(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Francis Wey »
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(1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Francis Wey »

Francis Wey34

I

Le silence s’est fait, dans les hauteurs de la littérature, en matière d’œuvres fortes et de longue haleine. Mirèio, dont nous avons tant parlé, Mirèio et ses douze chants, ce poème de longueur à l’Énéide, est un poème écrit en provençal ; mais, en français, nul grand travail de poésie, de philosophie et d’histoire n’a révélé des noms nouveaux ou consacré des noms déjà connus. Cependant la production littéraire va toujours son train, et çà et là le talent brille ; mais c’est du talent qui s’émiette lui-même. C’est du talent qui vise au petit pour en avoir plus tôt fait ; car nous sommes en chemin de fer pour l’imagination comme pour le reste, et viser au grand demande, pour y atteindre, du temps et de l’effort, — de l’effort, cet auxiliaire du temps, et le seul auxiliaire qui puisse l’abréger !

Or, parmi ces œuvres, petites à dessein, alors même que leur manque de grandeur ne vient pas d’impuissance, ce qui domine le plus dans la littérature du quart d’heure, par le nombre autant que par la valeur relative, c’est encore le roman, le roman dont l’imagination publique n’est jamais lasse et ne peut l’être jamais ; car le roman, pour elle, c’est la vie qui soulage de l’autre, ou qui nous en venge ; c’est la vie vraie, mais arrangée par le génie pour n’être ni tout à fait si plate ni tout à fait si bête que la réalité.

C’est le roman ! mais non plus le roman comme on le concevait il y a quelques années, cet énorme imbroglio à péripéties, où s’enchevêtraient des situations et se heurtaient des caractères. Ce genre-là est à peu près tombé, non qu’il fût mauvais, mais faute d’épaules pour le soutenir. De ce genre de roman-colosse, sous lequel ont péri des intelligences d’une force réelle, mais qui n’étaient pas aussi herculéennes qu’elles le croyaient, cariatides brisées par un entablement trop lourd pour elles, vous savez ce qui nous est resté… Deux à trois innocents cordiers littéraires qui, rien sur la tête et rien dedans, et le dos tourné au bon sens, à l’art et à la vraisemblance, allongent, allongent leur éternelle corde sans bout, pour des raisons qui ne sont nullement de la littérature. Ces gens-là, nous ne les comptons pas.

Mais pour la majorité des esprits qui pensent, avant tout, à être littéraires quand ils écrivent, on peut dire qu’on est revenu de toute part maintenant au roman de moyenne proportion, qui n’a pas la prétention napoléonienne de brasser tout un monde de caractères et de passion comme Napoléon brassait les masses dans ses carrés de bataille ; à ce genre de roman, enfin, qui n’est que l’étude de l’individualité humaine et qui, sans avoir pour cela besoin d’être modeste, se contente d’une passion (tout un infini) à creuser, d’une situation à frapper de lumière et d’un caractère à faire vivre. Comme si ce n’était pas assez !

Eh bien, parmi les romanciers, plus sobres et tard venus, dont les œuvres méritent le regard, en voici un que beaucoup de raisons doivent mettre à part de tous les autres, et ces raisons, je les dirai ! D’abord, ce n’est pas lui, pour avoir plus vite fait, qui a abrégé les offices du roman comme il sait l’écrire ; car c’est un de ces esprits difficiles et vaillants, dédaigneux de l’improvisation, qui veulent que toute œuvre ait ses escarpements et son labeur, et qui savent, par leur expérience, que l’homme est condamné à manger à la sueur de son front, comme le pain de la terre, le pain de sa pensée ; c’est une de ces organisations d’écrivain, aux mâles mécontentements d’elles-mêmes, toujours prêtes à la rature, à la correction, au changement incessant, mouvement perpétuel de l’esprit à la recherche de l’idéal, et que personne de cette époque, dit-on, n’eut au même degré que les deux plus grands, Chateaubriand et Balzac.

Francis Wey tient, par son inapaisement dans le travail, à ces malcontents de génie. Si donc il nous donne des romans à proportions étroites, ce n’est pas, lui qui se forcène pour écrire quelques lignes qu’il ne soit pas tenté d’effacer, afin de s’épargner la difficulté, — qu’il doit aimer comme on aime, lorsque l’on est fort, la résistance, pour mieux la vaincre. Ce n’est pas non plus, assurément, indigence de souffle et de vigueur ; mais c’est que naturellement il conçoit son sujet sous la forme où il est concentré davantage, et que l’ambition de son talent doit être la concentration : « Les longs ouvrages me font peur », disait La Fontaine, cet homme unique, qui avait en lui la divinité du détail. Francis Wey, qui soigne infiniment le détail, sans lequel il n’y aurait pas d’artiste (il n’y aurait que des penseurs), ne rougirait pas, si réellement il la ressentait, d’une peur qu’avait bien La Fontaine. Mais l’a-t-il ?…

C’est là une question à laquelle, seul, il répondrait, et, du reste, qu’importe ? Lui, pas plus que nous, ne comparerait jamais, même à perfection égale dans le détail, la plus admirable des Chroniques de la Canon-gate, par exemple, à Old Mortality ou à Redgauntlet, ou encore Madame Firmiani, si épinglée qu’elle soit, à la double épopée domestique des Parents pauvres : le Cousin Pons et la Cousine Bette. Il sait trop la différence essentielle qu’il y a entre de telles œuvres, et que dans les choses même parfaitement belles il est encore une hiérarchie. Mais une œuvre courte, ou, pour parler exactement, d’une concision sévère, peut-elle atteindre dans sa concision ce degré de profondeur qui est de l’ampleur et de la largeur à sa manière ? Voilà la question que Wey pose avec son nouveau roman et que la Critique, en rendant compte du livre, est appelée à examiner.

II

Je dis : son nouveau roman, car Francis Wey ne débute pas dans le roman, comme on pourrait le croire si l’on s’en fiait uniquement à la réputation qu’il s’est faite, grâce aux multiples tendances et aux multiples facultés de son esprit. L’auteur de Christian 35 est, à la vérité, également apte aux choses de l’imagination et de l’observation humaines et à celles de l’érudition et de l’observation littéraires ; mais jusqu’ici, dans le bruit et les hasards de sa renommée, ce sont ces dernières qui l’ont emporté. Quoiqu’il ait déjà publié des romans, — et un entre autres pour lequel les femmes, qui en raffolent, ont été de véritables oiseaux : le Bouquet de cerises, — Francis Wey est beaucoup moins connu comme romancier que comme linguiste, comme critique littéraire et d’art. Présentement, il est surtout un homme de lettres très compétent et très sérieux. Classé parmi ceux qui ne prennent pas les tambourinades des journaux pour la gloire, et qui attendent que de tels bruits finissent, pour introduire la célébrité qui ne finit pas, Wey est au meilleur rang des vrais et trop rares hommes de lettres contemporains qui, un jour, ont trouvé la littérature dans la rue et l’ont fait monter chez eux, l’ont essuyée des éclaboussures du ruisseau, qui n’était pas d’azur, et l’ont rendue la noble femme qu’elle doit être de la bohémienne qu’elle avait été trop longtemps. Francis Wey a écrit des livres renseignés et d’une érudition mordante, comme les Remarques sur la langue française, le style et la conviction littéraire ; ou l’Histoire des révolutions du langage en France ; mais ces études, qui l’ont posé comme homme de lettres devant le public d’une manière si carrée et si imposante, ont versé l’ombre de leur gravité sur un genre de littérature abordé par lui une ou deux fois, et que les pédants croient plus léger parce qu’il ne pèse plus le poids des livres, mais le poids du cœur qu’ils n’ont pas. Telle est l’explication d’une obscurité dans laquelle a été trop tenu comme romancier un homme digne du grand jour par tous les côtés de son esprit.

L’homme de lettres, aux travaux considérables, a intercepté le conteur ; mais aujourd’hui, ramené par Christian de l’érudition des livres à l’érudition du cœur, plus intéressante et plus amère, Francis Wey, s’il persévère dans la route où il vient de faire un nouveau pas, devra plus tard effacer l’homme de lettres sous le conteur, — le conteur, plus cher que tout dans les vieilles littératures ! Et plus tard, plus tard encore, ce sera du conteur que l’on se souviendra le plus ; car l’Imagination touchée est la plus reconnaissante des facultés qui composent l’ensemble de notre ingratitude, et c’est aussi l’écho qui brise le moins la voix qu’il renvoie à cette pauvre chanteuse, à l’écho qu’on appelle fastueusement la gloire.

III

Et, d’abord, disons ce qu’il est, ce roman. Quoique la description et le sentiment y tiennent leur place, ils n’y débordent pas, comme dans la plupart des romans actuels, et l’auteur, qui a vécu, car il faut avoir vécu pour faire des romans, a mis tout au fond une pensée. Ce n’est pas là — vous le reconnaissez tout d’abord — le bouquet de cerises que Jean-Jacques jetait dans le corsage des jeunes filles de ses Confessions, et que Francis Wey, avec une grâce inconnue au pataud de Genève, ramassa un jour pour en faire, sous son habile main, quelque chose de mieux qu’un dessus déporté si vulgaire ! Le roman de Wey est plus viril que cela. Il s’appelle Christian, et, s’il s’appelle ainsi, ce n’est pas, certes !… pour des cerises. C’est là un nom qui dit l’esprit du livre. Christian est un livre chrétien.

Mal élevé comme la plupart des hommes de cette époque infortunée, tiré à deux éducations contraires qui ne valent pas mieux l’une que l’autre, et qui, le rompant dans le centre même de son être à la place où les convictions doivent se bâtir leur forteresse, le hachent en deux tronçons plus ou moins saignants qui s’agiteront, sans se rejoindre dans un impuissant scepticisme, Christian, le héros du livre, est, une fois de plus, l’éternel malade dont nous avons tant étudié la maladie sur cette race de lépreux sublimes, Werther, René, Obermann, et tant d’autres animæ viles dans lesquelles le génie s’est expérimenté lui-même. Seulement, ici le malade ne meurt pas ; il ne se tue point d’un coup de pistolet ; il ne s’enfuit pas chez les sauvages ; il ne finit point par se crétiniser parmi les goitreux des Alpes suisses. Non ! son destin vaut mieux. Il guérit par l’amour d’une femme pieuse qui le sauve et qui met en relief cette pensée, le vrai fond du livre : — les femmes, malgré l’infériorité de leur sexe, peuvent plus que les hommes à cette heure, car elles ont une éducation moderne unitaire, et les hommes ne l’ont pas !

Comme on le voit, très simple de donnée, le livre de Wey n’est original que par ses développements, toujours inattendus. Qu’il le veuille ou non, Wey procède par surprise, et cette surprise est d’autant plus vive qu’elle est plus lente à venir. Ainsi, par exemple, ce n’est guères qu’à la 108e page d’un récit qui n’en a que 219 que l’idée de l’auteur se dégage et qu’on en voit rayonner au loin la portée. Si on lisait pour la première fois Francis Wey, si on ne savait pas à quel système d’idées cet esprit convaincu et ferme s’appuie d’ordinaire, on éprouverait une anxiété singulière en lisant les premières pages de ce livre, écrites avec une impartialité dont l’auteur semble faire une énigme.

Pour ma part, j’ai vu le moment où il côtoyait un Christianisme suspect ; mais le pied est d’autant plus sûr qu’on rase l’abime sans y tomber. Ce roman effraie et rassure tout à la fois… Vous croyez que son héros, par manque de caractère, va glisser dans la niaiserie de ce temps, la niaiserie immense : eh bien, non ! il l’esquive toujours. Vous vous dites que dans une seconde l’auteur sera irréligieux, heurtera aux idées modernes… Eh bien, non ! cela n’arrive jamais.

Au contraire, il remonte du côté de l’idée chrétienne. Et ce n’est pas tout. Pour que, de toutes les dissonances il résulte une plus étonnante harmonie, il y a dans ce livre des teintes plus tendres que des nuances, des rêveries d’esprit qui ressemblent à des rêves, des amours d’enfants de douze ans veloutés des premières fleurs que la vie emporte sur ses ailes, et tout cela (ces impondérables) est exprimé, qui le croirait ?… dans une langue sans mollesse et sans morbidesse, dans une langue nette et forte, une langue de linguiste ferré, presque cuivrée tant elle vibre bien, mais assouplie comme les sons roulés dans les spirales d’un cor qui jouerait une partie de flûte !

Le roman de Christian est divisé en trois parties. Dans la première, qui est l’inférieure, Wey rappelle Charles Dickens, mais avec une distinction que ne connaît pas l’écrivain anglais, ce romancier des malheurs de l’enfance ; et cette partie du livre est racontée plus que soufferte. L’auteur est plus un curieux, qui se regarde en se retournant, qu’un pathétique romancier qui épouse ardemment et les personnages et les événements de son histoire. Il n’a pas l’amour ou la haine des uns (amour ou haine c’est tout un pour réchauffement du récit), et il ne tire nulle thèse des autres. Quand il blâme, c’est comme un historien, et, franchement ! il faut en convenir, c’est là un peu de froid que nous avons à traverser.

Mais dans la seconde partie, la forme change tout à coup. De narrative elle devient épistolaire, et voilà qu’en se transformant le talent de Wey se transfigure, Ici l’auteur atteint son vrai niveau. La femme aimée de Christian est une jeune fille, belle comme toutes celles qu’on aime dans les romans et dans la vie. Elle s’appelle du nom idéal d’Éliane de Talavère. Élevée au couvent, dans la communauté de Bérulle, elle y a laissé une amie d’enfance qui vient de prononcer ses vœux et qui incessamment lui rappelle dans ses lettres cette vie de cloître au sein de laquelle elle, Éliane, a passé les premières années de la sienne, et dont, âme pieuse et profonde, elle a emporté le regret.

Il y a déjà sur le front radieux de la belle Éliane, quand elle paraît dans le roman, l’ombre touchante d’une vocation combattue. La sœur Saint-Gatien, un peu plus âgée qu’elle et choisie, selon l’usage des couvents, pour offrir à Éliane, sous la forme d’une amitié sanctifiée, l’image de son auge gardien, le frère céleste qui doit veiller sur elle, la sœur Saint-Gatien est la voix de la vocation religieuse contre laquelle Christian rencontré a élevé la voix de l’amour. Cette correspondance entre les deux jeunes filles, cette correspondance qui dure trop peu et qui, si elle avait été la forme intégrale du roman, en eût certainement fait un chef-d’œuvre, est d’un maître en observation ou en divination humaine.

On a souvent parlé de la vérité de Cécile de Volange, dans un roman affreusement puissant, et on a admiré, en frémissant, la force d’impersonnalité qui l’a créée. Eh bien, Wey nous présente aujourd’hui le même phénomène dans un autre type de jeune fille, bien autrement exquis et bien autrement difficile à peindre ; car à la difficulté de peindre la jeune fille s’ajoute la difficulté de peindre la jeune religieuse ! Les lettres de la sœur Saint-Gatien, très supérieures à celles d’Éliane, sont d’une vérité consommée dans les détails retenus de leur expression. Il y a du bandeau et des yeux baissés jusque dans les moindres choses de ces lettres… Pour cette jeune terrible de sœur Saint-Gatien, Christian n’est jamais que cette personne, et ce trait, à lui tout seul, est un éclair !

L’auteur a été délicieux dans ces lettres deux fois spirituelles (comme la vie religieuse et comme le monde), où le saint mépris de la contemplatrice tombe de si haut et avec une telle paix sur tous les prosaïsmes de l’existence et du mariage. On sent que pour résister à cette poignante et cruelle ironie de l’ange qui regarde la terre et lève les épaules sous ses ailes, — dernier mouvement de la femme que la religieuse n’ait pas réprimé, — il faut que Christian ait jeté dans l’âme troublée d’Éliane de bien brûlantes impressions.

Et c’est l’histoire, bien plus trahie que racontée, de ces impressions, que j’appelle là troisième partie du roman de Francis Wey. Éliane est une jeune fille très forte, malgré l’image languissante penchée, pour ainsi parler, dans son nom. Elle a une profondeur de pudeur qui cache bien des choses passionnées aperçues seulement à travers le nuage rougissant qui perpétuellement, dans le livre, couvre son front et ses belles joues d’un voile lumineux. Jetée dans le grand moule de ces madones qu’a peintes Raphaël, rien de plus agité cependant que cette puissante jeune fille, troublée par son propre cœur au moment même où elle apporte la paix et la force dans l’amour au cœur défaillant de Christian.

Le combat de la vocation religieuse contre la vocation de la mère de famille qui se révèle avec tant d’énergie dans la scène, au village, où Éliane est obligée, par les combinaisons du roman, à tenir un enfant dans ses bras, — scène magnifique, d’un contenu excessivement émouvant, et que Stendhal seul aurait pu écrire s’il avait été chrétien, — le triomphe enfin de la vocation de l’épouse, le discours de la mère Saint-Joseph qui clôt le roman dans une souveraineté de raison éclairée par la foi, et surtout, surtout, la réalité de la sœur Saint-Gatien, qui représente l’être surhumain, l’ange gardien d’Éliane, et qui s’en détache si humainement et si vite quand elle lui a préféré, pour s’appuyer, le cœur d’un homme, — trait cruel que Wey n’a pas manqué, — voilà les beautés de la troisième partie de ce livre, écrit avec une sûreté de main et une maturité de touche qui n’ont fait faute à l’auteur de Christian qu’une seule fois.

C’est dans la conception du personnage de Chambornay, le père adoptif de Christian. Que Francis Wey me permette de le lui dire : ce personnage embarrasse plus la composition de son roman qu’il ne l’éclaire ! En vain l’a-t-il fait aussi, comme Christian, victime de l’absence d’éducation morale, cette plaie du siècle, et le ramène-t-il à l’ordre et à la vraie destinée par le sentiment paternel, comme il y a ramené Christian par l’amour ; en vain la scène du verre de champagne accepté, qui l’introduit dans le roman, est-elle charmante et attendrie, ce personnage de Chambornay nuit plus qu’il ne sert au développement du livre, et, avec le talent mâle, sobre et qui se ménage si peu de l’auteur, avec ce talent qui sait revenir si courageusement sur lui-même pour s’opérer de ses propres mains, on est étonné qu’il n’ait pas sacrifié et remplacé cette figure selon nous malvenue à travers toutes les autres qui le sontsi bien.

IV

Telle est la seule critique que nous hasardions. Partout ailleurs, ce livre ne fléchit point. Il garde sa force, et cette force est celle d’un homme, d’un véritable homme dans l’écrivain. Francis Wey est à l’âge des œuvres profondes. La vie, il la sait ; il en a le goût d’absinthe sur la lèvre. S’il n’était pas chrétien, s’il ne s’était pas trempé dans cette source de courage et de mépris miséricordieux qu’on appelle le Christianisme, il serait peut-être misanthrope, de cette noble misanthropie d’après trente ans qu’eurent de Latouche et Chamfort, et qui ne donna pas au premier beaucoup de dignité dans la vie, et n’arracha pas le second à la plus abominable mort.

L’esprit trouvé dans le roman de Christian nous a rappelé Chamfort et de Latouche. Intellectuellement, ils sont parents de Wey. Il a de leur saveur mordante Il a comme eux le coup de dent, et cette belle horreur du vulgaire qui donne en passant si bien le paquet aux idées communes et au faux goût. Comme eux, c’est un concentrateur dont la force porte bien plus en dedans qu’en dehors, ainsi que nous l’avons montré en racontant son livre ; et l’on peut même douter, à la vigueur expérimentée de son esprit et à la décision de sa pensée, dont les plis sont trop marqués pour s’effacer, qu’il élargisse beaucoup cette « cuiller à café » dans laquelle Chamfort voulait faire tenir toutes les émotions et tous les efforts de la vie. Peut-être Francis Wey est-il destiné aux œuvres sans horizon, mais non sans lumière, aux œuvres qui n’embrassent pas, mais qui percent. Comme chez de Latouche et Chamfort, ce qui domine chez lui, c’est l’esprit, l’esprit, ce roi en France, qui fera un succès plus grand certainement que celui de

Christian à cette chose ravissante, l’Été de la Saint-Martin, mise là, à la fin du volume, à ce qu’il semble pour le finir, et qui en sera la fortune ! Seulement, cet esprit, supérieur au talent chez Francis Wey, n’a pas le charme empoisonné et atroce qu’il a sous les plumes implacables de de Latouche et de Chamfort.

Il faut, disait l’un d’eux, que le cœur se bronze ou se brise. Et tous deux eurent, après le bronze, le brisement. Mais Wey, qui est chrétien, échappe par là au bronze des esprits cruels, et si son cœur se brisait jamais, ce serait à la manière des cœurs chrétiens, dont les débris n’ont jamais blessé les autres coeurs qui s’y appuient.