(1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série «  Paul Bourget  »
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(1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série «  Paul Bourget  »

Paul Bourget 70

I

Je ne me souviens pas d’avoir jamais senti d’embarras comparable à celui que j’éprouve au moment de parler de l’œuvre et de la personne littéraire de M. Paul Bourget. Sa richesse, sa complexité apparente me déroutent. Je le vois d’une façon ; mais, tout de suite après, je le vois d’une autre. L’idée qu’on se fait de lui le plus communément est celle d’un mièvre, d’un subtil, d’un féminin, d’une sorte de dandy des lettres, très élégant, très fin, très caressant. Mais il s’en faut que ce soit lui tout entier. Car, au contraire, plusieurs des pages qu’il a écrites (les plus nombreuses peut-être) sont surtout remarquables par la vigueur virile et la belle lucidité d’une intelligence proprement philosophique. Et, de même, il peut apparaître en bien des endroits comme un pur dilettante, et comme un dilettante de décadence, plein d’affectation et d’artifice, d’une sensualité maladive et d’un mysticisme équivoque ; mais tout à coup on découvre chez lui un esprit très grave, d’une gravité de prêtre, très préoccupé de vie morale, sérieux au point de tout prendre au tragique.

Son style offre les mêmes contrastes : il est mièvre et il est fort ; il est pédantesque et il est simple ; tout glacé d’abstractions, roide et guindé, et soudain gracieux et languissant, ou plein, coloré, robuste. Il est excellent et il est, peu s’en faut, détestable. Et l’on s’étonne que le cruel début de Cruelle énigme, et l’adorable récit de la rencontre des amants à Folkestone, ou le puissant tableau du duel des deux sexes dans l’amour, d’après le théâtre de Dumas fils, soient partis de la même main. Et ces dernières pages, si belles, tandis que je les parcours, je suis sans doute arrêté par des phrases éclatantes comme celle-ci, qui termine un morceau sur le rôle de l’amour dans le développement de notre être moral : «… Tout au long de nos années, il s’est donc enrichi ou appauvri, au hasard de cette passion souverainement bienfaisante ou destructive, le trésor de moralité acquise dont nous sommes les dépositaires : infidèles dépositaires si souvent, et qui préparons la banqueroute de nos successeurs parmi les caresses et les sourires. » Ou bien ce passage m’éblouit comme un magnifique éclair : «… L’amour seul est demeuré irréductible, comme la mort, aux conventions humaines. Il est sauvage et libre, malgré les codes et les modes. La femme qui se déshabille pour se donner à un homme dépouille avec ses vêtements toute sa personne sociale ; elle redevient pour celui qu’elle aime ce qu’il redevient, lui aussi, pour elle : la créature naturelle et solitaire dont aucune protection ne garantit le bonheur, dont aucun édit ne saurait écarter le malheur. » Je suis ravi de cette beauté de pensée et de forme ; mais je tourne la page et j’y trouve une « floraison » ou un « avortement » qui « dérive » d’une certaine qualité d’amour. J’y trouve que « la Dame » est un être supérieur et charmant, « fait de sécurité inébranlable », comme si la sécurité était dans la dame et non pas dans l’adorateur. Ou bien ce sont des afféteries de langage pâmé : « Que faire là contre ? S’agenouiller devant la sœur douloureuse et l’adorer d’être douloureuse… »

Ces choses-là me désolent, et mon embarras redouble… L’intelligence la plus pénétrante et la plus vigoureuse, et avec cela des langueurs morbides, du pédantisme aussi, et certaines prédilections intellectuelles qui ressemblent à de la superstition, et un goût de certaines élégances qu’on prendrait presque pour du snobisme… : comment voir clair dans tout cela ?

II

Joignez que M. Paul Bourget est sans doute poète et romancier, mais est peut-être avant tout un critique — et non pas un critique qui juge et qui raconte, mais un critique qui comprend et qui sent, qui s’est particulièrement appliqué à se représenter des états d’âme, à les faire siens. Parmi tant d’âmes qu’il pénètre et qu’il s’assimile, où est la sienne ?

Il semble à première vue que, plus un critique a d’étendue d’esprit et de puissance de sympathie, moins il doit présenter, à qui veut le définir et le peindre, de traits individuels. Les plus marqués, les plus originaux, non seulement parmi les hommes mais parmi les écrivains, sont ceux qui ne comprennent pas tout, qui ne sentent pas tout, qui n’aiment pas tout, dont la science, l’intelligence et les goûts sont nettement délimités. L’homme idéal, celui qui viendra à la fin des temps, comme il saura et concevra également toutes choses, n’aura sans doute presque plus de personnalité intellectuelle ; et il n’aura que des passions, des vices et des travers fort atténués. Les membres de la petite oligarchie philosophique qui, d’après M. Renan, gouvernera peut-être un jour le monde, délivrés, par l’omnisciente, des passions inférieures, devront se ressembler entre eux à un tel point qu’ils seront à peu près indiscernables. Ils se rapprocheront de Dieu, le grand savant, le grand critique ; et Dieu n’a point d’individualité. Dès aujourd’hui l’écrivain qui concevrait entièrement et profondément toutes les façons dont le monde s’est reflété dans des intelligences ne pourrait guère être défini que par cette aptitude même à tout pénétrer et à tout embrasser.

Nous n’en sommes pas encore là. En réalité, il y a autant de manières d’entendre la critique que le roman, le théâtre ou la poésie : la personnalité de l’écrivain peut donc s’y marquer aussi fortement, quand il en a une. A peine faut-il, quelquefois, un peu plus de soin pour l’y démêler.

Il est trop évident (mais j’ai besoin de ces truismes pour reprendre confiance) que, comme tout autre écrivain, un critique met nécessairement dans ses écrits son tempérament et sa conception de la vie, puisque c’est avec son esprit qu’il décrit les autres esprits ; que les différences sont aussi profondes entre M. Taine, M. Nisard et Sainte-Beuve, qu’entre…, mettons entre Corneille, Racine et Molière, et qu’enfin la critique est une représentation du monde aussi personnelle, aussi relative, aussi vaine et, par suite, aussi intéressante que celles qui constituent les autres genres littéraires.

La critique varie à l’infini selon l’objet étudié, selon l’esprit qui l’étudié, selon le point de vue où cet esprit se place. Elle peut considérer les œuvres, les hommes ou les idées. Et elle peut juger ou seulement définir. D’abord dogmatique, elle est devenue historique et scientifique ; mais il ne semble pas que son évolution soit terminée. Vaine comme doctrine, forcément incomplète comme science, elle tend peut-être à devenir simplement l’art de jouir des livres et d’enrichir et d’affiner par eux ses impressions.

M. Nisard commence par se former une idée générale, et comme purifiée, du génie français. Cette idée, il l’a tirée d’une première vue d’ensemble de notre littérature. Il y fait entrer, comme partie intégrante, les croyances de la philosophie spiritualiste. A l’idéal ainsi conçu il compare les œuvres des écrivains et les exalte ou les malmène selon qu’elles s’en rapprochent plus ou moins. Au reste, il isole ces œuvres, néglige le plus souvent la personne même des écrivains ; ou, s’il en parle, c’est pour leur attribuer, au nom du libre arbitre, le mérite ou le déshonneur d’avoir servi ou trahi l’idéal littéraire dont il a posé au commencement la définition. Il ne saisit expressément aucun lien de nécessité entre les œuvres et les producteurs, entre ceux-ci et les milieux sociaux, ni entre les époques successives. Et pourtant son Histoire se déroule suivant un plan inexorable et l’esprit français ressemble chez lui à une personne morale qui se développerait, puis déclinerait à travers les âges. De là une Histoire d’une rigoureuse unité. Elle est fort systématique et singulièrement partiale et incomplète ; mais comme l’esprit de M. Nisard est intéressant ! comme il est fin, délicat et dédaigneux !

M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise fait absolument le contraire et fait cependant la même chose. Tandis que M. Nisard ne considérait que les œuvres, M. Taine affecte de considérer surtout les causes proches ou lointaines dont elles sont l’aboutissement ; et, tandis que M. Nisard coupait les œuvres de leurs racines, il étudie, lui, ces racines jusque dans leurs dernières ramifications et le sol même où elles s’enfoncent. Mais cette explication des livres par les hommes, et des hommes par la race et le milieu, n’est souvent qu’un leurre. Car le critique s’est d’abord formé, sans le dire, par une première revue rapide de la littérature anglaise, une idée du génie anglais (comme M. Nisard du génie de la France), et c’est de là qu’il a déduit les conditions et le milieu où les œuvres proprement anglaises pouvaient se produire. Et alors, toutes celles que ce milieu n’explique pas, il affecte de les laisser de côté. Il arrive ainsi, par une autre voie, à un exclusivisme aussi étroit que celui de M. Nisard. Le spiritualisme de l’un, le positivisme de l’autre aboutissent donc à un résultat analogue. Et nous pouvons dire comme tout à l’heure : L’Histoire de M. Taine est singulièrement systématique, partiale et incomplète ; mais comme le génie de M. Taine est intéressant ! quelle puissance de généralisation et à la fois quelle magie de couleur dans l’œuvre de ce poète-logicien !

Ainsi, dogmatique ou scientifique, la critique littéraire n’est jamais, en fin de compte, que l’œuvre personnelle et caduque d’un misérable homme. Sainte-Beuve mêle avec beaucoup de grâce les deux méthodes, apprécie quelquefois, mais plus souvent décrit, juge encore les œuvres d’après la tradition, du goût classique, mais élargit cette tradition, s’applique plus volontiers, se promenant à travers toute la littérature, à faire des portraits et des biographies morales, et fournit je ne sais combien de pièces, éparses, mais exquises, à ce qu’il appelait si bien l’histoire naturelle des esprits.

Je passe les diverses combinaisons de doctrine d’histoire et de psychologie, propres à MM. Scherer, Montégut et Brunetière. Mais, ou je me trompe fort, ou M. Paul Bourget a imaginé un genre de critique presque nouveau. La critique devient, pour M. Bourget, l’histoire de sa propre formation intellectuelle et morale. C’est comme qui dirait de la critique égotiste. Son esprit étant éminemment et presque uniquement un produit de cette fin de siècle (l’influence de la tradition gréco-latine est peu marquée chez lui), il s’en tient aux écrivains des trente dernières années et choisit parmi eux ceux avec qui il se trouve en conformité d’intelligence et de cœur. Et il ne fait ni leur portrait ni leur biographie ; il n’analyse point leurs livres et n’étudie point leurs procédés ; il ne définit point l’impression que leurs livres lui ont donnée en tant qu’œuvres d’art : il cherche seulement à bien expliquer et décrire ceux de leurs états de conscience et celles de leur idées qu’il s’est le mieux appropriés par l’imitation et par la sympathie. Et ainsi, tout en ne faisant au fond que l’histoire de son âme à lui, il fait du même coup l’histoire des sentiments les plus originaux de sa génération et compose par là même un fragment considérable — et définitif — de l’histoire morale de notre époque.

III

Un des moyens de connaître M. Paul Bourget serait de faire pour lui ce qu’il a fait pour les dix écrivains qui figurent dans ses Essais de psychologie contemporaine. Il s’agirait de chercher, pour employer ses propres expressions, « quelles façons de sentir et de goûter la vie il propose à de plus jeunes que lui » — ou à ceux de sa génération. Car il semble bien que M. Paul Bourget ait une assez grande influence sur la jeunesse d’à présent, non pas peut-être sur celle dont les études classiques ont été poussées très avant et que la tradition latine et gauloise munit et défend, mais sur la partie la plus inquiète, la plus nerveuse et la plus ignorante de la jeunesse qui écrit. L’Académie a beau l’honorer publiquement : cela n’empêche point les plus aventureux parmi les plus jeunes écrivains, et ceux du cerveau le plus trouble, symbolistes, esthètes, wagnériens et mallarmistes d’être pour lui pleins d’égards, de le considérer comme un maître. Et, en outre, il a pour lui toutes les jeunes femmes. Nul peut-être, à l’heure qu’il est, n’inspire à certaines âmes un culte plus tendre. Il est, pour beaucoup, le poète par excellence, l’ami, le consolateur, presque le directeur de conscience. En revanche, beaucoup d’hommes mûrs, surtout parmi les gaulois et parmi ceux qui sont fortement imprégnés de lettres classiques, ne peuvent pas le souffrir. Mais, qu’on l’aime ou non, il faut avouer que son esprit est une des résultantes les plus riches et les plus distinguées de la culture littéraire et morale de la seconde moitié du siècle.

Ce qu’il y a d’abord d’éminent en lui, c’est précisément cette curiosité intellectuelle et sentimentale, cette aptitude et aussi cette application à connaître, éprouver et comprendre les états d’âme les plus récents, tels qu’ils se manifestent dans les livres de nos écrivains les plus originaux. Lui-même résume ainsi le précieux contenu de ses Essais :

A l’occasion de M. Renan et des frères de Goncourt, j’ai indiqué le germe de mélancolie enveloppé dans le dilettantisme. J’ai essayé de montrer, à l’occasion de Stendhal, de Tourguéniev et d’Amiel, quelques-unes des fatales conséquences de la vie cosmopolite. Les poèmes de Baudelaire et les comédies de M. Dumas m’ont été un prétexte pour analyser plusieurs nuances de l’amour moderne et pour indiquer les perversions ou les impuissances de cet amour sous la pression de l’esprit d’analyse. Gustave Flaubert, MM. Leconte de Lisle et Taine m’ont permis de montrer quelques exemplaires des effets produits par la science sur des imaginations et des sensibilités diverses. J’ai pu, à l’occasion de M. Renan encore, des Goncourt, de M. Taine, de Flaubert, étudier plusieurs cas de conflit entre la démocratie et la haute culture.

Et c’est bien là, en effet, le bilan complet des sentiments, des inquiétudes et des tourments imaginés et subis par l’âme moderne.

Cette âme, M. Bourget se pique de l’embrasser, de l’aimer tout entière, jusque dans ses manifestations les plus maladives et les plus éphémères. Il a d’étranges faiblesses pour la poésie ténébreuse et mystique des derniers petits cénacles (et c’est ce qui lui a valu leur vénération). Il ne veut pas qu’il soit dit qu’aucune affection mentale de son temps lui ait été étrangère ou lui soit restée incomprise. C’est un beau scrupule de critique. De même, le cosmopolitisme lui paraissant un des signes de notre âge, il a été cosmopolite, il s’est appliqué à l’être. Il a vécu à Londres et à Florence autant qu’à Paris. Il a même habité l’Espagne et le Maroc, et je vous demande un peu ce que le Maroc pouvait lui dire, à lui le méditatif, l’homme du songe intérieur ! De même encore, il affecte de connaître et d’aimer les derniers raffinements du luxe contemporain ; il s’en voudrait d’avoir ignoré un seul détail de la plus élégante façon de vivre inventée par les derniers civilisés. Cela lui appartient, cela est de son domaine au même titre que le dilettantisme ou le cosmopolitisme. Et c’est pourquoi ce psychologue, qui n’est que rarement et faiblement paysagiste, sera assez fréquemment tapissier.

Pourtant, parmi les sentiments que M. Paul Bourget définit et explique avec une égale précision, on peut distinguer ceux qu’il éprouve naturellement et qu’il préfère, et ceux qu’il a fait quelque effort pour s’approprier, et connaître enfin quels sont, entre les écrivains dont il s’occupe, ceux dont il tient le plus.

De Baudelaire, pour qui sa prédilection est très marquée, il semble tenir un mélange singulier de sensualité et de mysticisme, une sorte de catholicisme un peu dépravé. Ce sentiment est très particulier à notre âge. Il est à cent lieues de l’érotisme classique. Il suppose une race un peu affaiblie, une diminution de la force musculaire et un raffinement du système nerveux, la persistance de l’esprit d’analyse au fort même des sensations les plus propres à vous faire perdre la tête, par suite une certaine incapacité de jouir pleinement et tranquillement de son corps, le sentiment de cette impuissance, un retour paradoxal, en pleine débauche, au mépris de la chair, et, dans la souillure même, une aspiration à la pureté, moitié feinte et moitié sincère, qui ravive la saveur du péché et le transforme en péché intellectuel, en péché de malice…

De M. Renan, il tient le dédain aristocratique et surtout le dilettantisme, « cette disposition d’esprit, très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces forme sans nous donner à aucune » ; de M. Taine, il tient l’esprit scientifique, certaines habitudes de composition et de langage et le goût des grandes généralisations ; de M. Dumas fils, (chose un peu inattendue), la préoccupation tragique des questions de morale dans les drames de l’amour.

De Flaubert, des Goncourt, de M. Leconte de Lisle et, en général, de tous les écrivains purement « artistes » (si moderne que soit d’ailleurs chez eux le fond de philosophie latente), il ne semble pas que M. Paul Bourget tienne grand’chose, encore qu’il les comprenne merveilleusement.

Mais Stendhal a toutes ses tendresses. Stendhal est sa passion, son vice, et quelquefois son préjugé. Stendhal est le seul écrivain antérieur à la génération de 1850 qu’il ait admis dans sa galerie. Il prononce toujours son nom avec un peu de mystère, comme celui du dieu d’une religion secrète. « Henri Beyle », ce nom prend pour lui la douceur d’un petit nom  ou l’importance d’un nom sacré et caché, qui n’est révélé qu’aux adeptes. Il dit : « Henri Beyle », comme un moliériste dit : « Poquelin ». Ce culte est ici fort légitime, Stendhal ayant manié avec plus de sûreté, de finesse, de hardiesse et de suite qu’aucun autre écrivain, l’instrument dont s’est servi M. Bourget lui-même pour approfondir les sentiments les plus distingués de sa génération ou pour les faire naître en lui : l’analyse.

Ainsi sommes-nous conduits à noter deux autres caractères de l’esprit de M. Paul Bourget. Ce curieux est un analyste et un pessimiste (un « triste », si vous préférez). Ne séparons point les deux choses ; car, chez lui, elles se tiennent étroitement. M. Bourget est très nettement de ceux qui sont moins préoccupés du monde extérieur que du monde de l’âme, moins sensibles au plaisir de voir et de rendre la forme des choses ou les divers aspects de la mêlée humaine qu’à celui de décomposer des sentiments et des idées en leurs éléments primitifs et de remonter d’un phénomène moral à un autre, jusqu’à tant qu’il s’en trouve un qui soit irréductible. Or l’esprit d’analyse aboutit naturellement à une grande tristesse. Pourquoi ? C’est que ce dernier élément irréductible, c’est toujours un instinct fatal ou un désir inassouvi. Ce que M. Bourget finit par atteindre tout au fond des âmes qu’il étudie, c’est toujours (quelque forme qu’il revête et de quelques nuances qu’il s’enrichisse en affleurant à la surface) le sentiment de la nécessité des choses — ou de la disproportion entre l’idéal et la réalité, entre notre rêve et notre destinée. Et cela est triste.

Cette tristesse est, si je puis dire, de deux degrés. M. Paul Bourget nous dit que tous les états sentimentaux qu’il a analysés mènent au pessimisme. C’est le spectre du pessimisme qu’il voit se dresser au bout de tous les chemins qu’il s’est taillés dans ce que Shakespeare appelle la forêt des âmes. Car le baudelairisme implique, même dans ses complaisances à la chair, la conscience de son indignité et une vision du péché universel. Le dilettantisme, ce don d’imaginer avec précision et sympathie les vies morales les plus diverses, implique l’impossibilité de se reposer dans aucune. L’aristocratie intellectuelle a pour rançon une sensibilité douloureuse à toutes les vulgarités de la vie réelle. Le cosmopolitisme, qui vous montre l’immensité et la variété du monde, vous en fait sentir, presque dans le même moment, la monotonie et l’inutilité ; la planète paraît moindre à qui la connaît mieux : voyez où l’exotisme, qui est le cosmopolitisme pittoresque, a conduit Pierre Loti. L’esprit scientifique vous condamne à la vision d’un monde gouverné par des forces aveugles et où manque la bonté. Et ainsi de suite  Et, si ces diverses façons de voir et de sentir sont fort mélancoliques par elles-mêmes, l’analyse qu’on fait de chacune d’elles en redouble la tristesse en nous la montrant incurable  Bref, connaître, c’est être triste, parce que toute connaissance aboutit à la constatation de l’inconnaissable et à celle de la vanité de l’être humain. Jugez si M. Bourget peut être gai, n’ayant point pour se consoler, lui, les distractions violentes, la vie toute d’action et le tempérament robuste de son maître Stendhal.

M. Paul Bourget s’est pourtant défendu d’être un pessimiste. Il a bien tort ! Un pessimiste n’est pas nécessairement un homme qui affirme la prédominance du mal sur le bien dans l’univers, ni un misanthrope, un hypocondre ou un désespéré. Tout homme qui réfléchit sur la destinée humaine et la trouve inintelligible et n’a, pour se réconforter, ni la foi chrétienne ni la naïve croyance au progrès, peut être dit pessimiste. Le seul fait de ne rien comprendre au monde et de n’y voir aucune explication est quand on y songe, suffisamment douloureux. Cela n’empêche pas de vivre comme les autres, de jouir, à l’occasion, du ciel, de l’air pur ou même de la société des hommes et des femmes ; mais, dans les minutes où l’on pense, il n’est guère possible, en dehors d’une foi positive, d’être optimiste : il y a trop de souffrances inutiles et absurdes et, de tous les côtés, une trop épaisse muraille de nuit… M. Bourget s’en défend en vain. Son style même a comme un timbre auquel on ne se trompe pas : il rend un son plaintif, gémissant, éploré…

Sans doute l’absence de croyance positive et l’esprit d’analyse peuvent, chez quelques-uns, se tourner en nonchalance (voyez Montaigne), mais non pas chez ceux dont la sensibilité au bien et au mal moral est exceptionnellement développée. Or M. Paul Bourget a bien une de ces consciences-là. Et c’est là, je crois, sa dernière marque, et la plus intime. Il définit quelque part avec beaucoup de force et distingue le moraliste et le psychologue.

Le moraliste, dit-il, est très voisin du psychologue par l’objet de son étude, car l’un et l’autre est curieux d’atteindre les arrière-fonds de l’âme et veut connaître les mobiles des actions des hommes. Mais au psychologue cette curiosité suffit. Cette connaissance a sa fin en elle-même… Il voit la naissance des idées, leur développement, leur combinaison, les impressions des sens aboutir à des émotions et à des raisonnements, les états de conscience toujours en voie de se faire et de se défaire, une compliquée et changeante végétation de l’esprit et du cœur. Vainement le moraliste déclare certains de ces états de conscience criminels, certaines de ces complications méprisables, certains de ces changements haïssables. A peine si le psychologue entend ce que signifie ou crime, ou mépris, ou indignation… Même il se complaît à la description des états dangereux de l’âme qui révoltent le moraliste ; il se délecte à comprendre les actions scélérates, si ces actions révèlent une nature énergique et si le travail profond qu’elles manifestent lui paraît singulier. En un mot, le psychologue analyse seulement pour analyser, et le moraliste analyse afin de juger.

Eh bien, quelque abîme que M. Paul Bourget se plaise ici à creuser entre ces deux espèces d’esprits, si l’on ne peut dire qu’il soit vraiment un moraliste, il n’est pas non plus un pur psychologue. Du moins, c’est un psychologue très tourmenté par les questions de morale, très ému, très anxieux, parfois effrayé. Il s’inquiète assez habituellement des conséquences que peuvent avoir les idées qu’il expose pour le bonheur et pour le bien moral de l’humanité. Il s’écrie volontiers (en termes plus distingués et sans lever les bras, mais plutôt en mettant ses mains sur ses yeux) : « Où allons-nous ? » Toutes ses enquêtes sur les sentiments originaux de ses contemporains lui servent à rechercher en même temps le sens et le but de la vie. Il la prend très profondément au sérieux. Il n’est jamais plaisant, ni même ironique ou dégagé. Il ignore le sourire. Il est antipaïen et antigaulois. Il a, ce qui est presque toujours la marque d’une éducation chrétienne, le goût de la chasteté. Vous trouverez chez lui, assez souvent, un vif ressouvenir de la foi catholique de son enfance. Il est, comme j’ai dit, en face de l’amour et de ses drames, aussi grave que M. Dumas fils. Et c’est pourquoi ce disciple de Stendhal, c’est-à-dire du plus détaché des analystes, a exprimé un jour, dans la plus éloquente de ses études, une si ardente sympathie pour l’auteur de la Visite de Noces. En somme, le baudelairisme, le renanisme et le beylisme sont des habitudes et des goûts de son esprit, peut-être aussi des acquisitions préméditées d’un artiste qui s’est donné pour tâche de refléter et de porter en lui l’âme d’une certaine époque littéraire. Mais le fond de son coeur et de son être, c’est, je pense, un très douloureux souci de la vie morale, l’impossibilité de s’en tenir aux plaisirs de la curiosité et de la spéculation. Armand de Querne après son « crime d’amour », c’est exactement M. Paul Bourget ; et de Querne, c’est bien le Ryons de M. Dumas fils — moins l’esprit.

IV

Tous ces caractères de sa critique, vous les retrouverez dans les romans de M. Paul Bourget, avec quelque chose de plus peut-être.

D’abord, cette curiosité d’une espèce particulière, ce désir d’avoir vécu la vie la plus élégante (moralement et physiquement) qui soit connue de son temps, parfois un certain dandysme, quelque chose aussi de la délicatesse un peu étroite d’un goût féminin. Il aime la « modernité », mais seulement aristocratique. Au fait, ce n’est ni dans le peuple ni dans la petite bourgeoisie, mais seulement dans les classes oisives et dont la sensibilité est encore affinée par toutes les délicatesses de la vie, que pouvait se rencontrer une espèce d’amour assez compliquée, assez riche de nuances pour lui offrir une matière égale à ses facultés d’analyste. Du reste, un goût inné le portait vers ce monde, vers la vie qu’on mène aux alentours de l’Arc de Triomphe et vers les âmes et les corps de femmes qui y habitent. Peut-être seulement a-t-il avoué ce goût avec un rien de complaisance. Certaines de ses pages semblent d’un romancier qui se ferait blanchir à Londres. Il y a un peu d’anglomanie mondaine dans son cas. Il a un faible très marqué pour les belles étrangères qui passent l’hiver à Paris. Un de ses premiers livres, Édel, est un poème mélancolique et un peu naïf, et c’est surtout un poème très « chic ». Mais il serait injuste et puéril d’insister trop sur ce point.

 

La puissance d’analyse, si remarquable dans les Essais, ne l’est pas moins dans les romans. Nul, je crois, depuis Mme de La Fayette, depuis Racine, depuis Marivaux, depuis Laclos, depuis Benjamin Constant, depuis Stendhal, n’a induit avec plus de bonheur, décrit avec plus de justesse, enchaîné avec plus de vraisemblance ni exposé dans un plus grand détail les sentiments que doit éprouver telle personne dans telle situation morale. Cela prend à certains moments, et en dehors de l’émotion que le drame lui-même peut inspirer, quelque chose de l’intérêt spécial et de la beauté propre d’une leçon d’anatomie. Les pages où M. Paul Bourget nous explique pourquoi l’héroïne du Deuxième Amour se refuse à une nouvelle expérience, ou de quel amour de pur adolescent Hubert Liauran aime Mme de Sauves, et comment, par un renversement délicieux des rôles, Thérèse le traite comme si c’était lui qui se donnait (Cruelle énigme), ou comment, dans Crime d’amour, la franchise et l’innocence d’Hélène Chazel tournent contre elle et ne font qu’irriter la défiance d’Armand de Querne, ou par quelle logique sentimentale Hélène en vient à se souiller pour se venger de l’homme qui ne l’a pas crue et pour qu’il la croie enfin… ; toutes ces pages — et combien d’autres   sont des exemplaires accomplis de psychologie vivante. En vérité, je ne crois pas qu’aucun écrivain, non pas même Stendhal, ait montré une pénétration supérieure dans l’étude des « passions de l’amour ».

Citons un peu, au hasard, pour le plaisir :

Pareille à toutes les femmes romanesques, Hélène s’occupait de la délicatesse des voluptés communes à elle et à son ami comme d’un souci de sentiment. Ce qui rend une femme de cet ordre parfaitement inintelligible à un libertin, c’est qu’il s’est habitué, lui, à séparer les choses du plaisir des choses du cœur et à goûter le plaisir dans des conditions avilissantes ; au lieu que la femme romanesque, et qui aime, n’ayant connu le plaisir qu’associé à la plus noble exaltation, reporte sur ses jouissances le culte qu’elle a pour ses émotions morales. Hélène abordait avec une piété amoureuse, presque avec une idolâtrie mystique, le monde des caresses folles et des embrassements…

Il y a cent pages de cette valeur dans les trois romans assez courts et dans les Nouvelles de M. Paul Bourget. C’est de quoi fonder solidement une gloire.

Le danger, c’est que l’écrivain doué d’un pareil instrument d’analyse ne soit tenté d’en user avec un peu d’indiscrétion et ne décompose parfois, avec un soin et un luxe d’anatomie un peu excessifs, des états d’âme assez simples et assez connus. L’appareil extérieur de la recherche psychologique n’est peut-être pas toujours, chez l’auteur de Cruelle énigme, en proportion avec son objet. Il n’a pas l’analyse modeste. Il ressemble çà et là à un chirurgien virtuose qui étalerait et mettrait en œuvre toute une trousse, tout un jeu de bistouris, de scies, de ciseaux et de pinces, pour ouvrir un abcès à la joue. Par exemple, le remords de la jeune fille dans l’Irréparable, la jalousie d’Hubert dans Cruelle énigme, me semblent un peu bien longuement analysés, et sans que l’étalage de ces investigations soit justifié par aucune trouvaille d’importance. Cela tourne, par moments, à l’exercice et au « morceau ». M. Paul Bourget appelle lui-même son dernier roman, André Cornélis, une « planche d’anatomie morale », et il n’a que trop raison. La situation de cet Hamlet moderne, d’un caractère si décidé, et qui n’hésite d’ailleurs pas un instant sur son droit, cette situation est telle que d’abord, étant donné le caractère de ce personnage, elle n’implique chez lui qu’un assez petit nombre de sentiments et fort simples, dont la description sans cesse recommencée devient un peu monotone, et qu’en outre nous ne nous intéressons pas très fortement à ce qu’il éprouve. Car cette situation est trop extraordinaire, trop en dehors de toutes les probabilités de notre vie. Sais-je ce que je ferais si d’aventure je découvrais qu’au temps où j’étais enfant un fort galant homme a fait tuer mon père   étant donné que le meurtier, aimé de ma mère et follement épris d’elle, l’a épousée et rendue parfaitement heureuse, et qu’il va du reste mourir sous peu d’une maladie de foie ? De pareilles hypothèses me prennent absolument au dépourvu. En réalité, je crois que je ne ferais rien du tout. Il fallait laisser ce sujet à Gaboriau, qui se serait peu étendu sur la psychologie du nouvel Hamlet et se fût rattrapé sur la partie mélodramatique et judiciaire. Ou bien il me semble qu’au lieu de faire d’André Cornélis un gaillard si prodigieusement énergique (ce qui, au surplus, n’est peut-être pas très compatible avec les habitudes d’analyse à outrance qu’on lui prête en même temps), je l’eusse conçu comme une créature encore plus incertaine que l’Hamlet anglais et l’eusse empêtré, par surcroît, de scrupules et d’hésitations sur son droit au meurtre. Sauf erreur, l’Hamlet moderne n’essayerait même pas de tuer son beau-père — surtout quand ce beau-père est le plus charmant des assassins, au point qu’on voudrait trouver, pour le lui appliquer, un mot plus doux. Car on dirait que, tout au contraire de Shakespeare, M. Bourget s’est étudié à rendre Claudius le moins odieux qu’il se pouvait et, d’autre part, à accumuler autour d’Hamlet toutes les circonstances propres à le paralyser et à ne lui rendre l’action possible que par un miracle d’énergie… Pour toutes ces raisons, André Cornélis ne m’intéresse guère que comme une belle composition de « psychologie appliquée » sur un sujet donné. Et, s’il faut dire toute ma pensée (et non plus seulement sur André Cornélis), la psychologie de M. Paul Bourget, qui égale souvent, si même elle ne la dépasse, celle de Benjamin Constant et de Stendhal, me rappelle aussi parfois celle de Mme de Souza ou de Mme de Duras — avec beaucoup plus d’embarras. Notez qu’il s’en faut déjà de beaucoup que cela soit méprisable.

Mais ce qui, heureusement, met M. Paul Bourget tout à fait part, ce qui vivifie ses analyses, ce qui, là où elles sont profondes, les rend tragiques par surcroît, c’est le sentiment que nous avons déjà trouvé au fond de ses Essais : le souci de la vie morale. Ses romans (André Cornélis excepté) sont des drames de la conscience, des histoires de scrupules, de remords, de repentirs, d’expiations et de purifications. L’Irréparable, c’est l’histoire d’une jeune fille qui meurt du souvenir d’une souillure. Le Deuxième Amour, c’est l’histoire d’une femme qui, s’étant trompée, ne se croit pas le droit de recommencer l’expérience amoureuse. Cruelle Énigme, ce titre seul fait du livre qui le porte un roman chrétien ; car, que Thérèse trompe Hubert en l’aimant, et qu’Hubert revienne à Thérèse en la méprisant, bref, que la chair soit plus forte que l’esprit, cela n’est certes pas une « énigme » pour les disciples de Béranger ni même pour ceux du grave Lucrèce. M. Paul Bourget ne trouve les servitudes de la chair « énigmatiques » que parce qu’il les juge infâmes et avilissantes, et il ne les juge telles que parce qu’il est chrétien tout au fond du cœur.

De même, dans Crime d’amour, ce que fait de Querne n’est un « crime » qu’aux yeux d’un homme qui croit à la responsabilité morale et au prix des âmes. Armand de Querne, le cœur desséché par une enfance sans mère, par l’immoralité des événements au milieu desquels il a grandi et enfin par l’abus de l’analyse, a pris Hélène sans pouvoir l’aimer et sans croire à la pureté de la jeune femme. Hélène, délaissée, se venge de lui par une souillure volontaire. C’est donc lui qui l’a perdue. Cette idée lui inspire un grand trouble, d’affreux remords et enfin une immense pitié de l’universelle souffrance humaine. Il retrouve Hélène ; il lui demande son pardon, et elle lui pardonne. Elle aussi, le spectacle de la souffrance d’un autre (de son mari) l’a ramenée à une conception chrétienne de la vie. Ce roman est donc, en somme, une histoire d’expiation, l’histoire de deux âmes purifiées par la douleur.

Crime d’amour me paraît jusqu’ici le chef-d’œuvre de M. Bourget et l’un des plus beaux romans qu’on ait écrits dans ces vingt dernières années ; car je n’en vois point où l’on rencontre à la fois tant de force d’analyse et tant d’émotion, ni qui présente aux plus distingués d’entre nous un plus fidèle miroir de leur âme. Combien sommes-nous qui nous reconnaissons (les uns plus, les autres moins) dans Armand de Querne ! Qui n’a connu cette impuissance d’aimer, d’aimer absolument et avec tout son être, d’aimer autrement que par désir et curiosité ? Qui n’a connu cette impuissance, soit pour en jouir (car du moins elle nous laisse tranquilles et de sang-froid et elle a des airs de distinction intellectuelle), soit, à certains moments, pour en souffrir, quand on sent le vide de la vie incroyante, détachée et uniquement curieuse, et comme il serait bon d’aimer, et comme on peut faire du mal en n’aimant pas ? Mais cette anxiété, c’est déjà le commencement de la rédemption morale, c’est le signe que toute vertu n’est pas morte en nous. Que dis-je ? c’est le signe d’une puissance d’aimer plus religieuse, plus largement humaine peut-être que celle des grands amoureux. En tout cas, c’est là ce qui distingue Armand de Querne de ceux qui n’aimeront jamais, des débauchés sans cœur et des virtuoses féroces de l’amour, de Valmont ou de Lovelace ; et c’est ce qui fait de lui notre frère. Puisqu’il souffre de ne pas aimer, c’est donc qu’il peut aimer encore !

La première fois que j’ai lu Crime d’amour, je m’étais mépris. Je me disais : Quel faible roué que cet homme qui s’imagine être si fort ! Il ne peut aimer Hélène parce qu’il ne la croit pas quand elle lui dit qu’il est son premier amant ; mais, puisqu’il connaît tant les femmes, il devrait bien sentir que celle-là dit vrai ! Il devrait la croire et, même en la croyant, ne pouvoir pas l’aimer — et n’en pas souffrir autrement  Mais je comprenais mal. De Querne n’est point Valmont. Il l’est encore moins que ne l’a voulu M. Paul Bourget. Parmi ses faiblesses et parmi ses sécheresses apparentes, il conserve un fond de bonté et de tendresse par où le « salut » lui viendra. Mais, pour cela, il faut qu’il ait méconnu Hélène, il faut qu’elle se perde par lui, il faut qu’il ait été cruel et injuste sans le vouloir. Il le faut, afin qu’un jour, devant le mal qu’il a fait, il soit pris d’épouvante et touché jusqu’au fond du cœur, et qu’il sente s’éveiller en lui le chrétien, et que la question de la responsabilité morale et toutes les autres du même ordre se posent de nouveau pour lui, et qu’il voie, dans un éclair, toute la misère de la vie — et tout son mystère. Armand de Querne, c’est l’homme d’aujourd’hui, un homme qui a conçu et éprouvé tous les états d’âme analysés dans les Essais et qui résume en lui toute la distinction morale et intellectuelle où s’est élevé l’effort des deux dernières générations. Cet homme d’aujourd’hui offre une combinaison singulière d’esprit scientifique, de sensualité fine et triste, d’inquiétude morale, de compassion tendre, de religiosité renaissante, de penchant au mysticisme, à une explication du monde par quelque chose d’inaccessible et d’extra-naturel. La fin de Crime d’amour est mystique comme un roman russe. Mais ce à quoi les écrivains russes sont amenés par le mouvement spontané de leurs âmes religieuses et rêveuses, par l’étude des cœurs simples et par le spectacle d’infinies souffrances et d’infinies résignations, nous y arrivons, je crois, par la banqueroute de l’analyse et de la critique, par le sentiment du vide qu’elles font en nous et de la somme énorme d’inexpliqué qu’elles laissent dans le monde. Pour ces raisons ou pour d’autres, il semble qu’un attendrissement de l’âme humaine soit en train de se produire dans cette fin de siècle et que nous devions bientôt assister, qui sait ? à un réveil d’Évangile.

Cet attendrissement, fait de méditation sérieuse, de tristesse et de pitié, c’est lui qui donne tant de prix aux romans de M. Paul Bourget. C’était lui, déjà, qui communiquait tant de douceur à ses poésies de jeunesse (la Vie inquiète, les Aveux).

Je ne conclus point. M. Paul Bourget est assez jeune pour se développer encore et pour nous apporter peut-être de l’imprévu. Qu’il continue de nous charmer, de nous toucher et de nous faire réfléchir ; qu’il continue d’être élégant, grave et languissant, de nous dessiner d’exquises figures de femmes (comme Thérèse de Sauves, Hélène Chazel et les deux Marie-Alice, ou comme Hubert Liauran, cette douce petite fille) et d’étudier les drames de la conscience dans l’amour. Et, s’il n’était indiscret et inutile de former des vœux, j’ajouterais : Qu’il nous propose encore, si tel est son plaisir, des cas de psychologie passionnelle ; mais qu’il ne s’y tienne pas : il serait bientôt condamné à se répéter un peu. Puis, les tragédies de l’amour occupent-elles donc toute la place dans la vie ? Regardez, de grâce, en vous et autour de vous : vous verrez qu’il y a autre chose au monde. M. Paul Bourget l’a bien senti dans André Cornélis ; mais ce ne sont pas des « planches d’anatomie » pure, surtout d’une anatomie si exceptionnelle, que nous lui demandons. Qu’il se défie de son éternel Stendhal et même un peu de M. Taine. Qu’il applique à l’analyse d’autres passions que celles de l’amour, à l’étude d’autres situations que celles où nous pouvons nous trouver vis-à-vis de la femme, ses dons merveilleux de psychologue et à la fois de moraliste. Et qu’il fasse enfin l’univers de ses romans aussi large que celui de ses Essais. Je ne demande rien de plus à ce jeune sage, prince de la jeunesse — de la jeunesse d’un siècle très vieux