Les civilisations47
I
Si, au lieu d’Études sur les civilisations 48, Louis Faliés, dupe de ce grand mot moderne, qui dit moins réellement au fond qu’il ne semble▶ dire, avait écrit sans sourciller : Histoire des civilisations, il aurait, pour les niais de ce temps, un titre de livre superbe et alléchant, et ils auraient tous mis le museau dans son panier. Mais Louis Faliés a été modeste, et la modestie ne vaut rien dans ce monde, où on la prend toujours au mot. Plus timide que celui qui tremblait devant la statue sortie de ses mains, il a tremblé devant la majesté d’un titre qui n’est pas sorti de sa plume, et il n’a osé que le mot d’Études… Or, Études est un mot qui dit l’effort, mais qui ne dit pas la réussite. Étude, c’est l’essai solitaire qui risque une confidence avec le public, et le monde est brutal ; il ne veut que des choses accomplies. Il pourrait bien laisser un studieux comme Faliés étudier tout seul… Je sais bien que ce laborieux aura toujours la ressource de l’Academie des inscriptions, pour laquelle évidemment il travaille ; mais la grande publicité, à laquelle il doit viser, lui manquera. Du moins, il n’en est pas aussi certain avec son titre écolier, et rougissant vertueusement, d’études, que s’il avait écrit fastueusement à la tête de son livre ce titre qui chausse si bien, comme dirait Rabelais, les grands déchaussés de cervelle : Histoire des civilisations !
Car, civilisation, c’est le mot du siècle ! C’est le mot favori d’une époque qui n’est pas plus sûre de son dictionnaire que de ses institutions, et qui procède par engoûment avec l’un comme avec les autres. C’est le mot de l’orgueil moderne, le plus endiablé des orgueils ! C’est le mot que fait claquer tout le monde : philosophes, hommes d’État, professeurs, journalistes, avocats, — et surtout avocats, — enfin tous les postillons de Longjumeau du Progrès ! Tous, à propos de tout ou de rien, clament ce grand mot de civilisation, qui ◀semble avoir quarante syllabes. Rengaine du temps ! Chaque siècle a ses mots, qui sont des rengaines… Le xviiie siècle avait celui de « sensibilité », et vous savez comme il fut sensible, ce siècle qui inventa la guillotine, par sensibilité ! Nous, plus mâles, nous avons : civilisation, et nous sommes civilisés à peu près comme les gens du xviiie siècle furent sensibles. Du reste, quand on va au fond de ce mot, dont le monde actuel est follement épris comme d’une nouveauté, on y trouve une chose assez vieille : c’est l’action très connue et très continue des siècles, en vertu de laquelle les mœurs se polissent. Voilà tout ! Faire une histoire des civilisations, pour qui ne s’accroche pas bêtement aux mots, c’est comme faire une histoire générale des peuples. On en faisait bien avant Faliés, de ces histoires-là. Et même une histoire générale des peuples disait davantage, car elle comprenait aussi les barbaries, et l’histoire des civilisations ne comprend, comme le mot le dit, que les Civilisations… Les Études de Louis Faliés, dont le mot de civilisation, plus hardiment employé, aurait pu faire la fortune, ne sont donc un livre ni d’idée ni de forme nouvelles. Ce n’est point un livre d’histoire écrite pied à pied, renfermée dans sa chronologie, avec son développement logique d’événements, la seule histoire qu’il y ait, en somme ; mais une contemplation flottante d’influences possibles et de résultats généraux, un discours sur l’histoire, la chose de soi la plus fallacieuse qu’il y ait. Sublime peut-être avec un homme sublime, mais plate avec tous les esprits plats, et d’ailleurs discutable toujours ! C’est Montesquieu, qui ne fut jamais plat, mais qui ne fut pas toujours sublime, c’est Montesquieu qui fixa, car il ne l’avait pas inventée, cette manière hautaine de faire de l’histoire. C’est au succès de son Esprit des lois et de sa Grandeur et décadence des Romains que nous devons ces livres qui ont la prétention de planer sur l’histoire pour la mieux voir, et qui ont tous les inconvénients des ballons, d’où l’on ne voit les choses que de haut en bas et qui passent… Je ne connais rien de plus prolifique que le succès, ce générateur de sottises ; mais c’est son expiation — et elle est cruelle ! — que les imitateurs qu’il pond.
II
Il faut donc le signaler d’abord : Faliés est, consciemment ou inconsciemment, peu importe ! sorti de Montesquieu. Il dédaigne l’histoire vue de niveau pour l’histoire vue d’en haut, l’histoire qui marche pour l’histoire qui plane, l’histoire qui développe et déduit pour l’histoire qui résume. Il n’est pas dégoûté ! Fatuité d’aigle que cette histoire-là, mais qui ne sied qu’aux aigles ! Or Faliés est d’une autre espèce. Au lieu de s’astreindre aux conditions de temps et d’espace qui enserrent l’histoire comme la vie, il fait l’aigle, s’abat où il lui plaît, prend l’histoire où il veut la prendre, et procède même méthodiquement, comme Montesquieu, quand il s’agit de la Civilisation occidentale, la seule qu’il sache ou qu’on sache bien, dans l’état actuel des connaissances historiques auxquelles, par son livre, il n’ajoute, certes ! pas. Comme Montesquieu, dans cette partie de son ouvrage, il se rompt et s’émiette en petits chapitres, moins cassés et moins cassants que ceux de Montesquieu dans l’Esprit des lois, et qui n’ont malheureusement pas le fil tranchant et la brièveté piquante que l’épigrammatique Montesquieu, cet esprit aigu, donne aux siens. Faliés n’est point un aiguisé. Il roule devant lui l’idée commune comme un cerceau. Il ne projette jamais l’idée rapidement, la pointe en avant ! Homme de sens médiocre, empaumé par la prétention scientifique, il n’a jamais d’aperçu supérieur, ni comme Michelet, ce déboutonné, qui se permet tant d’insolentes libertés avec l’Histoire, de ces paradoxes (suggestifs même parfois de vérité) qui prouvent qu’on pense ou que du moins l’on veut faire penser son lecteur. Tel il est, et tout cela est assez vulgaire ; mais, pourtant, rendons-lui justice en une chose qui prouve, à nos yeux, l’indépendance de son esprit, ou du moins de sa volonté.
Quoique immensément au-dessous de Montesquieu, dont il descend, l’auteur des Études sur les civilisations a repoussé le joug de l’idée de Montesquieu qui a fait le plus de chemin, parmi tant de ses idées restées en route, et que la politique et l’histoire ont également dépassées… Il ne donne pas badaudement dans cette influence des climats qui a régné dans beaucoup de systèmes, et dont le dernier partisan est Taine, qui meurt intellectuellement de cette idée-là. La supériorité relative des peuples, leur originalité, leurs diversités de mœurs et d’instincts, Louis Faliés ne les explique point par ce milieu, si commode, si superficiel, si vite trouvé et si cher au Matérialisme contemporain. Il ne croit, lui, qu’à la race. La race, selon lui, décide de tout dans la différence des peuples entre eux. Des naturalistes avaient eu déjà cette pensée ; mais d’historien qui en eût fait un principe absolu, je n’en connais pas. Faliés l’a posée nettement au début de son livre, cette question de race, comme le lampadaire de l’Histoire, et cela donne une sensation charmante ! On respire enfin d’être sorti du vieil étouffoir des climats où depuis si longtemps on a fait suffoquer l’humanité, et l’on se dit qu’après tout voici une nouvelle manière de battre le jeu de cartes de l’Histoire ! Mais la sensation ne dure pas. Les premières pages franchies, on est désabusé. Après quelques affirmations empruntées à des sciences d’hier, pédantesques dans leur langage comme tout ce qui ne sait pas encore grand’chose, l’auteur des Études retombe à des récits qu’il nous sert en tranches et qu’il nous coupe dans des historiens peu connus, ou d’autorité contestable, qu’il ne critique pas, dont il ne discute pas la valeur, et qu’il suit, comme le chien suit son maître. Et ce sont ses maîtres, en effet. Sans eux, dont il évoque, sans les juger, les témoignages, que serait-il, puisqu’il n’est pas au-dessus d’eux ?…
Et c’est ainsi que, dès le commencement de ces Études, — qui, si elles ne nous racontent pas et ne nous expliquent pas clairement et péremptoirement, comme elles devraient le faire, les civilisations et leurs origines, et leurs développements et leurs disparitions, ont au moins la prétention de les éclairer par quelque côté, — l’auteur, si ferme aux premiers mots, défaille tout à coup sous le principe qu’il a soulevé et qui fait craquer sa faiblesse. Et non seulement, après l’avoir soulevé, il n’est pas capable de l’appliquer aux faits qu’il raconte, mais il est bientôt inconséquent à ce principe, qu’il a posé : de l’influence du sang et de la race. Les sottes idées d’un temps égalitaire le prennent à la gorge. Si les races humaines supérieures doivent commander nécessairement aux races inférieures, il n’y a donc dans le monde, selon le mot de Tacite, que des hommes faits pour commander et d’autres pour obéir. Tacite, en cela, pensait comme Aristote. Mais une opinion si virile paraît bien dure à Faliés, qui finit par aller jusqu’à dire que c’est là une erreur et une impossibilité aujourd’hui. Et voilà comme, de l’homme qui posait un principe d’histoire, il ne reste plus qu’un érudit, affaibli et affadi par le libéralisme du xixe siècle, et encore un érudit dont je me défie et que je renvoie aux érudits pour le peser ! Je n’écris pas pour le Journal des savants. Je n’ai, moi, qu’à dire ici la valeur historique et littéraire de ce livre, lequel, littérairement, est nul, et historiquement incomplet et sans précision.
III
On comprend qu’il le soit, du reste. Avec son titre, qui n’est qu’une jonglerie, ce livre fait croire à une étude sur les civilisations en général, — ce qui serait une grande entreprise ; mais quand sous ce titre, pipé comme un dé, ce titre menteur, écrit impudemment en grosses lettres : études sur les civilisations, on passe au sous-titre, écrit en lettres frauduleusement petites, on s’aperçoit qu’il ne s’agit seulement que des civilisations de l’ancienne Amérique et pas plus ! Piètre chose ! L’Asie n’est point en ces Études, l’Asie, qui eut des phases et des événements si éclatants et si grandioses. L’Afrique non plus, la terre de Carthage ! Hiatus immense ! Et si l’on ne sait pourquoi — car on ne sait pourquoi — l’auteur y a mis Rome et la Grèce, il faut dire, à sa décharge, qu’il n’a pas écrit un mot sur ces civilisations qui n’ait déjà été écrit et qu’on ne sache. Quant à l’Océanie, qui vient après les Amériques dans ce livre de Faliés, on se demande s’il a l’aplomb de nous donner pour des civilisations quelconques des pays où les hommes se mangent entre eux, et, quand on ne se mange pas, où l’on se frotte le nez les uns contre les autres pour se montrer de la tendresse, ce que le très sérieux Faliés, qui ne rit jamais, le pauvre homme ! appelle congrûment « un baiser nasal ». Telles sont toutes ses civilisations, et le cercle encyclopédique — très ébréché — de ses Études. Quant à la précision dont elles brillent, elles n’en ont pas plus que l’esprit de l’auteur, de ce triste cerveau, qui pose un principe d’histoire et le plante là quand il faut l’appliquer, et qui, en tout, n’a que des velléités et des envies de dire quelque chose… sans dire jamais rien.
Ce n’est point un esprit vigoureux, qui fait son trou partout où il passe. Il reste dans les moindres toiles d’araignée, et se contente d’y bourdonner… Misérablement féru de ces sciences modernes, qui ne sont pas des sciences encore et qui s’agitent et se tracassent pour le devenir, il est, lui, déjà faible, énervé par elles, et son livre est littéralement empesté de leur odieuse terminologie. Il rêve, tout éveillé, au milieu de ces sciences… futures, si elles peuvent le devenir. Il croit — dur comme crâne, comme le sien peut-être, — à la crânioscopie. Il demande à la géologie des résultats que, dans son état actuel, cette romanesque investigatrice est dans l’impuissance de donner. Il a les manies et les suffisances physiologiques de ce siècle. Il piaffe dans les sciences naturelles, et il voudrait appliquer, haut la main, la paléontologie à l’histoire. Seulement, pour cela, il faudrait être plus qu’un Cuvier, et il n’est pas même un observateur. Il n’est guères qu’un compilateur. Le Il compilait, compilait, compilait, peut s’appliquer à sa personne. À travers ses compilations d’histoire et de voyages, écrites sans expression et sans couleur et où un déisme insignifiant est affirmé comme pour couvrir des marchandises suspectes, on sent le libre penseur qui, au tournant d’une phrase, salue presque respectueusement le honteux, grotesque et simiesque Darwin, — la Bête du temps, — et on croit ailleurs deviner çà et là le positiviste très peu positif qui se dissimule… Au vague de son esprit, sans conclusion comme sans vue fixe, Faliés ajoute le vague des doctrines, et si, parmi les civilisations qu’il pouvait étudier et dont il a oublié les principales, il a choisi (pour parler comme lui) les civilisations américaines, c’est qu’il a obéi — la chose n’est pas plus grosse que cela — au hasard de ses lectures et à la préférence de ses admirations. Puisqu’il s’agissait de civilisations, le libre penseur se serait bien gardé de toucher à la seule qu’il y ait dans le monde, — la civilisation chrétienne, — car toutes les autres ne sont que des barbaries, policées peut-être à la peau, mais, pour peu qu’on gratte, atroces, abominables et immondes jusqu’au fond du sang de leurs veines ! La civilisation païenne, ou ce qu’on appelle de ce nom, était un champ parcouru et épuisé où la herse de tous les travailleurs en civilisation avait passé. Il restait donc l’Amérique, et il l’a prise, comme il devait la prendre, du reste, avec cette drôle de civilisation océanienne, anthropophage, et au baiser nasal, par-dessus le marché.
Car l’Amérique, c’est l’Éden des libres penseurs ! Quoique, dans d’autres temps, elle ait été la terre des plus effroyables despotismes, elle devait être un jour la terre des républiques et de la libre pensée, et on l’aime pour cette raison, même dans le passé !… On lui cherche partout des importances historiques… Et, d’ailleurs, il faut bien en convenir, il y a, dans l’histoire des peuplades de l’Amérique, — chez les Astèques, par exemple, les Mexicains, les Incas, à Quito, — de ces choses qui méritent bien pour les libres penseurs ce grand nom de civilisation, la flatterie moderne ! Au regard d’esprits plus préoccupés des choses intellectuelles que des choses morales dans l’histoire, il y a certainement dans quelques-unes de ces sociétés américaines des côtés formidables et brillants que tous les adorateurs de la force doivent admirer et même avec terreur, ce qui est pour la lâcheté humaine le dernier degré de l’admiration ! Les vestiges qui nous restent de ces sociétés, de leurs travaux publics, de leurs architectures, doivent paraître à des âmes d’architectes, d’antiquaires et d’académiciens, des civilisations colossales. Et Faliés est de ceux-là, en sa qualité d’érudit de fait ou de visée. Lui qui, dans la civilisation grecque, est l’admirateur et le partisan des courtisanes, — pour les plus belles raisons de pédant : parce qu’elles sont lettrées, parce qu’elles sont les Bas-Bleus de l’Antiquité, et « quoiqu’elles ne fussent pas peut-être d’une moralité irréprochable », ajoute-t-il en douceur, ce parlementaire ! — ne peut pas ne point tenir pour des civilisations, — et des civilisations sterling, — des sociétés de cette puissance monumentale, de cette richesse, de ce luxe inouï, de ces mœurs, fabuleusement somptueuses, qui éblouirent et enivrèrent jusqu’à leurs vainqueurs. Et cela malgré la plus sauvage barbarie, cachée sous ces enchantements de la richesse et de la politesse d’un peuple si avancé dans les sciences et dans les arts ; car ils furent, entre eux, les plus grands égorgeurs, et leurs tueries, les plus grandes tueries que le soleil, accoutumé au sang comme à la mer dans laquelle tous les soirs il tombe, ait jamais éclairées de ses rayons épouvantés ! Faliés parle même, dans ses Études, de quatre-vingt mille hommes massacrés de sang-froid, en quelques jours, sur l’autel des dieux du Mexique. Mais qu’importe ! Ces peuples bouchers sont artistes comme les coquines grecques sont lettrées ! Ils n’en sont pas moins civilisés, en vertu de quelque corniche dont les siècles n’ont pu venir à bout. Ils n’en ont pas moins fait des civilisations sur les ruines desquelles l’Histoire doit pleurer toutes ses larmes, comme si tout, pour l’Histoire, était dans ce mot de civilisation, devenu presque mystique tant il est sacré pour les imbécilles de ce temps.
Misérables civilisations, après tout, qui, là où, comme chez les Incas, elles furent le plus brillantes, n’étaient guères que des Barbaries, avec quelques côtés splendides, telles qu’elles le furent partout dans le monde idolâtre. Je viens de le dire, mais il faut insister : c’est avec la notion de Dieu qu’on fait les civilisations. Pour qui sait les annales du genre humain et qui a la tête assez forte pour y lire sans être aveuglé, il n’y a qu’une civilisation qui mérite ce nom de civilisation, si c’est un si grand honneur que de le porter, et c’est celle-là qui est sortie de l’Évangile et du Christianisme pratiqué. A côté de celle-là, toutes les autres civilisations disparaissent, ou plutôt elles apparaissent toutes, et même celles que les esprits comme Faliés estiment les plus grandes, comme des Barbaries plus ou moins glorieuses, plus ou moins savantes, plus ou moins artistes, mais, au fond, sous cette fleur de gloire, de science ou d’art, d’épouvantables Barbaries. Campez-vous où vous voudrez dans l’Histoire, jusqu’à l’avènement du Christianisme, cette grâce surnaturelle pour les nations comme pour l’homme, le monde tout entier n’est qu’un fauve. Les arts, les sciences et la richesse, qui ornent plus les mœurs qu’ils ne les adoucissent, ont fait parfois donner gracieusement la patte à ce tigre, mais il n’y a que le Christianisme qui lui ait fait rentrer sa griffe et qui l’ait apprivoisé. Le Christianisme a donné aux nations plus que cette politesse qui est le signe des civilisations, puisqu’il leur a donné la charité. Et, du même coup, le Christianisme a grandi le cœur et le génie des hommes. Avec les vertus qu’il a fait descendre dans leurs mœurs, il a fait descendre dans leurs arts, leurs sciences et leurs littératures, des inspirations inconnues, d’une beauté que les peuples les plus spirituels de la terre, comme la Grèce et Rome, ne soupçonnaient même pas !
Aussi, pour prendre exactement la mesure d’une civilisation dans l’histoire, il n’est besoin que de se servir comme mesure de la civilisation chrétienne… Et c’est, malheureusement pour lui et pour nous, ce que l’auteur des Études sur les civilisations n’a pas fait. Il aurait alors, avec cette mesure, avec cette règle d’or de la civilisation chrétienne, vu à quoi se bornaient ces civilisations américaines qui lui font ouvrir les yeux si grands. Ce raconteur à la suite d’historiens plus ou moins suspects, qui va à la cueillette des civilisations et s’ébahit de ce qu’il trouve, se fût alors épargné bien des anecdotes compromettantes pour les civilisations qu’il admire. Il aurait mangé ces noisettes tout seul. Il ne nous eût pas, par exemple, donné comme une illustration de ces merveilleuses civilisations américaines qu’il décrit, des monarques comme ce magnifique civilisé roi de Quito, Atahualpa, qui ne crachait jamais que dans la main des plus grandes dames de sa cour !
Quant à moi, j’aime mieux Louis XIV. Et vous ?…
IV
Mais laissons ces sornettes historiques ! Par procédé pour Faliés, je veux être sérieux. J’aimerais bien mieux être gai… Je me résumerai sur son livre. Malgré toutes les peines qu’il s’est données pour composer sa petite mosaïque de renseignements, pris partout à Prescott et à Brasseur, ses Études, si on en juge par les résultats qu’elles affirment, sont à continuer. Il peut se remettre à la besogne. Jusqu’ici, nous n’avons en ces Études que des lamentations sur des ruines et des indécisions sur tout… C’est bien moins l’histoire des civilisations, montrées nettement dans leur contenu, que l’histoire des peut-être qui planent sur elles ! Torquemada (un historien renseigné comme vous allez le voir), Torquemada, dit ingénument Faliés, parle beaucoup de la littérature des Astèques, qui était superbe, mais qu’il ne connaît pas. Eh bien, c’est à peu près l’histoire de Faliés ! En ses Études, aucune question, ni sur l’origine, ni sur le développement des civilisations dont il parle, n’est coulée à fond. Et, d’ailleurs, ces questions, — des bobines sur lesquelles les Académies peuvent dévider leur fil pendant l’éternité ! — n’ont d’importance que pour Faliés. Qu’importe à nous autres, et même à la science historique, de savoir, par exemple, si l’origine des Othomis est inconnue ? Qu’importe qu’on ignore s’ils sont plus anciens que les Quinames et les Olmèques ? Qu’importe qu’ils fussent bûcherons, charbonniers, et MÊME portefaix ?… Et même portefaix ! Mais, pour lui, c’est une grande affaire. Certes ! il faut avoir le crâne conformé comme Faliés, qui croit aux crânes et qui en est un, et qui en a un… bien différent du mien, pour suer d’ahan sur ces questions-là. Seulement, puisqu’il l’a, et que, ces grandes questions, il ne les a pas résolues, je le livre à ce casse-téte chinois. Il dit quelque part, dans un langage que n’ont pas connu et qui ferait pâmer de rire Molière et Rabelais : « Le type céphalique propre aux Hellènes du Nord était brachycéphale ; c’est le résultat des races blanches avec les races jaunes. L’autre type, dolichocéphale, pris de la partie antérieure de la tête à l’occiput, est plus large que les têtes brachycéphales. » Je ne sais pas s’il est brachycéphale ou dolichocéphale, Louis Faliés ; mais ce qui est certain, c’est quil a la tête faite pour contenir ces choses exquises, que Panurge, ce batifoleur, dirait en riant, mais que Trissotin et Thomas Diafoirus diraient avec la gravité de Faliés. Le pédantisme des sciences modernes, voilà son caractère et celui de son livre, et c’est un caractère qu’il est bon de ne pas mépriser par le temps qui court. Louis Faliés est la crème la plus pure, la plus grasse et la plus mousseuse de ce pédantisme dont il faut une cruche pour faire un Académicien. Il parle la langue qui est une friandise aux Inscriptions…
Qu’il se moque donc bien de ma critique, et qu’il pose sa candidature !