation pathetique du sacrifice de la fille de Jepthé enchassée dans une bordure, fait le plus bel ornement d’un cabinet qu’on a voulu rendre agréable par les meubles. On neglige pour contempler ce tableau tragique les sujets grotesques et les compositions les plus riantes des peintres galands.

Un poëme, dont le sujet principal est la mort violente d’une jeune princesse, entre dans l’ordonnance d’une fête ; et l’on destine cette tragedie à faire le plus grand plaisir d’une compagnie qui s’assemblera pour se divertir.

Generalement parlant les hommes trouvent encore plus de plaisir à pleurer, qu’à rire au théatre.

Enfin plus les actions que la poësie et la peinture nous dépeignent, auroient fait souffrir en nous l’humanité si nous les avions vûës veritablement, plus les imitations que ces arts nous en présentent ont de pouvoir sur nous pour nous attacher. Ces actions, dit tout le monde, sont des sujets heureux.

Un charme secret nous attache donc sur les imitations que les peintres et les poëtes en sçavent faire, dans le tems même que la nature témoigne par un fremissement interieur qu’elle se souleve contre son propre plaisir.

J’ose entreprendre d’éclaircir ce paradoxe et d’expliquer l’origine du plaisir que nous font les vers et les tableaux. Des entreprises moins hardies peuvent passer pour être temeraires, puisque c’est vouloir rendre compte à chacun de son approbation et de ses dégouts ; c’est vouloir instruire les autres de la maniere dont leurs propres sentimens naissent en eux. Ainsi je ne sçaurois esperer d’être approuvé, si je ne parviens point à faire reconnoître au lecteur dans mon livre ce qui se passe en lui-même, en un mot les mouvemens les plus intimes de son coeur. On n’hesite gueres à rejetter comme un miroir infidele le miroir où l’on ne se reconnoît pas.

Les ecrivains qui raisonnent sur des matieres, s’il étoit permis de parler ainsi, moins palpables, errent souvent avec impunité. Pour demêler leurs fautes, il est necessaire de reflechir et souvent même de s’instruire ; mais la matiere que j’ose traiter est présente à tout le monde. Chacun a chez soi la regle ou le compas applicable à mes raisonnemens, et chacun en sentira l’erreur dès qu’ils s’écarteront d’une ligne de la verité.

D’un autre côté c’est rendre un service important à deux arts que l’on compte parmi les plus beaux ornemens des societez polies, que d’examiner en philosophe comment il arrive que leurs productions fassent tant d’effet sur les hommes. Un livre qui, pour ainsi dire, déploïeroit le coeur humain dans l’instant où il est attendri par un poëme, ou touché par un tableau, donneroit des vûës très-étenduës et des lumieres justes à nos artisans sur l’effet general de leurs ouvrages qu’il semble que la plûpart d’entre eux aïent tant de peine à prévoir.

Que les peintres et les poëtes me pardonnent de les désigner souvent par le nom d’artisan dans le cours de ces reflexions. La veneration que j’y témoigne pour les arts qu’ils professent, leur fera voir que c’est uniquement par la crainte de repeter trop souvent la même chose, que je ne joins pas toujours au nom d’artisan le mot d’illustre ou quelqu’autre épithete convenable. Le dessein de leur être utile, est même un des motifs qui m’engagent à publier ces reflexions que je donne comme les répresentations d’un simple citoïen qui fait usage des exemples tirez des tems passez, dans le dessein de porter sa republique à pourvoir encore mieux à l’avenir. S’il m’arrive quelquefois d’y prendre le ton de legislateur, c’est par inadvertance, et non point parce que je me figure d’en avoir l’autorité.