I
Encore un peu de Voltaire, encore un peu de Rousseau ! Il fut un temps où cette seule annonce aurait mis en émoi le public partagé en une double rangée d’admirateurs enthousiastes. Aujourd’hui ce public est dissous, et nous sommes rassasiés. Il en est de ces mets de l’intelligence comme de ceux du corps : il vient un moment où même les plus excellents, à force de reparaître et de nous être servis sous toutes les formes, lassent le goût ; il n’était pas jusqu’à Beuchot, l’éditeur passionné de Voltaire, qui, sur la fin, lorsqu’on lui apportait des lettres nouvelles de son auteur favori, ne criât grâce et ne répondit : « Assez, j’en ai assez ! » Pourtant les lettres de Voltaire ne ressemblent jamais à celles d’un autre. Ce nouveau volume, composé de toutes sortes de glanures, en est, s’il le fallait une dernière preuve. La partie principale consiste en une série de lettres adressées à la duchesse de Saxe-Gotha, l’une de ces princesses, amies de l’esprit, que Voltaire avait conquises dans son séjour en Allemagne et qui lui étaient restées fidèles après sa brouille avec Frédéric. C’est pour elle et par son ordre qu’il écrivit les Annales de l’Empire, le seul ouvrage peut-être de sa façon qui soit décidément ennuyeux. Il en a bien un peu conscience, et au moment de lâcher les volumes dont il s’est acquitté comme d’une tâche, il écrit à la princesse : « Tout est fini et j’ai environ dix siècles à mettre à vos pieds ; j’aimerais mieux y être moi-même. Je ne vois, dans toutes les sottises qu’on a faites depuis Dagobert, aucune balourdise comparable à celle que j’ai faite de m’éloigner de votre paradis Thuringien… Je joins encore une grande peur à mes regrets, et cette peur est de vous ennuyer. Neuf ou dix siècles en sont bien capables. J’ai fait ce que j’ai pu pour les rendre aussi ridicules qu’ils le sont… » Il n’y a pas réussi cette fois à son ordinaire. Le long abrégé chronologique n’est pas du tout saupoudré d’esprit ni de malice autant qu’il s’en flattait, et les lettres où il en parle si gaiement promettaient beaucoup mieux. Il continua de correspondre avec cette princesse depuis 1753 jusqu’en 1767, presque jusqu’à l’année où elle mourut. C’est une correspondance toute de compliments, de politesse, non d’étroite et entière liaison. Il lui envoie ses ouvrages ; il lui raconte en courant quelques nouvelles ; il se met sans cesse à ses pieds : les quinze jours qu’il a passés dans son palais, et où il a été traité avec une bien flatteuse distinction dans la chambre des électeurs, lui sont un thème de reconnaissance éternelle qu’il varie en mille façons. Mais que le tour de ces moindres billets est facile, rapide, agréable, d’une galanterie naturelle, d’une familiarité qui se joue aisément sous le respect ! Que ce poète est de bonne compagnie ! Et quand la princesse veut lui envoyer un millier de louis pour prix de ses travaux historiques, quelle manière délicate et fine de repousser les bienfaits sous cette forme déjà surannée, sous cette forme qui n’est déjà plus française à cette date ! Écoutez-le : sans morgue, sans emphase, et tout en badinant, il va insinuer l’égalité de l’esprit en face des puissances ; il va, sans dire les grands mots, avertir qu’il y a là aussi un ministère de la pensée à respecter, et, comme nous dirions, un sacerdoce : « Mais, madame, faut-il que la fille d’Ernest-le-Pieux veuille par ses générosités me faire tomber dans le péché de la simonie ? Madame, il n’est pas permis de vendre les choses saintes… » Il fait comprendre que les distinctions si particulières dont il a été l’objet et qui, dans le plus gracieux des accueils, se sont adressées en lui à l’homme, à la personne, ont été et sont sa plus digne récompense, et qu’elles n’en permettent plus d’autre. Jean-Jacques, en pareil cas, se serait redressé et aurait répondu : « Madame, on ne paye pas l’esprit, on l’honore. » Voltaire a dit la même chose, mais que c’est différemment !
Les autres lettres adressées à divers correspondants, et qui sont le restant du panier, le surplus de la collection précédemment donnée par MM. de Cayrol et Alphonse François, nous montreraient Voltaire sous ses vingt autres aspects dès longtemps connus, mais avec une vivacité toujours nouvelle : il y a, de par le monde, des redites plus fastidieuses que celles-là. Tantôt, avec Thieriot, son correspondant littéraire à Paris, il est en veine et comme en verve de corrections sans fin pour ses vers passés et présents, pour Œdipe, pour La Henriade, pour ses discours en vers ; il fait la guerre aux mots répétés, il est docile comme on ne l’est pas ; il ne se donne, dans l’épître morale, que pour le successeur modeste de Boileau : « L’objet de ces six discours en vers, dit-il, est peut-être plus grand que celui des satires et des épîtres de Boileau. Je suis bien loin de croire les personnes qui prétendent que mes vers sont d’un ton supérieur au sien ; je me contenterai d’aller immédiatement après lui. » Tantôt il est en fureur et en rage contre les éternels ennemis qu’on lui connaît, contre l’abbé Desfontaines ; il intrigue en tout sens, il remue ciel et terre pour le faire condamner, par-devant le lieutenant de police M. Hérault :
Mais agissez, écrit-il à l’abbé Moussinot, ameutez les Procope, les Audry, rue de Seine, et même l’indolent Pitaval, rue d’Anjou, les abbé de La Tour-Céran, les Castera-Duperron ; qu’ils voient M. Déon, M. Hérault ; qu’ils signent une nouvelle requête. Ne négligeons rien, poussons le scélérat par tous les bouts…. ; Quelle personne pourrait servir auprès du curé de Nicolas-des-Champs qui est l’ami de M. Hérault ? je lui ai écrit…
À d’autres endroits du volume, et avec d’autres correspondants c’est le Voltaire de la fin, le patriarche de Ferney, qui, toujours mourant, passe et repasse devant nous sur quelques-uns des dadas (très beaux dadas en effet, et le plus souvent très nobles) de ses dernières années. Ce qui plaît toujours quand on rouvre Voltaire et ce qui fait qu’on s’intéresse, c’est (avec cette jolie manière de dire) qu’il met de l’action à tout ; les moindres choses, ou celles même qui chez d’autres feraient l’effet de la raison et de la sagesse, prennent avec lui un air d’entrain et de diablerie. Démon du goût et de l’irritabilité littéraire ; démon de l’inspiration poétique, et même de la correction ; démon de la justice et de la tolérance contre les persécuteurs ; démon de la civilisation, du luxe et de l’industrie (quand, par exemple, il veut vendre et placer partout ses montres du pays de Gex), il a en lui la légion démoniaque au complet ; il fait tout enfin par démon, par accès et verve. Il y avait le Démon de Socrate, il y a les démons de Voltaire. Tous à la fois on les retrouve, ou du moins on retrouve quelque chose de chacun dans ce volume. Composé comme il l’est de pièces et de morceaux, et de billets appartenant aux dates les plus éloignées, il nous offre des échantillons et des memento de toutes les sortes de Voltaire.
Avec Rousseau il reste beaucoup plus à faire, et le dernier mot de ses confidences déjà si longues n’a pas été dit, les dernières pages de ses œuvres n’ont pas été données. En voici quelques-unes que l’arrière-petit-fils du pasteur Moultou, l’un de ses plus fidèles amis, a rassemblées ; et ce n’est pas tout encore. J’ai un regret ; c’est que depuis des années (et il y a trente ans que cela devrait être fait) le fonds de papiers et de manuscrits que possède la Bibliothèque de Neuchâtel, joint aux autres fonds particuliers, tels que celui de la famille Moultou qui se produit aujourd’hui, n’ait pas été l’objet d’un dépouillement régulier et méthodique, de manière à fournir une couple de tomes, complément indispensable de toutes les éditions de Jean-Jacques. M. Ravenel, qui s’était occupé, le premier et avant tout autre, de la copie et de la collation exacte des papiers de Neuchâtel, s’est borné à préparer un travail qui n’attendait qu’un éditeur, et que cet éditeur (le goût pour Jean-Jacques s’étant refroidi) n’est jamais venu lui arracher ; car M. Ravenel, ce patient et ingénieux érudit, a besoin d’être un peu forcé, et, plus qu’aucun érudit peut-être, il trouve moyen d’unir au zèle de chercher et d’amasser la crainte de produire. Depuis lors, des parties de ce trésor de Neuchâtel ont été publiées et disséminées çà et là. L’aimable et savant bibliothécaire de Neuchâtel même, M. Félix Bovet, placé à la source, avait, lui aussi, préparé un travail ; il en a donné au public quelques extraits, et en a surtout communiqué les précieux éléments à tous les curieux qui le visitaient. Les revues suisses n’ont cessé depuis des années d’insérer, de temps en temps, des fragments inédits de Rousseau ; cet inédit fuyait, en quelque sorte, de toutes parts et ne se rassemblait pas. M. le pasteur Gaberél, il est vrai, a conçu l’idée, si naturelle en effet, de rechercher tout ce que la Suisse et la Savoie possédaient de documents encore inconnus sur Jean-Jacques. Un article de M. Gaberel, inséré en 1858, dans la Bibliothèque universelle de Genève, une communication faite par lui vers le même temps à l’Académie des sciences morales et politiques, et dont M. Prevost-Paradol a entretenu avec intérêt les lecteurs du Journal des débats (13 août 1858), annonçaient que le patient investigateur était dès lors arrivé à des résultats neufs qui ajoutaient à la connaissance intime de la vie et de l’âme du grand écrivain. Mais les œuvres mêmes de Jean-Jacques, la totalité des pièces qui restent en manuscrit et qui sont dignes de l’impression, c’est ce recueil que j’espère toujours, et en voici quelque chose que nous devons à M. Streckeisen-Moultou. Remercions-le et profitons du cadeau, même incomplet, en attendant mieux.
Qu’y voyons-nous d’abord ? un projet de Constitution pour la Corse, et des lettres relatives à cette consultation politique. Je passe. La Corse a fait, depuis, assez parler d’elle, — cette petite île, par ce qu’elle a enfanté, a, depuis, assez étonné le monde —, pour nous rendre bien indifférents sur cette question de savoir si elle faisait bien ou mal de s’adresser alors à Jean-Jacques comme à un Solon moderne ou à un Lycurgue. La nature, dans ses secrets, a de ces jets imprévus qui déjouent singulièrement les combinaisons des prétendus sages. La philosophie en demeure tout d’abord atterrée ; elle en a le nez cassé au beau milieu de son raisonnement, comme Sganarelle. Mais vient la philosophie de l’histoire qui arrange et raccommode tout cela après coup… e sempre benel !
Suivent quatre lettres (que l’on connaissait déjà) sur la vertu et le bonheur adressées par Jean-Jacques à Sophie, c’est-à-dire à Mme d’Houdetot ; il fait de la philosophie avec celle qu’il aime, et dont la vertu, dit-il, l’a ramené à la raison ; il s’en console et même il s’en félicite avec elle : « Si nous avions été, moi plus aimable ou vous plus faible, le souvenir de nos plaisirs ne pourrait jamais être, ainsi que celui de votre innocence, si doux à mon cœur… Non, Sophie, il n’y a pas un de mes jours où vos discours ne viennent encore émouvoir mon cœur et m’arracher des larmes délicieuses. Tous mes sentiments pour vous s’embellissent de celui qui les a surmontés. » Ces quatre lettres pourraient, à peu de chose près, se trouver aussi bien dans la dernière partie de La Nouvelle Héloïse. Rousseau, interrogé par son amie, commence par rechercher de quelle vertu et de quel bonheur il peut être question pour l’homme social ou civil. Ici, il n’y a plus trace avec lui de ses prédilections pour l’homme sauvage ou de la nature ; il rend hommage à la société et lui sait gré, même au milieu de ses abus, de tout ce que nous ; lui devons de bienfaits. Il considère cette société antérieure et postérieure à l’individu ; il la voit subsistante, nécessaire, harmonieuse, agissant en mille façons et par toutes sortes d’influences inappréciables, plus mère encore que marâtre, ne retirant à l’homme primitif du côté des forces physiques que pour rendre davantage par le moral à l’homme actuel, et imposant dès lors à quiconque naît dans son sein des devoirs, des obligations qui ne sont point proprement de particulier à particulier, mais qui prennent un caractère commun et général :
Car les individus, dit-il, à qui je dois la vie, et ceux qui m’ont fourni le nécessaire, et ceux qui ont cultivé mon âme, et ceux qui m’ont communiqué leurs talents, peuvent n’être plus ; mais les lois qui protégèrent mon enfance ne meurent point ; les bonnes mœurs dont j’ai reçu l’heureuse habitude, les secours que j’ai trouvés prêts au besoin, la liberté civile dont j’ai joui, tous les biens que j’ai acquis, tous les plaisirs que j’ai goûtés, je les dois à cette police universelle qui dirige les soins publics à l’avantage de tous les hommes, qui prévoyait mes besoins avant ma naissance, et qui fera respecter mes cendres après ma mort. Ainsi mes bienfaiteurs peuvent mourir ; mais, tant qu’il y a des hommes, je suis forcé de rendre à l’humanité les bienfaits que j’ai reçus d’ellex.
N’est-ce pas là du Jean-Jacques raisonnable et excellent ? et l’homme qu’il se propose en exemple n’est-il pas l’homme réel et véritable, et non celui d’un système ou d’un rêve ?
Mais quel moyen d’être heureux ? la question n’en subsiste pas moins, et chacun cherche diversement la réponse. Dans la seconde lettre, Rousseau se plaît à étaler nos incertitudes et nos faiblesses, même au cœur de la civilisation la plus avancée. Son siècle y prêtait, et il ne manque pas de le prendre à témoin pour toutes les contradictions qu’il rassemble :
Regardez cet univers, mon aimable amie, jetez les yeux sur ce théâtre d’erreurs et de misères qui nous fait, en le contemplant, déplorer le triste destin de l’homme ! Nous vivons dans le climat et dans le siècle de la philosophie et de la raison ; les lumières de toutes les sciences semblent▶ se réunir à la fois pour éclairer nos yeux et nous guider dans cet obscur labyrinthe de la vie humaine ; les plus beaux génies de tous les âges réunissent leurs leçons pour nous instruire ; d’immenses bibliothèques sont ouvertes au public ; des multitudes de collèges et d’universités nous offrent dès l’enfance l’expérience et la méditation de quatre mille ans ; l’immortalité, la gloire, la richesse et souvent les honneurs sont le prix des plus dignes dans l’art d’instruire et d’éclairer les hommes : tout concourt à perfectionner notre entendement et à prodiguer à chacun de nous tout ce qui peut former et cultiver la raison : en sommes-nous devenus meilleurs ou plus sages ? en savons-nous mieux quelle est la route et quel sera le terme de notre courte carrière ? nous en accordons-nous mieux sur les premiers devoirs et les vrais biens de la vie humaine ? Qu’avons-nous acquis à tout ce vain savoir, sinon des querelles, des haines, de l’incertitude et des doutes ? Chaque secte est la seule (à l’entendre) qui ait trouvé la vérité ; chaque livre contient exclusivement les préceptes de la sagesse ; chaque auteur est le seul qui nous enseigne ce qui est bien. L’un nous prouve qu’il n’y a point de corps, un autre qu’il n’y a point d’âmes, un autre que l’âme n’a nul rapport au corps, un autre que l’homme est une bête, un autre que Dieu est un miroir. Il n’y a point de maxime si absurde que quelque auteur de réputation n’ait avancée, ni d’axiome si évident qui n’ait été combattu par quelqu’un d’eux.
Où veut-il en venir, cependant, en étalant ainsi nos variations et nos faiblesses ? est-ce donc un sceptique qui parle ? est-ce un disciple de Montaigne, et a-t-il pour objet de ravaler l’homme, après nous l’avoir montré d’abord dans son plus beau cadre ? La troisième lettre insiste et poursuit dans la même voie : « Nous ne savons rien, ma chère Sophie, nous ne voyons rien ; nous sommes une troupe d’aveugles jetés à l’aventure dans ce vaste univers. » Nos sens nous trompent. Le toucher, qui ◀semble nous être donné pour corriger notre vue, nous trompe lui-même en mainte occasion. Capables de raisonner très loin et très haut, par malheur nous manquons de base : « Ce n’est pas tant le raisonnement qui nous manque que la prise du raisonnement. » L’instinct de certains animaux est à faire envie à la raison de l’homme. Toute cette troisième lettre ne serait guère qu’un résumé sérieux et lumineux des objections de Montaigne, si de doute en doute, de conjecture en conjecture, elle ne se terminait tout d’un coup par la supposition toute spiritualiste d’une infinité d’intelligences de mille ordres différents, répandues à tous les étages de l’univers, espèces d’anges que Cicéron et le plus sage des Scipions ne désavoueraient pas, « éternels admirateurs du jeu de la nature et spectateurs invisibles des actions des hommes. » Non, Rousseau a beau user de la méthode des sceptiques, il n’est pas sceptique lui-même, et la méthode se rompt brusquement entre ses mains, au moment où il la poussait à bout : il en jaillit au contraire l’illumination la plus imprévue, et faite à souhait pour ravir un idéaliste.
La quatrième lettre nous remet pleinement dans la voie : « C’est assez déprimer l’homme, s’écrie-t-il : enorgueilli des dons qu’il n’a pas, il lui en reste assez pour nourrir une fierté plus digne et plus légitime. Si la raison l’écrase et l’avilit, le sentiment intérieur le relève et l’honore… Quoiqu’il en soit, nous sentons au moins en nous-même une voix qui nous défend de nous mépriser ; la raison rampe, mais l’âme est élevée. » Sans discuter ici cette distinction si absolue entre la raison et l’âme, distinction qu’il ne maintiendra pas toujours à ce degré, il est clair que Rousseau, au lendemain de ses peines et de ses sacrifices dans la tendre passion qu’il ressentait, ne veut chercher de bonheur ou de consolation que dans la paix du cœur et dans la voix de sa conscience. En décrivant cet état moral à la fois ému et apaisé, ce sentiment de délicieuse convalescence, et en osant ainsi proposer son âme pour exemple en réponse aux questions de son amie, il ne fait, dit-il, que lui rendre le fruit de ses soins et lui montrer son propre ouvrage.
Je ne serre pas de trop près, je ne veux pas démêler ce qu’il peut y avoir de vague et d’indécis sous ces phrases si nettes et si fermes de ton ; j’applique à Rousseau le précepte qu’il nous a donné pour le bien lire : « Mes écrits ne peuvent plaire qu’à ceux qui les lisent avec le même cœur qui les a dictés » ; et je dis que Rousseau, dans ces pages où il invoque si vivement le sentiment moral tel que tout honnête homme le trouve en lui-même dans une société civilisée, est moral lui-même et religieux. D’autres pages, qui vont suivre, nous le montreront tel encore.
Et ceci me rappelle un contraste ; car, pour être juste envers Rousseau, il ne faut jamais le séparer de son siècle ni de ceux qu’il est venu contredire et en face desquels il a osé relever son noble drapeau. Mme d’Houdetot, cette Sophie avec laquelle il aimait à renouer des entretiens d’un ordre si élevé, avait une belle-fille du même nom. La vicomtesse d’Houdetot, femme aimable, spirituelle, morte de très bonne heure, laissa quelques vers que ses amis se plurent à recueillir après elle et à faire imprimer en un tout petit volume (Poésies de la vicomtesse d’Houdetot, 1782). Or, on y lit en tête une notice qu’on sait être de la plume du cardinal Loménie de Brienne. Le prélat, le croirait-on ? y loue cette jeune dame de son incrédulité : « Jamais on n’a vu, dit-il, dans une si jeune personne autant de philosophie ; et cette philosophie influait également sur ses opinions et sur sa conduite. Elle n’admettait que ce qui lui paraissait évidemment prouvé, aimait à disputer, parce qu’elle avait presque toujours une opinion à elle, et ne cédait qu’à la conviction ou enfin à la convenance. » Et lorsqu’il en vient à raconter la dernière maladie de cette jeune femme : « Elle craignait la mort parce qu’elle devait la séparer de tout ce qui lui était cher. Ma vie peut être remplie de peines, disait-elle, mais il est affreux de n’être rien ; je crois la souffrance préférable au néant… » Le cardinal n’ajoute rien qui corrige cette opinion du néant après la mort, ni qui avertisse qu’il ne la partageait pas ; c’est qu’il la partageait en effet. Et cela ressemblerait à une mauvaise plaisanterie que de poser seulement la question : Lequel était le plus religieux de Rousseau ou de lui ?
Pauvre Rousseau ! de tous les points de vue auxquels on peut se placer pour le regarder, il en est un qui me paraît le plus juste et qui est aussi le plus simple : voyons-le à son moment dans le siècle ; voyons-le en lui-même et dans ses écrits, dans ses pensées confidentielles, dans tout ce qui lui échappe de contradictoire et de sincère. Si nous nous mettons, pour le juger, à vouloir absolument le considérer à travers les conséquences plus ou moins accumulées de ses doctrines et les innombrables disputes qu’elles ont engendrées, nous ne le retrouverons jamais tel qu’il fut. Sa figure, comme celle de tous les puissants mortels qui ont excité enthousiasme et colère, ainsi aperçue de loin à travers un nuage de lumière et de poussière, se transformerait à nos yeux : nous le ferions trop grand, trop beau ou trop laid, trop génie ou trop monstre. Perçons la légende dont l’histoire elle-même n’est pas exempte ; replaçons-nous de l’autre côté du nuage ; voyons-le de près, comme quelqu’un qui l’aurait rencontré à Motiers ou qui l’aurait visité rue Plâtrière ; c’est encore le moyen de nous faire de lui la plus juste idée.