(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 266-268
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 266-268

1. Scudery, [George de] Gouverneur de Notre-Dame de la Garde, de l'Académie Françoise, né au Havre de Grace en 1603, mort à Paris en 1667, est celui à qui Boileau adressoit autrefois ces Vers :

Bienheureux Scudery, dont la fertile plume,
Peut tous les mois, sans peine, enfanter un volume.
Tes Ecrits, il est vrai, sans art & languissans,
Semblent être formés en dépit du bon sens :
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
Un Marchand pour les vendre, & des sots pour les lire.

Il méritoit ces traits de satire par l'abus qu'il fit de sa facilité pour écrire, soit en Vers, soit en Prose. Quand on a composé seize Pieces de Théatre, un Poëme immense [celui d'Alaric], des Discours politiques en grande quantité, des Histoires, des Romans, des Traductions, sans compter une infinité d'autres Ouvrages, il est bien difficile d'être irréprochable du côté du jugement & du style. Nous ne prétendons pas dire que Scudery soit un mauvais Ecrivain, comme l'assure un peu trop décidément M. Palissot : sa Tragi-Comédie, intitulée l'Amour tyrannique, que le Poëte Sarasin compare à tout ce qu'il y avoit alors de plus parfait, ne mérite pas le grand succès qu'elle eut dans le temps qu'on la donna, mais elle ne mérite pas non plus le mépris qu'on en fait à présent ; ses Observations sur le Cid sont au dessus de toutes les Critiques de son Siecle, sans en excepter celle de Barbier d'Aucourt. Parce que Scudery aura dit dans une Epître Dédicatoire à M. le Duc de Montmorency, pour lui marquer qu'il est le premier de sa famille qui se soit fait Auteur : Je suis sorti d'une Maison où l'on n'a jamais eu de plume qu'au chapeau ; parce que son Poëme d'Alaric aura commencé par ce Vers :

Je chante le Vainqueur des Vainqueurs de la Terre.

parce que le premier de nos Satiriques l'aura tourné en ridicule ; parce que Chapelle & Bachaumont auront plaisanté avec esprit sur son Gouvernement de Notre-Dame de la Garde : il ne s'ensuit pas qu'on doive oublier tout le mérite qu'il avoit, à plusieurs égards. Voici un trait de générosité qui l'emporte même sur la gloire des talens.

Scudery avoit dédié Alaric ou Rome vaincue, à Christine, Reine de Suede, qui comptoit parmi ses Ancêtres le Héros de ce Poëme. Cette Princesse lui destinoit une chaîne d'or de dix mille francs, à condition qu'il retrancheroit de cet Ouvrage les louanges qu'il y donnoit au Comte de la Gardie, qu'elle avoit disgracié. Scudery osa déclarer que des présens plus riches encore ne le détermineroient jamais à cette lâche complaisance : Quand la chaîne d'or , dit-il, seroit aussi pesante que celle dont il est fait mention dans l'Histoire des Incas, je ne détruirois jamais l'autel où j'ai sacrifié . Christine ne lui donna rien, & ce n'est pas le plus beau trait de la vie de cette Princesse.

Virgile n'avoit pas été si généreux que Scudery. On sait qu'il retrancha de ses Géorgiques l'éloge de Gallus, son ami, qu'Auguste avoit disgracié. Tel Poëte qui se croît un Virgile, n'en a souvent imité que la foiblesse, parce qu'il est aussi difficile de faire de bons Poëmes que de grands sacrifices.