(1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72
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(1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

Chapitre II.
La poésie de Boileau2

Un « homme d’esprit » disait de la poésie de Boileau : « Il y a deux sortes de vers dans Boileau : les plus nombreux qui semblent d’un bon élève de troisième, les moins nombreux qui semblent d’un bon élève de rhétorique. » — « L’homme d’esprit qui parle ainsi, riposte Sainte-Beuve, ne sent pas Boileau poète, et, j’irai plus loin, il ne doit sentir aucun poète en tant que poète. » Car où est le mérite de sentir la poésie de La Fontaine, ou de Chénier, ou de V. Hugo ? Il suffit de n’être pas tout à fait insensible. Parce qu’il faut un sentiment plus fin pour saisir le caractère de l’art de Boileau, est-ce une raison pour nier qu’il soit poète ?

Où donc est la poésie de Boileau ? C’est ici qu’il faut secouer tous les préjugés qu’on se passe de main en main depuis plus d’un siècle. Tous nos jugements sur les vers de Boileau sont des survivances de Marmontel ou de Th. Gautier, quand nous traitons de bagatelles triviales le Repas ridicule, les Embarras de Paris et le Lutrin, ou quand nous nous figurons une poésie abstraite et banale, une élégance monotone et sans expression, des vers nus et décharnés, implacablement alignés et coupés à l’hémistiche, pareils à une rangée de mannequins qui seraient tous pliés par le milieu du corps.

Il faut prendre garde aussi de ne pas confondre la poésie avec la technique qui sert à la réaliser, avec les procédés de versification et de style. La technique a changé depuis Boileau, et notre oreille habituée au vers romantique, au vers parnassien, et que n’étonne déjà qu’à demi le vers symbolique, estime le vers classique un bien pauvre et maigre instrument. Pour être juste, il faut tenir compte de la différence des temps, et ne pas chicaner un écrivain sur les moyens d’expression qu’il a choisis, quand on n’en connaissait pas d’autres de son temps. Ne demandons pas à Boileau l’alexandrin de V. Hugo, souple, disloqué, expressif dans tous ses membres, et toutes ses figures, comme le plus savant des pantomimes, ni l’ample période rythmique aux harmonies savantes et compliquées dont le mouvement s’unit par des rapports subtils au mouvement de la phrase grammaticale. Ne lui demandons pas non plus les procédés de style créés par Chateaubriand ou perfectionnés de nos jours, l’expression intense, violente, l’idée étouffée sous l’image, la phrase tronquée et pittoresque, débarrassée de ses appuis grammaticaux, réduite à ses éléments « sensationnels », et toute en « notes extrêmes ». Son vers est tout ce qu’il y a de moins « polymorphe », comme son style tout ce qu’il y a de moins « impressionniste ».

Ce qu’on ne pourra contester, tout d’abord, c’est qu’il y ait en Boileau un artiste. Le vers est pour lui une forme d’art, ayant sa beauté propre, et traduisant d’une certaine façon en sensations de l’oreille le caractère de l’idée. S’est-on assez moqué de cette pauvre satire II, avec son légendaire combat de la rime et de la raison ? Mais a-t-on réfléchi que l’accord de la rime et de la raison, c’est tout simplement l’invention d’une forme qui réalise en perfection l’idée, et que la rime raisonnable, c’est en fin de compte la rime expressive ? A-t-on réfléchi que lorsque Boileau rejette le fatras des rimes banales, chères aux copistes maladroits de Malherbe, et déclare

Qu’il ne saurait souffrir qu’une phrase insipide

vienne à la fin du vers remplir la place vide, c’est la preuve qu’il ne comprend pas le rôle de la rime autrement que M. de Banville et tous nos Parnassiens, qui en font l’élément constitutif du vers, et s’efforcent de la faire porter sur les mots caractéristiques de la phrase ? Voyez sa pratique : jamais il ne rime négligemment, faiblement, lâchement. Jamais il ne rime au petit bonheur, par à peu près, à coups d’épithètes incolores, « à la Voltaire ». Dès sa première satire, pièce assez médiocre, il trouve la rime pleine, riche, curieuse même. Souvent les deux mots qui riment, presque toujours l’un des deux, sont significatifs ; à l’ordinaire, la fameuse loi de la consonne d’appui est observée. Le poète poursuit même évidemment les rimes imprévues et singulières : axe et parallaxe, embryon et dissection, coco et Cuzco. Nous en avons vu bien d’autres : mais pour le temps, ce n’étaient pas là des mots familiers aux poètes en quête de rimes.

Assurément Boileau coupe ses vers à l’hémistiche, et pour lui, comme pour tous ses contemporains, le distique est la forme fondamentale, quand il écrit en alexandrins. Il est bien éloigné des audaces même de Chénier, qui est encore pourtant un classique. Et cependant « ce grand niais d’alexandrin » que V. Hugo n’avait pas encore disloqué, n’est pas si raide ni si compassé chez lui qu’on veut bien le dire. Césures déplacées, enjambements alors hardis, tous ces moyens d’assouplir le vers et d’en tirer des effets variés lui sont connus, et il les emploie. C’est ainsi qu’il écrit :

Et déjà mon vers — coule à flots précipités.
De quel genre te faire, équivoque maudite
Ou maudit ?
… Chargé d’une triple bouteille
D’un vin, — dont Gilotin, etc.

Il serait aisé de multiplier ces exemples, qu’on rencontrerait plus abondamment dans ses derniers ouvrages. Le poète, en vieillissant, prenait plus de hardiesse, et, plus sûr de sa science, élargissait sa facture.

Mais là où il excelle, c’est dans l’harmonie expressive du vers. Il ne s’agit pas de cette harmonie imitative dont on a si ridiculement abusé, mais d’une fine correspondance des qualités sensibles du vers au caractère intime de la pensée.

En ce genre Boileau a des sonorités qui sont de vraies trouvailles. Écoutez ce jeu de rimes qui tintent :

Les cloches dans les airs de leurs voix argentines
Appelaient à grand bruit les chantres à matines.

Il paraît que Chapelle avait des doutes sur le mot argentines : mais le poète a vaincu le puriste en Boileau. Voici maintenant trois vers, où non les rimes seules, mais tous les mots, sont choisis pour la qualité expressive de leur son :

Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent ;
Les murs en sont émus ; les voûtes en mugissent ;
Et l’orgue même en pousse un long gémissement.

Il arrive même souvent que ce soit l’ampleur des sons qui donne au vers ce je ne sais quoi de saisissant qui enlève la pensée, cette envolée qui fait la poésie. Même la fantaisie, chez Boileau, est liée inséparablement à l’harmonie du vers ; redites ces deux vers connus :

Et la scène française est en proie à Pradon.
Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux.

Où sont l’esprit et la poésie là-dedans ? N’est-ce pas dans le contraste de l’idée et de la forme ? Et que l’idée serait terne, si le trait satirique n’avait l’ample ouverture de l’alexandrin héroïque ! Ce petit Pradon logé au bout d’un vers dont les sonorités s’étalent largement, ce grotesque Cotin entraîné dans le mouvement enthousiaste d’un vers d’hymne, voilà ce qui hausse le simple sens de Despréaux jusqu’à la poésie.

Le malheur, c’est que nous lisons trop Boileau des yeux, et avec l’esprit, pour la pensée. Nous ne l’écoutons pas assez, seulement pour le plaisir de l’oreille. Il nous en avait pourtant bien avertis, lui qui jugeait de ses vers par l’oreille et croyait les justifier assez en attestant qu’il n’en avait jamais fait de plus « sonores » ; lui qui défendait le mot de lubricité pour le bon son qu’il faisait à la rime ; lui qui tant d’années avant qu’on l’eût inventé, connaissait l’art de la lecture, et qui lisait ou disait les vers en perfection, de façon à transporter les plus froids auditeurs : il les débitait tout simplement en poète, rendant sensibles toute sorte d’effets d’harmonie et de rythme, qui échappent à la lecture des yeux. Et dans les Réflexions sur Longin n’appelait-il pas au jugement de l’oreille, pour prononcer s’il y avait quelque part du sublime ? n’en revenait-il pas toujours, pour faire admirer un passage de la Genèse, à « la douceur majestueuse des paroles », et ne demandait-il pas seulement, pour que tous les esprits en reconnussent la beauté, « une bouche qui les sût prononcer », et « des oreilles qui les sussent entendre » ?

Si étrange que le rapprochement puisse paraître, Boileau se, place ici tout à fait au même point de vue que Flaubert, faisant passer toutes ses phrases par son « gueuloir » pour en vérifier la perfection. Et en même temps, si l’on admet une fois que son instrument est le vers classique, on sentira qu’il est dirigé par le même principe, par la même conception de la forme poétique, que les Gautier et les Banville. Il choisit ses mots, non comme signes, mais comme sons, et par les rimes, les coupes, les rythmes, il s’efforce de donner au vers une forme sensible capable de susciter une impression déterminée.

Il n’a pas l’œil moins exercé que l’oreille. Il voit les choses concrètes, et il en rappelle l’image. On a tort de croire que l’imagination ait manqué à Boileau ; il a du moins celle-là, qui n’est que souvenir et rappel des sensations anciennes. Il l’a constamment : l’idée tourne naturellement chez lui en image. Ce n’est pas procédé de littérateur rompu au métier d’écrivain : c’est vraiment vision, sensation présente ou ravivée. Nous n’y songeons pas, habitués que nous sommes aux tons intenses de nos coloristes modernes : la couleur de Boileau nous paraît bien terne. Quand nous lisons :

Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
Hors de mode aujourd’hui chez nos plus grands badins,
Sont des collets montés ou des vertugadins :

nous ne pouvons nous figurer que cela a la même valeur, relativement aux habitudes du langage et du goût de son siècle, qu’ont à notre égard les vers de V. Hugo :

Les mots bien ou mal nés vivaient parqués en castes :
Les uns nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,
Les Méropes ; ayant le décorum pour loi,
Et montant à Versailles aux carrosses du roi…

Et il est vrai pourtant que les deux images s’équivalent, si l’on tient compte de la différence des temps.

Si nous voulons résister à notre mémoire qui nous présente machinalement la plupart de ces vers, trop familiers et tournés en dictons pour évoquer encore en nous des sensations, on s’apercevra que Boileau n’a guère usé du style abstrait. Tous ces vers que l’on sait par cœur, et qui ont immortalisé leurs victimes, d’où en est venue la force ? de ce qu’une image inoubliable, avec ou sans justice, s’est appliquée au nom du bonhomme.

                         … Colletet crotté jusqu’à l’échine
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine…
Cotin à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d’auditeurs pour aller à sa chaire…

Et tous les mauvais ouvrages qui sont livrés à notre dérision ne paraissent jamais dans l’idée abstraite de leur titre : ce n’est pas la médiocrité de la poésie que l’on conçoit, on voit le livre de rebut, sa reliure, ses feuillets ; c’est le triste bouquin que nous avons tant de fois rencontré sur le quai, « demi-rongé », ou « commençant à moisir par le bord », ou tout poudreux et recroquevillé. Au dernier degré de misère et d’ignominie, c’est la feuille d’impression qui nous arrive empaquetant nos emplettes :

              … Et j’ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier.

On louait jadis l’originalité des imitations de Boileau, et il est merveilleux qu’il ait pu faire passer dans ses Satires tant de morceaux de Juvénal ou d’Horace, sans que jamais on sente le placage ni la traduction. C’est qu’il ne rendait pas par un effort d’esprit l’idée d’Horace et de Juvénal ; mais quand il lisait dans Juvénal : « Si la Fortune veut, de rhéteur elle te fera consul »,

Si Fortuna volet, fies de rhetore consul,

ce n’était ni Quintilien ni des licteurs qu’il se figurait ; mais il revoyait l’ancien régent du collège de Plessis, ce cuistre de la Rivière, en robe rouge de cardinal, siégeant au Parlement parmi les pairs comme évêque-duc de Langres : et aussitôt il notait que le sort burlesque

D’un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair.

Ce n’est pas là une transposition laborieusement étudiée : l’auteur ancien n’a fait que toucher pour ainsi dire en lui l’image à réveiller, et du fond de son expérience a surgi tout à coup, entre les lignes du texte latin, une physionomie familière et contemporaine.

Et voilà précisément toute la poésie de  Boileau : il a vu, et il fait voir. Il n’a pas l’ampleur épique ; il n’a pas l’élan lyrique ; il n’a pas le mouvement oratoire. Mais il rend ce qu’il a perçu de la nature, comme il l’a perçu. Boileau est un réaliste dans toute la force, ou, si l’on veut, dans toute l’étroitesse du terme : si nous séparons dans son œuvre ce qui est virtuosité acquise de ce qui était don naturel, nous ne trouvons rien autre chose en lui. Et entendons bien ce que veut dire ici le mot de réaliste : Boileau sait voir et rendre. Mais pour rendre, il faut qu’il ait vu, effectivement, réellement. Il faut que les choses aient été dans sa sensation pour être dans son imagination, et son vers ne dit rien que son œil ou son oreille n’aient reçu. Il n’a pas l’imagination créatrice, qui donne une forme sensible à l’idéal, à l’immatériel, à ce qui n’est plus, n’est pas encore ou ne sera jamais. Il n’a même pas l’intuition du inonde intérieur : le sens des réalités invisibles lui manque.

Surtout il ne doublera guère sa sensation de sentiment : nature droite, brusque, irritable, il manque de sensibilité. Il a le cœur bon : mais sa bonté ne passe pas dans son imagination ; elle se réalise en jugements, puis en actes, jamais en émotions, en représentations capables d’exciter le sentiment seul en dehors d’un objet présent qui sollicite aux actes. Il est serviable, généreux : il n’a pas la sympathie compréhensive, il ne s’unit pas par l’amour à ses semblables, à la création ; il ne mêle pas son âme dans les choses. Jamais cartésien ne fut plus retranché dans son moi. Voilà par où Boileau diffère de La Fontaine et de Racine : c’est pourquoi ils sont de grands poètes, tandis que l’on doit démontrer la poésie de Boileau. Totalement dépourvu de tendresse, incapable d’effusion et d’épanchement, il n’aime pas la nature qu’il rend : il y a de l’indifférence dans la fidélité consciencieuse de son imitation. Ou du moins toute la sympathie dont il est touché, c’est celle d’un peintre devant un panier de cerises ou un chaudron de cuivre.

Aussi la poésie de Boileau est-elle précisément dans la partie de son œuvre qu’on a coutume de négliger comme « vulgaire et insignifiante » ; dans le Repas ridicule, dans les Embarras de Paris, dans le Lutrin, dans quelques morceaux de la Satire X. C’est là qu’il a tâché de rendre la nature qu’il avait vue, telle qu’il l’avait vue. Qu’avait-il donc vu de la nature ? Pas grand’chose assurément. Représentez-vous sa vie, et vous concevrez de quelles sensations premières était faite l’étoffe où il taillait ses ouvrages.

D’abord, il est de la ville, et vécut à la ville. Il aimait la campagne cependant, il s’y plaisait, quand parfois il faisait un séjour chez son neveu Dongois à Hautile, sur les bords de la Seine, ou à Bâville, dans ces bois, près de cette fontaine de Polycrène que Sainte-Beuve a chantés après lui. Mais, en somme, la nature resta toujours pour lui une étrangère. Les impressions qu’il retirait des courtes et rares visites qu’il lui faisait, ne se reliaient pas suffisamment à ses idées : ces jouissances ne fournissaient rien à sa raison, et n’avaient pas de valeur intellectuelle ; aussi les goûtait-il sans en faire la matière d’un discours. Mais surtout ces jouissances étaient des jouissances égoïstes ; il portait son moi au milieu de la nature, et ne demandait à l’exquise douceur des choses champêtres que le délassement, le rafraîchissement de son moi, et certaines commodités propres à faciliter l’exercice de sa pensée. En un mot, il couvrait la nature de sa personnalité ; et comment en sentir, comment en rendre le charme si l’on ne s’oublie soi-même en elle ? Nous ne concevons pas ce sentiment sans un amour désintéressé, une sympathie profonde, ni presque sans un tour d’imagination religieusement panthéiste. Boileau ne pouvait ni saisir l’âme de la nature, ni y répandre la sienne. Quant à la peindre en réaliste, pour étaler à nos yeux la richesse des couleurs et la singularité des formes sans en faire les manifestations d’une âme, il lui eût fallu des moyens d’expression que la versification et la langue d’alors ne mettaient pas à sa disposition. Son dessin précis et sec convenait mieux à l’expression des types humains, des ouvrages de l’industrie humaine, des choses enfin et des êtres qu’on peut isoler dans leur figure et leur individualité propres. Aussi a-t-il mieux parlé de son cher Auteuil que de la vraie nature ; ses fruits et ses abricotiers l’inspiraient mieux que les prés et les forêts : car ils étaient à lui ou lui parlaient de lui. Et de plus, un jardin bien dessiné, un potager bien planté, des melons et des fleurs, un jardinier qui porte ses arrosoirs, tous ces objets nettement découpés, tous ces détails sans ensemble, qui ne demandaient point d’adoration mystique, étaient bien plus dans ses moyens que les vastes campagnes pleines d’air où les contours se noient et les couleurs se fondent dans des harmonies d’une infinie délicatesse.

Figurez-vous donc en Boileau un bourgeois do Paris, bon vivant, habitué des cabarets à la mode, élevé dans un monde de greffiers et de procureurs. Depuis sa première enfance, il vit dans le tumulte de la grande ville ; de sa guérite au-dessus du grenier, dans la maison de la cour du Palais, son oreille perçoit chaque jour la clameur aiguë et matinale des coqs, et tous ces bruits de la cité laborieuse qui s’éveille, les coups de marteau du serrurier voisin, les maçons chantant ou s’injuriant sur leurs échafaudages, les charrettes roulant sur le pavé, les courtauds ouvrant les boutiques avec un grand bruit de volets choqués et de voix, et puis les cloches des vingt-six églises ramassées dans l’étroite enceinte de l’île Notre-Dame. Sorti de son logis, il emmagasinait dans sa mémoire tous ces traits qui font la physionomie de Paris, tout ce qui étonne et ahurit le provincial, les rues encombrées de passants, les cris des chiens excités, les embarras de voitures, les planches jetées sur le ruisseau quand il pleut : mille détails connus seulement du Parisien, la croix de lattes, qui avertit les passants de prendre garde, quand les couvreurs réparent le toit de la maison, ou le profil d’un médecin célèbre, qui va à cheval, au lieu d’avoir une mule comme ses confrères.

Depuis sa naissance aussi, il a eu sous les yeux la Sainte-Chapelle, et la maison du chantre « au bas de l’escalier de la Chambre des comptes », et la boutique de Barbin, sous le perron du grand escalier du Palais. Il avait hanté la Grand’Salle et le pilier des consultations. Et les cérémonies, les processions, les démêlés aussi et les batailles, quand se rencontraient les paroisses voisines et rivales, ou que saint Barthélemy pénétrait dans le Palais, fût-ce pour se mettre à l’abri de la pluie ; et le clergé de la Sainte-Chapelle, chantres et chanoines, sonneurs et sacristains, tous ces visages vermeils ou pâles, ces corps replets ou desséchés ; et le fameux perruquier Lamour dont le bâton à deux bouts remettait l’ordre dans la cour du Palais, les jours de bagarre : tout cela lui était familier, et gravé dans son esprit, depuis qu’il était au monde, par des impressions quotidiennes.

Et tout cela, c’est sa poésie. Ne comparez pas son Repas ridicule à celui de Régnier : le vieux poète, avec une verve étourdissante, écrit une scène de comédie ; caractères, dialogue, action, tout est enlevé avec un éclat, une fantaisie incroyables. Pour Boileau, mettons à part la satire littéraire, si fine et si mordante à travers la langueur de la querelle : ce qu’il a fait, c’est un tableau réaliste. C’est le repas, et non les convives, qui nous intéresse et nous amuse. Et rappelez-vous avec quelle franchise hardie d’expressions Boileau nous présente tous ces plats qui défilent : le potage où paraît un coq, les deux assiettes,

              … Dont l’une était ornée
D’une langue en ragoût de persil couronnée,
L’autre d’un godiveau tout brûlé par dehors
Dont un beurre gluant inondait tous les bords ;

le rôt où trois lapins de chou s’élevaient

Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques ;

et le cordon d’alouettes, et les six pigeons étalés sur les bords du plat,

Présentant pour renfort leurs squelettes brûlés ;

et les salades :

L’une de pourpier jaune et l’autre d’herbes fades,
Dont l’huile de fort loin saisissait l’odorat,
Et nageait dans des flots de vinaigre rosat ;

et le jambon de Mayence, avec les deux assiettes qui l’accompagnent,

L’une de champignons avec des ris de veau,
Et l’autre de pois verts qui se noyaient dans l’eau.

Nous savons le goût et la composition des sauces ; le poète nous dit le jus de citron mis dans la soupe, la muscade et le poivre des sauces trop épicées, la blancheur molle et fade du lapin, le goût plat du petit vin d’Orléans.

Même précision serrée et crue dans les Embarras de Paris. Le Lutrin est plus fin, mais plus mêlé. Le poème manque d’action ; la narration se traîne souvent et le dialogue est pesant. De lourdes et froides allégories encombrent le sujet. L’invention est pauvre : mais n’ai-je pas dit que Boileau n’inventait pas ? il se souvenait. Le fait principal était arrivé dans la Sainte-Chapelle ; les deux épisodes les plus caractéristiques sont aussi pour lui des choses vues : ne dut-il pas être à l’Académie le jour où Tallemant et Charpentier se jetèrent les dictionnaires à la tête, en s’apostrophant rudement ? et ne dut-il pas voir ou entendre conter, en sa jeunesse, comment Retz courba Condé furieux devant sa bénédiction épiscopale ?

La peinture du monde clérical, dans le Lutrin, manque de profondeur psychologique : mais trouvez au xviie  siècle une représentation de mœurs ecclésiastiques plus exacte et plus vivante. Y a-t-il rien qui puisse suppléer au Lutrin et l’annuler ? L’auteur connaît bien ce monde-là, et je n’en veux qu’une preuve, le moyen très ecclésiastique par lequel le trésorier s’assure la victoire. Ces chantres agenouillés qui enragent, ou fuyant éperdus la main qui les bénit, cela est vrai d’une vérité si spéciale et si propre, que notre meilleur peintre de la vie ecclésiastique l’a repris dans un de ses chefs-d’œuvre : rappelez-vous l’abbé Tigrane en présence de son évêque. L’esquisse de Boileau est fidèle, impartiale, sans méchanceté, relevée tout au plus d’une pointe de gaieté malicieuse : le trait est un peu appuyé, sans devenir une charge. Comparez le Lutrin à Vert-Vert, vous en sentirez le caractère et le mérite. Vert-Vert est le modèle des contes spirituels ; il en reste des mots piquants, des idées ingénieuses et amusantes. Au lieu que le Lutrin est moins un récit, qu’une suite de croquis, où les physionomies sont caractérisées, les attitudes notées avec une vérité saisissante. Il y a là sans doute des mots satiriques, des mots de bourgeois de Paris qui a fréquenté chez Ninon : mais ce qui frappe et qu’on retient le plus, c’est une figure joufflue d’ecclésiastique, un intérieur de chambre confortable, une « cruche au large ventre » que se passent de main en main des chanoines attablés, toute une série de types et de scènes, que le crayon ou le pinceau exprimeraient plus facilement que la plume. Et nul doute que Boileau dans tout cet ouvrage ne se montre meilleur artiste que conteur. En dépit des procédés oratoires et du vieux matériel poétique dont il s’est embarrassé, en dépit même de ses intentions de faire penser des choses plaisantes, l’esprit et le comique résident souvent plutôt dans la sensation offerte à l’oreille. La parodie est dans le rythme plus que dans l’idée : du moins le rythme est plus expressif que l’idée n’est spirituelle. Il n’y a rien de pareil dans Vert-Vert.

Dans la Satire X, Boileau revient au réalisme vigoureux et presque brutal. Ce fameux épisode de la Lésine, ce n’est pas une allégorie inventée, c’est le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, qui logeaient au quai des Orfèvres, proches voisins de Boileau, qui dès l’enfance a ri de leur ladrerie, avec tout le quartier. Voyez la netteté de ces traits, quand Mme Tardieu réforme sa maison :

Le pain bis, renfermé, d’une moitié décrût ;
Les deux chevaux, la mule, au marché s’envolèrent ;
Deux grands laquais, à jeun, sur le soir s’en allèrent : …
Deux servantes déjà, largement souffletées,
Avaient à coups de pied descendu les montées.

Représentez-vous ce magistrat

Couvert d’un vieux chapeau de cordon dépouillé,
Et de sa robe, en vain de pièces rajeunie,
À pied dans les ruisseaux traînant l’ignominie ;

et la femme vêtue

De pièces, de lambeaux, de sales guenillons
De chiffons ramassés dans la plus noire ordure.

Voyez

     … ses bas en trente endroits percés,
Ses souliers grimaçans vingt fois rapetassés,
Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle
Un vieux masque pelé…

On n’accusera pas Boileau d’affadir la nature. Ce prétendu père de la poésie noble ne cherche pas les périphrases ni les mots élégants. Même il ne recule pas devant la conséquence extrême où semble devoir toujours descendre l’art réaliste : l’expression de la réalité vulgairement hideuse ou répugnante. Nous avons lu dans le Repas ridicule ces vers

Où les doigts des laquais dans la crasse tracés
Témoignaient par écrit qu’on les avait rincés.

Que nous montre-t-il dans la Satire X du déshabillé de la coquette ? Rien de ce qui eût inspiré la spirituelle polissonnerie de l’âge suivant, mais seulement les « quatre mouchoirs de sa beauté salis » qu’on envoie au blanchisseur.

Voici enfin la femme de la fin du siècle, qui montre la voie à la duchesse de Berry et devance la Régence ; la voici

Qui souvent d’un repas sortant tout enfumée,
Fait même à ses amants, trop faibles d’estomac,
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac.

J’ai regret d’être obligé d’insister sur de telles images : mais il le faut, tant on méconnaît à l’ordinaire le vrai caractère de la poésie de Boileau.

Il n’y a là-dedans ni sentiment, ni passion, ni roman, ni drame, ni comédie. Cela est purement pittoresque ; ce n’est que la réalité fortement, fidèlement, sérieusement rendue. Il y a vraiment dans Boileau un Hollandais, dont la plume excelle à faire des magots comme ceux qui en peinture déplaisaient tant au grand roi. À chaque pas, dans un coin de satire ou d’épître morale, on rencontre de petits tableaux d’une couleur toute réaliste : c’est le directeur malade, et toutes ses pénitentes autour du lit, dans la chambre, empressées et jalouses :

L’une chauffe un bouillon, l’autre apprête un remède.

C’est un paysan qui s’endort, comme au sermon : je vois, lui dit-il,

Que ta bouche déjà s’ouvre large d’une aune
Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton.

C’est un intérieur de taverne :

Et de chantres buvans les cabarets sont pleins.

L’expression est si propre, si serrée, si objective, qu’aussitôt on a le tableau devant les yeux : dans la noirceur enfumée du fond éclatent les trognes vermeilles, et l’éclair d’un verre ou d’un broc à demi rempli qu’on soulève.

Il n’y a même pas d’esprit dans tout cela, ou s’il y en a, c’est de l’esprit de peintre, un esprit qui n’est pas dans les idées, leurs qualités et leurs rapports : il est dans le coup de crayon, dans le trait qui accuse un contour expressif, dans le rendu dont la vigoureuse fidélité fait le comique. Que nous sommes loin ici de Saint-Amant, de Scarron, et même de Régnier ! Plus d’exaltation lyrique, plus de fantaisie truculente : nul élément subjectif ne s’insinue dans cette poésie. Et c’est précisément ce qui nous empêche de rendre justice à Boileau. Habitués que nous sommes à mettre la poésie dans la passion et l’enthousiasme, nous avons peine à nous figurer un poète qui, froidement, regarde la nature, sans l’animer, et la copie, sans l’altérer, curieux seulement de l’aspect des choses, et s’efforçant de fixer dans une image adéquate la sensation physique qu’il en a reçue. Mais, si l’on refuse à Boileau le nom de poète, c’est la poésie réaliste elle-même qu’il faut nier. Il se peut qu’on ait droit de le faire : en tout cas, on ne pourra contester qu’il y ait un art réaliste ; et c’est cet art réaliste qui a produit au xviie  siècle les vers de Boileau, comme ailleurs il a produit des tableaux et des romans. On peut trouver le génie de Boileau étroit, incomplet : il lui reste d’avoir été unique en son genre au temps où il vivait. Car je ne vois pas qui l’on pourrait mettre avec lui, plus haut ou plus bas, dans le même groupe. Seul il représente le réalisme pittoresque, qui ne mêle aucun élément sensible ni moral dans ses peintures. Du moins il aurait pu le représenter : et ce qui lui manque pour être un grand poète, c’est d’avoir été purement et simplement le poète qu’il était né pour être.

Sainte-Beuve s’applaudit quelque part de l’heureuse influence exercée par Louis XIV sur les écrivains de son temps : sans Louis XIV, Boileau, pour ne parler que de lui, eût fait plus de Repas ridicules et d’Embarras de Paris. Si c’était vrai, jamais Louis XIV n’aurait pu rendre plus mauvais service à Boileau : mais par malheur, celui-ci n’avait pas besoin de céder au goût du roi pour dévier de sa véritable voie. Son éducation, les habitudes et l’esprit de son siècle, tout conspirait à l’empêcher de prendre conscience de son originalité artistique. Il était né pour faire des vers sonores et colorés, notations d’images et de sensations physiques. Mais emporté par son admiration pour les modèles anciens, obéissant à un goût tout intellectuel que lui inspirait la société où il vivait, il entreprit d’écrire des discours moraux. Or c’était un médiocre moraliste que Boileau : il n’avait rien de ce qui fait les Saint-Simon, les Molière, ni même les La Bruyère. Sans philosophie originale, sans expérience personnelle du cœur humain, incapable d’aller au-delà du décor et du masque, il ne pouvait faire, il ne fît dans ses Satires et ses Épîtres morales, que répéter des lieux communs. Comme honnête homme, il est sincère ; comme artiste, sa peinture manque de conviction ; c’est terne, triste et sans accent. Et puis, il a voulu faire des « discours » : lui qui était le moins orateur des écrivains de son temps, infiniment moins que Corneille et Racine qui le sont éminemment, que La Fontaine, qui l’est encore quand il veut ; moins même que La Bruyère qui l’est si peu. N’ayant pas le tempérament oratoire, cette faculté qui perçoit la distance entre deux idées et toute la série des raisonnements par où l’on s’avance de l’une à l’autre, incapable de suivre un principe dans ses conséquences les plus lointaines et d’emporter l’une après l’autre toutes les défenses d’un auditeur par la marche savante des preuves, Boileau se trouve assez mal à l’aise dans son rôle d’orateur moraliste. Ce n’est pas la causerie facile d’Horace, si finement liée par l’unité de la pensée qui suit sa pente naturelle : ce n’est pas la déclamation fougueuse de Juvénal, entassant avec rage faits sur faits, invectives sur invectives, pour enfoncer dans l’esprit du lecteur le sentiment qui réchauffe. Dans Boileau, nulle suite naturelle de raisonnement ; point de tissu serré d’arguments ; point de courant continu de passion. Auprès de lui, Régnier même nous fait l’effet d’avoir de la suite dans les idées et d’être un fort logicien.

Il n’est pas étonnant que les transitions lui donnassent tant de peine, et qu’il les estimât « le plus difficile chef-d’œuvre de la poésie ». Les transitions n’ont jamais tourmenté un orateur, ni un homme qui écrit de passion. Elles ne gênent que ceux à qui le détail fait prendre la plume, et qui fabriquent leur ouvrage de pièces patiemment rapportées. Ainsi sont faites les Épîtres et les Satires, où les coutures sont vraiment trop nombreuses et trop apparentes. Sainte-Beuve n’avait pas tort de croire que Despréaux avait composé l’Épître à Arnauld pour encadrer deux tableaux qui lui plaisaient, la fuite légère du temps, et la lente allure du bœuf de labour. Ne faisait-il pas une Épître pour introduire une courte fable ? En réalité, l’idée générale est peu de chose pour Boileau : l’important pour lui, ce sont les couplets, les images qu’elle relie. Et nulle part, la pièce ne fait tant d’effet que lorsque l’idée générale se laisse oublier à force d’insignifiance et de banalité. Alors chaque morceau nous plaît en soi, détaché de l’ensemble où il n’est logé que par accident et par artifice, comme nous nous amusons des originaux que Lesage fait défiler devant nous dans son Diable boiteux, sans nous soucier de la fiction qui lui sert à les amener.

Sans doute il était difficile à Boileau de faire autrement en son temps : on n’eût pas accepté une poésie toute composée d’impressions, sans suite, sans lien, et surtout sans sujet. Boileau ne conçut pas un moment la possibilité de se passer d’idées et de sujets. Au lieu de faire de courtes pièces sans titre, au lieu de proposer chacun à part comme valant par soi ces petits cuadros (comme disait Chénier), où dans des proportions très réduites étaient ramassés des types et des aspects de la vie commune, il s’ingénie à en faire les pièces d’un tout, les épisodes d’un récit, les scènes d’une comédie, les arguments d’un discours : lui qui n’eut de sa vie ni le sens de l’action, ni le don du dialogue, ni le souffle oratoire. Surtout il se crut obligé de s’enfermer dans un genre défini : et n’ayant aucun sentiment naturel qui le tournât vers une partie plutôt qu’une autre de l’éloquence et de la poésie, il se fit satirique, sans indignation et sans malignité : de là la morosité des Satires, caractère littéraire qui ne représente pas du tout le naturel de l’homme. Pour rendre la physionomie de Paris, le mouvement de ses rues et de sa foule, ce Parisien, qui ne perdit presque jamais de vue les tours de Notre-Dame, prit le ton dolent d’un provincial réveillé trop tôt, qui regrette le silence morne de sa petite ville : cela, c’était l’idée, et une idée morale, qui faisait de l’impression une démonstration. Pour nous mettre sous les yeux toute une série d’études de femmes, qu’il avait en portefeuille, il imagina de haranguer un ami fictif, supposé enclin à se marier ; il se donna un caractère déplaisant de célibataire grincheux : mais au moins, d’une suite de portraits, il avait fait un sermon et une Satire. Boileau ne sut pas non plus maintenir son style purement et franchement réaliste. Il l’altéra par l’emploi de la rhétorique, de l’esprit, de toutes les formes et tours qui ne conviennent qu’à l’expression des idées. On est souvent étonné de voir l’image s’achever en abstraction, et la vision concrète s’évanouir dans une froide analyse : c’est l’homme qui pense, le moraliste qui fait obstacle au peintre. L’idée chasse la sensation, et la notion de vérité ou d’erreur, de bien ou de mal, vient se jeter à la traverse d’une perception de forme et de couleur. D’autres fois, le poète ne peut se tenir d’ajouter un trait plaisant à l’image qu’il évoque : c’est comme une intention littéraire en peinture, et cette voix qui veut nous amuser, nous distrait de la contemplation de l’objet qui d’abord avait été seul mis devant nos yeux. Il est aussi arrivé à Boileau de s’applaudir d’un tour élégant, d’une périphrase ingénieuse, d’une allusion noblement enveloppée, dont il avait désigné sa perruque, ou la mousqueterie, ou l’établissement des manufactures en France. Il s’est échappé à dire que c’étaient là ses meilleurs vers, sans se douter que jamais il ne s’était plus écarté de son vrai génie.

Mais par là même il plaisait à ses contemporains. Les Satires et les Épîtres étaient des morceaux bien écrits, bien pensés, selon les idées moyennes du siècle. Ces gens-là étaient moins blasés que nous sur tous ces lieux communs de morale ; et, après tout, il n’y avait guère plus d’un siècle qu’on les avait trouvés ou retrouvés. Puis la littérature n’avait en vérité à présenter rien de pareil aux Épîtres ; quant aux Satires, elles pouvaient passer pour les chefs-d’œuvre du genre, quand on les comparait aux pièces de Courval-Sonnet et de Du Lorens, et des autres dont on ne sait même plus les noms aujourd’hui. Nous nous satisfaisons aujourd’hui à moins bon compte.

Nous avons peine aussi à convenir que les dissertations morales de Boileau, ses nobles démonstrations de la sottise humaine, ou ses languissantes diatribes contre le faux honneur et l’équivoque, soient de la poésie. Nous le dirions encore moins de l’Épître IV, ce fragment d’épopée élaboré par la tête la moins épique du monde, où chevauchent si étrangement cuirassiers et courtisans parmi des naïades effarouchées, où, selon l’exorde et la conclusion, l’intérêt principal se porte moins sur l’action que sur le poète si laborieusement vainqueur de la, dureté des noms hollandais. L’Épître sur l’Amour de Dieu est un beau morceau de raison philosophique et de théologie parfois éloquente, où il n’y a pas un grain de poésie religieuse. Mais quand Boileau touche à la satire littéraire, là certainement il est poète. Car d’abord, la matière échauffe sa verve : tout ce qu’il était capable de concevoir d’émotion, se ramasse et se dépense sur ces sujets. Si la poésie vient du cœur, comment ne serait-il pas poète en parlant des lettres, la seule passion ardente de sa vie, et qui l’emplit tout entière ? Il exprimait là le fond intime de son être, les idées dont il vivait ; et c’étaient des idées originales, personnelles, s’il en fut. Cependant, même là, bien que Boileau s’ingénie à imiter le mouvement rapide d’une argumentation serrée, la verve, qui est réelle, n’est pas continue. Le feu du poète s’éteint et se rallume. On reconnaît le mordant causeur, fécond en courtes saillies, à qui il fallait l’excitation renouvelée et le repos intermittent. Jusque dans cette admirable Satire IX, vous apercevrez les points de suture : ce n’est pas un discours fortement conçu et contenant toutes ses parties dans son principe, c’est une suite de morceaux saisissants, dont chacun présente une facette du sujet. Ainsi s’explique encore que souvent, et même dans ses pièces littéraires, Boileau n’aborde pas franchement ses sujets. Il les touche de biais, il s’y glisse comme obliquement, et les idées les plus fécondes de sa critique éclatent comme des saillies au milieu d’un discours dont l’idée générale est peu intéressante. Cela n’est nulle part plus sensible que dans l’Épître à Seignelay, où sont semées ces maximes du réalisme classique : « Rien n’est beau que le vrai. La nature est vraie, et d’abord on la sent. Le faux est toujours fade. »

Chacun pris en son air est agréable en soi.

Et cela, à propos d’un ministre ennemi des flatteries, et pour venir à rendre la mollesse responsable de la fausse vanité et des fausses louanges.

En revanche, quelle chaleur, et quel accent, dès qu’il rencontre quelque propos qui touche à la littérature. Lisez la Satire IV sur les Folies humaines. On voit défiler un certain nombre d’originaux, le pédant, le galant, le bigot, le libertin, l’avare, le prodigue, le joueur : toutes ces physionomies manquent de relief ; l’auteur les dessine d’une main molle et développe languissamment son thème. Soudain le trait devient plus net et plus vigoureux, la couleur plus vive ; on sent je ne sais quelle flamme où se trahit l’allégresse de l’artiste qui sait ce qu’il veut faire et est sûr de le faire. C’est qu’il s’agit de Chapelain : en un moment, le bonhomme se dressera devant nous, dans sa fatuité sereine d’auteur sifflé et content, et deux vives images nous donneront la sensation immédiate de ses vers

Montés sur deux grands mots comme sur deux échasses, et de son épopée symétriquement dessinée comme le plus ennuyeux des jardins français. Jusque-là Boileau composait avec les idées de sa mémoire ; il assemblait sans conviction des abstractions conçues par son intelligence sur la foi de ses livres ; maintenant il obéit à sa passion intime : il travaille sur les matériaux de sa propre expérience. Il fait son vers de ce qu’il a vu, senti. Et nous sommes ramenés toujours au même point : ce qu’il y a de poésie dans sa critique a la même origine que le réalisme de sa poésie descriptive. Il n’a de passion sincère que pour les lettres ; il n’a d’idées personnelles que sur les lettres ; hormis dans les sentiments et les idées que les lettres lui inspireront, incapable d’invention et ne pouvant rien ajouter à son expérience, il ne pourra donc évoquer ou traduire que les sensations de son oreille et de son œil. Il sera réduit à ce petit coin du monde extérieur, où la fortune en naissant l’a logé.

Voici donc, à peu près, comment il faut conclure sur la poésie de Boileau. Cette poésie, pour ainsi dire, n’est pas sortie : elle est, dans son œuvre, étouffée, gênée, altérée de mille façons. Seulement ce n’est pas une raison pour la nier, quand par hasard elle se dégage et trouve sa forme : et surtout ce qu’elle a d’étroit et de court n’en doit pas faire méconnaître la rareté originale. N’allons pas nous y tromper : il ne faut pas retarder pour la goûter, et en être encore à Marmontel ou à M. Viennet. Loin de là, pour la sentir où elle est et comme il faut, l’esprit doit être habitué par le naturalisme de nos romanciers et l’impressionnisme de nos peintres à accepter la traduction littérale, impersonnelle et insensible de la nature.