(1867) Le cerveau et la pensée « Chapitre VII. Le langage et le cerveau »
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(1867) Le cerveau et la pensée « Chapitre VII. Le langage et le cerveau »

Chapitre VII
Le langage et le cerveau

La question des rapports du cerveau et de la parole a beaucoup agité le monde médical dans ces derniers temps et a même occupé plusieurs séances de l’Académie de médecine50. Dans la discussion brillante, mais un peu confuse, à laquelle elle a donné lieu, ce qui nous a paru le plus intéressant, ce sont les faits psychologiques mis en lumière par les divers observateurs, et qui ont révélé une indépendance remarquable entre diverses opérations de l’esprit, que l’on serait tenté de croire liées ensemble d’une manière indissoluble. Voici, en effet, les résultats donnés par l’observation.

Dans certains cas, on voit la faculté du langage articulé, ou entièrement perdue, ou profondément altérée ; cependant l’intelligence demeure saine, dit-on ; les organes vocaux sont dans un état normal, sans paralysie ; enfin les autres modes d’expression (écriture, geste, dessin) continuent à subsister. C’est ce qu’on appelle aphasie, alalie, aphémie, chaque médecin ayant sa dénomination. L’aphasie proprement dite paraît un cas assez rare, si l’on en juge par les faits exposés à l’Académie de médecine ; car, dans la plupart des cas cités, la perte de la parole est compliquée d’autres désordres plus ou moins importants. L’exemple le plus frappant est celui qu’a cité M. Trousseau.

« Un jour, un monsieur entre dans mon cabinet et me remet un papier ; je lui demande s’il est muet, et, par un geste très expressif, il me fait savoir que non. Il avait été frappé d’un coup de sang huit jours auparavant ; il avait perdu depuis lors la parole, mais il n’avait perdu que cela. Il écrivait, donnait ses ordres, entretenait une active correspondance comme par le passé ; il n’était donc aphasique que par la parole, mais il ne l’était ni par l’écriture ni par les gestes51. »

M. Bouillaud cite également ce fait d’une jeune fille qui, malgré son état d’aphasie, avait conservé toute son intelligence et répondait si bien par oui et non, et par ses gestes, aux questions qu’on lui faisait, qu’un jeune interne, qui avait eu à l’examiner pour un concours et à en faire le sujet de sa leçon, ne s’était pas même aperçu qu’elle était aphasique52.

Dans l’état d’aphasie, la faculté d’articulation n’est pas absolument perdue, le malade est encore capable d’articuler un certain nombre de mots, mais toujours les mêmes, et qui tantôt ont un sens, tantôt n’en ont pas. La malade précédente, par exemple, pouvait répondre avec justesse par oui ou par non, mais pas plus. — Parmi les malades mentionnés par M. Trousseau (qui entre autres mérites a celui de citer des faits saillants, et, comme dirait Bacon, prorogatifs), il y en a un qui à toutes les questions répondait : « N’y a pas de danger » ; quelque temps après, il disait encore : « N’y a pas de doute » ; enfin, il fit un nouveau progrès, et disait de temps à autre : « Tout de même. » Il en est resté là53. — Un autre disait : « Coucici », et, quand on l’irritait : « Saccon. »

Tels sont les cas d’aphasie simple, extrêmement rares, comme nous l’avons dit. Dans d’autres cas, le malade perd la faculté d’écrire et de lire avec celle de parler ; et cette impuissance d’écrire ne vient pas de la paralysie54. Quelquefois, le malade peut écrire un mot ou deux, mais toujours le même. Un malade s’appelle Paquet, et il sait écrire son nom ; on lui demande d’écrire le petit nom de sa femme, il écrira « Paquet », le nom du mois « Paquet », etc., comme une mécanique qui, une fois montée, fait toujours le même mouvement.

Un fait bien remarquable cité par M. Trousseau, témoigne que l’on peut conserver la faculté d’écrire et perdre celle de lire. Un négociant de Valenciennes, qui vient voir M. Trousseau, écrit devant lui : « Je suis bien heureux, monsieur, d’être venu vous voir » ; et il ne peut relire la phrase qu’il vient de tracer, ou du moins il ne peut lire que le dernier mot ou la dernière syllabe. M. Trousseau, en citant ce fait extraordinaire, ajoute avec raison : « Aucun psychologue n’aurait osé porter l’analyse jusqu’au point d’isoler la faculté d’écrire de celle de lire. Ce que la psychologie n’eût pas osé faire, la maladie l’a réalisé. » M. Trousseau essaye d’expliquer ce fait en disant que ce malade a conservé la mémoire de l’acte et qu’il a perdu celle du signe ; mais l’acte lui-même est un signe, et ce malade ne l’emploie pas au hasard, il s’en sert parfaitement et correctement pour exprimer sa pensée, ce qui est le caractère essentiel du signe. Je dirais plutôt que ce malade a conservé la faculté expressive, et qu’il a perdu la faculté interprétative. Autre chose est exprimer, autre chose est interpréter. L’enfant nouveau-né, qui exprime sa douleur par des cris, ne comprend pas encore la signification des cris chez un autre enfant. Autre chose est descendre de la chose signifiée au signe, ou remonter du signe à la chose signifiée : deux opérations en sens inverse ne sont pas nécessairement solidaires l’une de l’autre. Nous descendons facilement l’alphabet de A à Z, nous le remontons très difficilement de Z à A. Nous pouvons, jusqu’à un certain point, parler une langue étrangère sans comprendre ce qu’on nous répond. Un enfant qui est fort en thème ne l’est pas nécessairement en version, et réciproquement. On peut donc comprendre jusqu’à un certain point le fait de M. Trousseau, quoiqu’il soit certainement un des plus curieux que l’on puisse voir.

Dans d’autres cas, on voit la faculté d’écrire perdue, ou du moins très altérée, et le malade conserver l’aptitude à composer et à écrire de la musique. Voici le fait signalé par M. Bouillaud : « Matériellement, la main est aussi assurée qu’elle l’était en état de santé55 ; les lettres sont bien tracées, mais les lettres ne forment point de mots, et ne peuvent rendre une pensée quelconque…, et cependant, ayant pris un papier rayé, le malade se mit à composer quelques lignes, que sa femme exécuta sur le piano, toute stupéfaite de l’exactitude de la composition, exempte de toute toute ou erreur musicale. Il se mit ensuite à moduler de sa voix l’air écrit, et accompagna avec correction et harmonie les sons rendus par le piano56. »

Dans la plupart des cas cités, où plusieurs des signes artificiels parole, écriture, dessin57 sont plus ou moins altérés, il semble que la faculté du geste reste intacte. M. Trousseau cite un fait significatif, où celle-là même est malade. « Je le priai (dit M. Trousseau à propos du malade nommé Paquet, que nous avons cité plus haut) de faire le geste d’un homme qui joue de la clarinette : il fit celui d’un homme qui bat du tambour. Je lui montrai alors comment on joue de la clarinette ; et il imita mon geste après d’assez maladroites tentatives. Je l’invitai aussitôt après à battre du tambour, et il fit, après avoir hésité un instant, le geste d’un homme qui joue de la clarinette. La mécanique gesticulatoire était montée comme tout à l’heure la mécanique verbale. »

On doit aussi remarquer les degrés divers et les singulières modifications que peut présenter le fait général de l’aphasie. Ainsi, il paraît bien que souvent le langage mental subsiste, et que c’est la faculté de s’exprimer, qui seule est atteinte58.

Un célèbre professeur de Montpellier, M. Lordat, a eu une attaque d’aphasie, pendant laquelle, à ce qu’il assure, il pouvait préparer ses leçons et disposer ses arguments, sans pouvoir prononcer un seul mot. Dans ce cas, le langage mental était conservé sans aucun doute ; la manifestation extérieure était seule paralysée. Autrement comment concevoir qu’on puisse préparer une leçon sans mots ?

Même l’aphasie extérieure est plus ou moins circonscrite. L’un continuera à parler des idées qui lui sont le plus familières et de sa science habituelle, et perdra le souvenir des mots les plus ordinaires, comme chapeau, parapluie59. — Un autre perdra la mémoire de toute une classe de mots ; par exemple, des substantifs, un autre des verbes60 ; un autre terminera tous ses mots par la même syllabe : il dira bontif pour bonjour, ventif pour vendredi.

On peut rapprocher des cas précédents ce que l’on appelle la substitution de mots, un malade ne trouvant pour s’exprimer que des mois absolument opposés à la pensée qu’il veut rendre : « Une dame disait les choses les plus inconvenantes, les injures les plus grossières, en faisant le geste gracieux d’une personne qui invite quelqu’un à s’asseoir ; et c’était en effet ce qu’elle voulait qu’on fit. » Quelquefois il y a un désaccord absolu entre la pensée et le vocabulaire, et, quoiqu’il soit assez impropre d’appeler aphasie ce genre de désordre, puisque ces sortes de malades parlent et parlent beaucoup, le fait n’en est pas moins curieux et assez voisin des précédents. « Il y a dans mon service, dit M. Baillarger, une femme qui ne peut nommer aucun des objets les plus usuels ; elle ne peut même dire son propre nom… Elle a conscience de son état et s’en afflige… Cependant elle prononce une foule de mots incohérents, en les accompagnant de gestes très expressifs qui prouvent que derrière cette incohérence il y a des idées bien déterminées qu’elle veut exprimer61. »

M. Baillarger a également appelé l’attention sur un fait très important dans l’histoire de l’aphasie, c’est que, dans beaucoup de cas, l’impuissance de s’exprimer est beaucoup plutôt une impuissance de la volonté que de la faculté même du langage. Ces mêmes mots, que les malades ne peuvent prononcer, quand ils le veulent, sont prononcés au contraire avec une grande facilité, quand ils se présentent spontanément et en quelque sorte automatiquement. Le docteur Forles Winslow rapporte l’observation d’un officier d’artillerie, qui, à la suite d’une attaque de paralysie, ne pouvait plus parler lorsqu’il essayait de le faire. Toutes ses tentatives n’aboutissaient qu’à un murmure inintelligible ; cependant il pouvait articuler distinctement tous les mots qui lui venaient spontanément… Un malade ne pouvait prononcer volontairement les lettres k, q, u, v, w, x, z, et prononçait très souvent ces mêmes lettres dans les mots où et les s’unissent à d’autres. — Un autre, cité par M. Moreau (de Tours), ne devenait aphasique que lorsqu’il avait la volonté réfléchie et consciencieuse d’articuler. — Sous l’empire d’une passion très-vive, on voit l’aphasique retrouver momentanément la parole. — M. Rufz cite l’observation d’une femme qui recouvra la parole dans un accès de jalousie et la reperdit immédiatement après. On peut aussi, par l’association des signes, réveiller la mémoire des signes oubliés : un aphasique, qui répétait indéfiniment « tout de même », et pas autre chose, pouvait réussir à prononcer quelques mots, à condition qu’on les fit précéder du mot tous. Il pouvait dire : tous les élèves, tous les rideaux, quoique incapable de répéter les mots élèves et rideaux 62.

À ces faits si intéressants rapportés par M. Baillarger, qu’on nous permette d’en ajouter un tout voisin de ceux-là, et qui les confirme. Dans une visite faite il y a quelques années à l’asile de Stéphansfeld, en Alsace, nous eûmes occasion de voir un vieux desservant, âgé de soixante-dix ans, et arrivé à un état très-avancé de démence. Il était incapable de prononcer distinctement deux mots ayant un sens : c’était à peine un bégayement. Si cependant on faisait appel à sa mémoire verbale, il était capable de réciter, soit la fable de La Fontaine, le Coche et la Mouche, soit le célèbre exorde du P. Bridaine, et cela avec la plus parfaite netteté d’articulation et avec le ton le plus juste et le plus approprié, quoique évidemment il fût devenu incapable de comprendre un seul mot de ce qu’il disait. Dans ce cas, la mécanique mnémonique était restée saine sur un point particulier, et il suffisait d’y toucher pour la faire jouer.

Quelque intéressants que soient par eux-mêmes les faits que nous venons de rapporter, il est difficile d’en tirer une théorie générale, et c’est assez arbitrairement qu’on désigne des phénomènes si différents sous le nom général d’aphasie, à moins qu’on ne convienne que c’est là une étiquette purement arbitraire, qui sert à dénommer tous les troubles, de quelque nature qu’ils soient, qui peuvent affecter les rapports du langage et de la pensée. Aussi se voit-on de proche en proche amené sur le terrain de l’aliénation mentale, et il est difficile de séparer rigoureusement le domaine du langage et celui de l’intelligence. Nous inclinons donc à nous ranger à l’opinion de M. Trousseau, qui n’a jamais vu, à ce qu’il nous dit, d’aphasie proprement dite, sans aucun trouble intellectuel. Il rappelle que M. Lordat, après son attaque d’aphasie, avait perdu la mémoire et ne pouvait plus improviser. Dans la plupart des cas cités par M. Trousseau, on voit que l’intelligence était très-atteinte. Quant aux cas contraires cités par M. Bouillaud, ils nous ont paru, pour la plupart, fort peu démonstratifs. Il est bien difficile de juger d’une manière exacte du degré d’intelligence d’une personne qui a perdu le moyen de s’exprimer. On a vu d’ailleurs que les cas d’aphasie simple sont très-peu nombreux, et que la plupart du temps il y a complication. Par ces observations, nous voulons montrer combien il est difficile de circonscrire une faculté du langage rigoureusement séparée de toutes les autres, et pouvant, par conséquent, être localisée dans un siège déterminé.

Quoi qu’il en soit, voici les diverses hypothèses qui ont été faites relativement au siège cérébral du langage articulé.

Gall est le premier qui ait essayé cette localisation. Il avait fait une distinction psychologique importante, mais dont il ne tenait guère compte dans l’application. Il distinguait la mémoire des mots et le sens du langage. La mémoire des mots consiste à apprendre facilement par cœur, et à retenir plus ou moins longtemps ce qu’on a appris ; le sens du langage est le talent de la philologie, l’habileté à apprendre et à comprendre les langues. Gall localisait la première de ces deux facultés dans les lobes antérieurs du cerveau, et dans cette partie cérébrale qui repose sur la moitié postérieure de la voûte de l’orbite. Quant à la seconde, il ne lui fixait aucun siège spécial, et lui-même reconnaissait que sur ce point ses travaux laissaient beaucoup à désirer63.

La doctrine de Gall a été reprise depuis par MM. Bouillaud, Dax et Broca. Mais chacun de ces savants ayant une opinion particulière sur la question, exposons chacune d’elles séparément.

La doctrine de M. Broca, est la plus précise de toutes. Il affirme que le siège de la parole réside dans la troisième circonvolution frontale de l’hémisphère gauche cérébral. Il est impossible d’être plus catégorique : mais une doctrine aussi affirmative court grande chance de n’avoir pas toujours pour elle l’expérience. Nous ferons d’abord observer que M. Broca ne cite que deux faits pour établir cette doctrine64. Encore, dans l’un des deux cas cités65, M. Broca nous dit-il qu’on a trouvé le lobe frontal gauche ramolli dans la plus grande partie de son étendue, et la plupart des circonvolutions frontales entièrement détruites. Comment peut-on alors circonscrire la lésion primitive dans l’une plutôt que dans l’autre ? Dans le second cas, à la vérité, la lésion était bien restreinte au siège indiqué. Mais on connaît l’axiome : Testis unus, testis nullus. Maintenant il faut reconnaître que depuis, un certain nombre de faits sont venus confirmer l’hypothèse de M. Broca. Sur 32 faits recueillis par M. Trousseau, 14 sont confirmatifs, mais il y en a 48 contradictoires : ce sont donc les faits négatifs qui ont la majorité. M. Trousseau insiste en particulier sur une femme, évidemment aphasique, chez laquelle on trouva la circonvolution droite ramollie, et la circonvolution gauche parfaitement intacte. Réciproquement, M. le docteur Vulpian a trouvé une destruction absolue de la troisième circonvolution gauche, coïncidant avec un très-léger degré d’aphasie. Or dans l’hypothèse de M. Broca, la destruction de l’organe devrait entraîner l’abolition de la fonction. On doit donc tenir cette hypothèse pour tout à fait conjecturale.

L’hypothèse de M. Bouillaud, par cela seul qu’elle est plus générale, puisqu’elle ne fixe aucun point précis, et se contente de localiser le langage dans les lobes antérieurs du cerveau, ce qui est assez élastique, cette hypothèse, dis-je, a un plus grand nombre de faits à sa disposition que celle de M. Broca. Cependant, on cite encore beaucoup de faits contradictoires, et notamment celui d’une jeune idiote qui pouvait encore articuler très-nettement quelques mots, quoique les lobes antérieurs du cerveau fussent complètement détruits. Réciproquement, M. Vulpian cite deux cas d’aphasie sans lésion des lobes antérieurs, et il se prononce très-nettement, ainsi que M. Velpeau, contre la doctrine de M. Bouillaud. M. Gratiolet a également cité, à la Société anthropologique, des faits décisifs contre cette hypothèse.

La troisième hypothèse est celle de M. Dax, qui se contente d’affirmer que le langage a son siège dans l’hémisphère gauche du cerveau, sans indiquer la place d’une manière plus précise.

Cette doctrine a un point de commun avec celle de M. Broca : c’est de fixer à gauche le siège du désordre de la parole. Il s’ensuivrait que nous parlons à gauche, ce qui est une assertion très singulière, et surtout contraire à cette loi affirmée par tous les physiologistes, à savoir que les deux hémisphères, comme les deux yeux ou les deux oreilles, ont identiquement les mêmes fonctions et se suppléent mutuellement. Une localisation unilatérale serait donc un fait extrêmement remarquable ; et il y a déjà là une raison naturelle de défiance.

On a essayé de diminuer l’étrangeté de ce phénomène en faisant observer que nous n’opérons pas toutes les actions aussi aisément à droite qu’à gauche. Ainsi, la plupart des mouvements compliqués se font à droite : l’écriture, le dessin, l’escrime, la gravure, etc. Or, les mouvements à droite, comme on le sait, ont leur origine dans le cerveau gauche66. N’est-il pas possible qu’il en soit de même de la parole ? On peut même en donner une raison anatomique. Suivant Gratiolet, le développement des plis frontaux paraît se faire plus vite à gauche qu’à droite, tandis que l’inverse a lieu pour les plis des lobes occipitaux et sphénoïdaux67. Telles sont les raisons données par M. Baillarger pour affaiblir ce qu’il y aurait d’étrange dans la loi de M. Dax. M. Trousseau, de son côté, cite plusieurs exemples de maladies à gauche que l’on ne trouve point à droite, malgré le parallélisme des organes, par exemple, la névralgie intercostale.

Les raisons à priori ne sont donc pas suffisantes pour faire rejeter l’hypothèse de M. Dax, si l’expérience lui est favorable. Or, il faut reconnaître que les présomptions heureuses sont ici beaucoup plus nombreuses que dans les cas précédents. D’après l’analyse de la question faite par M. Baillarger avec une grande précision et une grande impartialité, il se trouve que sur 165 cas d’aphasiques, il y en a 155 où l’aphasie est accompagnée d’hémiplégie à droite (signe, comme l’on sait, d’une lésion cérébrale à gauche). Au contraire, l’hémiplégie gauche n’a donné que dix cas d’aphasiques. On peut donc dire que la doctrine de M. Dax est appuyée jusqu’ici par l’expérience dans la proportion de 15 contre 168. Quant aux faits contraires, M. Baillarger nous dit qu’on pourrait les expliquer en disant que, pour le cerveau comme pour les mains, il y aurait des droitiers et des gauchers. La plupart des hommes parleraient par l’hémisphère gauche, et quelques-uns par l’hémisphère droit.

J’admettrais volontiers cette explication, mais il me semble qu’elle détruit l’hypothèse, car il s’ensuivrait tout simplement que la localisation à gauche serait une localisation d’habitude, puisque le cerveau droit n’est pas absolument impropre chez quelques personnes à exercer cette fonction. Le cerveau, dans cette hypothèse, aurait donc en puissance les mêmes fonctions des deux côtés ; mais certaines circonstances détermineraient la partie gauche à certaines habitudes que n’aurait point le côté droit. Ce résultat, sans doute, s’il était établi, serait suffisamment intéressant par lui-même ; mais il ne prouverait pas une localisation naturelle et essentielle : car, en définitive, les deux mains ont les mêmes fonctions, quoique certaines actions soient plus commodes d’un côté que de l’autre.

En résumé, nous ne nous permettrons pas de rien conclure dans une question si neuve et si controversée. C’est un sujet à l’étude, et l’attention des médecins est éveillée de ce côté. S’il est juste de reconnaître que la théorie des localisations n’a pas dit encore son dernier mot, il est permis d’affirmer qu’elle n’a produit encore aucun résultat démonstratif et scientifiquement concluant. On a pu attribuer des sièges différents au mouvement, à la sensibilité, à l’intelligence, mais l’intelligence elle-même, et les facultés affectives, n’ont pas été réellement décomposées. La question est donc toujours en suspens, ou, pour mieux parler, l’unité du cerveau, comme organe d’intelligence et de sentiment, peut être considérée comme le fait le plus vraisemblable dans l’état actuel de la science.