(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin »

Dominique par M. Eugène Fromentin23

Un Été dans le Sahara. — Une Année dans le Sahel 24.

M. Fromentin a un privilège que je n’ai encore vu personne posséder à un degré égal : il a deux muses ; il est peintre en deux langues ; il n’est pas amateur dans l’une ou dans l’autre, il est artiste consciencieux, sévère et fin dans toutes deux. Son éducation première ne l’avait destiné ni à être peintre, ni à être précisément écrivain : c’est une double vocation qui l’a entraîné, à des heures différentes et bientôt alternatives. Après d’excellentes études littéraires, sa famille le dirigeait vers la magistrature ; il était avocat, et presque déjà docteur en droit, si je ne me trompe, quand le génie de la couleur l’a séduit. Il a étudié le paysage, — sous un maître à peine ; on n’étudie pas le paysage sous un maître, — mais d’après nature. Il visita l’Algérie une première fois en 1847-1848, puis une seconde et une troisième fois ; il vit et revit le Sahara, le désert. Tous ces voyages furent féconds ; il devint le peintre algérien, le paysagiste qu’on sait et que tous admirent pour sa vérité de ton, sa fermeté, sa finesse, pour cette verve même qui s’est déclarée dans ses derniers tableaux. Il y devint aussi l’écrivain pittoresque, le paysagiste littéraire, parfait et accompli du premier coup, dont les pages, publiées d’abord dans la Revue de Paris 25, puis dans la Revue des Deux Mondes 26, ont charmé tous les lecteurs.

Doublement peintre et par des procédés différents, il ne confond point ses deux manières. Il semble que cet esprit distingué, armé des deux mains et adroit à volonté, qui peut choisir dans ses moyens d’expression, se soit dédoublé à dessein de bonne heure, et qu’il se soit dit : « Je ne puis tout exprimer avec mon pinceau, je ne puis tout rendre avec ma plume ; atteignons d’un côté ce qui nécessairement nous échappe en partie de l’autre ; complétons-nous, sans nous répéter. Prenons notre revanche alternativement au profit des deux arts, sans les mélanger, sans les forcer et en observant une limite que d’autres plus hardis, plus aventureux, plus singulièrement doués, ne craignent pas de franchir, mais qu’il me paraît bon, à moi, de maintenir et de respecter. » — Distinguant donc entre les idées visuelles ou plastiques et les idées littéraires, il rend les premières sur ses toiles, réservant les secondes pour ses pages écrites, attentif à se servir en chaque chose de l’art le plus approprié. Il dessine et colore avec son pinceau ; il voudrait colorer aussi dans sa prose, mais avec des mots abstraits si l’on peut dire, et en demandant des nuances, quand il le faut, non plus à la sensation seule, mais à la sensibilité elle-même : de l’école directe en cela de Bernardin de Saint-Pierre, de laquelle nous avons vu récemment un autre aimable et heureux exemple dans Maurice de Guérin.

I.

Un Été dans le Sahara, le plus complet et le mieux venu des deux ouvrages algériens de M. Fromentin, agréable et attachant à lire d’un bout à l’autre, mérite qu’on le reprenne avec réflexion : il nous offre, dans la suite des peintures variées qui s’y succèdent, une belle image du talent et aussi une application de la théorie de l’auteur ; il nous livre le résultat excellent de sa manière, en même temps qu’il nous dévoile sa pensée particulière sur l’art.

Après avoir vu une première fois le désert et y avoir pénétré par un autre point plus à l’est en 1848, M. Fromentin, voyageur de nouveau en 1853, veut le revoir avec moins de surprise et en jouir avec plus de recueillement. Il est ressaisi du désir de vivre dans « le pays céleste du bleu », comme il l’appelle. Il se propose de l’observer et de le décrire en détail, sous plus d’un aspect ; il veut demander à une nature neuve et grandiose des leçons qui ressortent moins vives des spectacles plus habituels auxquels sont faits nos yeux émoussés. Son but est complexe ; c’est à nous, lecteurs et raisonneurs, qu’il laisse le soin de le dégager ; il se contente de le résumer de la manière la plus générale, lorsqu’il dit à celui de ses amis auquel il adresse le Journal de ses impressions : « Admets seulement que j’aime passionnément le bleu, et qu’il y a deux choses que je brûle de revoir : le ciel sans nuages, au-dessus du désert sans ombre. »

Parti de Médéah dans la direction du sud, il va traverser le pâté de montagnes qui le sépare du désert, et il ne nous laisse rien perdre, chemin faisant, de la physionomie du paysage. Il n’y a d’abord rien de bien oriental dans cette contrée montueuse, où l’élévation compense en partie la latitude. Les premières étapes rappellent assez les vues de France. Du côté du sud, c’est-à-dire du côté où l’on va et que masquent les hauteurs, il n’y a pas de vue ; si l’on se retourne du côté de la Méditerranée, devenue ici la mer du Nord et qui a disparu à l’horizon, si l’on regarde aussi vers le couchant, on domine « une assez grande étendue de collines et de petites vallées, clairsemées de bouquets de bois, de prairies naturelles et de quelques champs cultivés :

« Les collines se couvraient d’ombres, les bois étaient couleur de bronze, les champs avaient la pâleur exquise des blés nouveaux ; le contour des bois s’indiquait par un filet d’ombres bleues. On eût dit un tapis de velours de trois couleurs et d’épaisseur inégale ; rasé court à l’endroit des champs, plus laineux à l’endroit des bois. Dans tout cela, rien de farouche et qui fasse penser au voisinage des lions. »

La première veillée de bivouac (à El-Gouëa, autrement dit la Clairière), est bien rendue, et rappelle, pour le ton, le Journal de Chateaubriand voyageant dans les forêts américaines. Quelques citations nous familiariseront vite avec la manière du peintre ; outre qu’elles sont agréables, elles sont nécessaires pour motiver notre jugement et pour associer le lecteur aux conclusions que nous allons tirer au fur et à mesure :

« Onze heures. — J’achève, en regardant la nuit, cette première veillée de bivouac. L’air n’est plus humide, mais la terre est toute molle, la toile des tentes est trempée de rosée ; la lune, qui va se lever, commence à blanchir l’horizon au-dessus des bois. Notre bivouac repose dans une obscurité profonde. Le feu allumé au milieu des tentes, et près duquel les Arabes ont jusqu’à présent chuchoté, se racontant je ne sais quoi, mais assurément pas les histoires d’Antar, quoi qu’en disent les voyageurs revenus d’Orient, — le feu abandonné s’est éteint et ne répand plus qu’une vague odeur de résine qui parfume encore tout le camp ; nos chevaux ont de temps en temps des frissons amoureux, et poussent, vers une femelle invisible qui les enflamme, des hennissements aigus comme un éclat de trompette ; tandis qu’une chouette, perchée je ne sais où, exhale à temps égaux, au milieu du plus grand silence, cette petite note unique, plaintive, qui fait clou ! et semble une respiration sonore plutôt qu’un chant. »

Ce n’est pas seulement vu et peint, c’est écouté, c’est modulé. Il se sert de tous ses sens, Il n’a pas trop d’eux tous pour rendre son impression totale et harmonieuse.

Dans cette suite de montagnes et de vallées qu’on traverse et qui ont leur grandeur, il rencontre dans la vallée du Chéliff un pays, un lieu extraordinairement aride et qui réalise bien l’idée d’une Afrique entièrement africaine (non pas Boghar plus connu, plus en vue, mais Boghari), qu’on découvre à main gauche en entrant dans la vallée, — un village perché sur un rocher, au fond d’un amphithéâtre désolé, mais flamboyant de lumière :

« C’est bizarre, frappant ; je ne connaissais rien de pareil, et jusqu’à présent je n’avais rien imaginé d’aussi complètement fauve, — disons le mot qui me coûte à dire, — d’aussi jaune. Je serais désolé qu’on s’emparât du mot, car on a déjà trop abusé de la chose ; le mot d’ailleurs est brutal ; il dénature un ton de toute finesse et qui n’est qu’une apparence. Exprimer l’action du soleil sur cette terre ardente en disant que cette terre est jaune, c’est enlaidir et gâter tout. Autant vaut donc ne pas parler de couleur et déclarer que c’est très beau ; libre à ceux qui n’ont pas vu Boghari d’en fixer le ton d’après la préférence de leur esprit. »

Je remarque à la fois chez le peintre écrivain et sa répugnance à employer un ton cru, et son autre répugnance à créer ou à introduire un nom technique pour un ton nouveau : l’indice du procédé et du scrupule de M. Fromentin nous est donné. En tout, il sera ainsi : l’expression fine et légère, pas trop marquée, caractéristique pourtant, est celle qu’il préférera. Il usera avec un art infini de toutes les ressources connues du vocabulaire ou de la palette, sans innover décidément et sans faire rage ; il vise à ses plus grands effets, en combinant merveilleusement des procédés moyens.

Il nous donne, dès la seconde étape, la description d’un bal arabe qui se forme peu à peu aux feux du bivouac ; cette peinture de nuit qui commence par ces mots : « Ce n’était pas du Delacroix, toute couleur avait disparu pour ne laisser voir qu’un dessin tantôt estompé d’ombres confuses, tantôt rayé de larges traits de lumière… », est du Fromentin déjà excellent. Le sens moral et tendre de la danse exécutée par la danseuse arabe est interprété avec grâce, avec chasteté et mesure.

On arrive à la limite des terres cultivées ou cultivables appelées le Tell : ce n’est pas le désert encore, on est à la lisière du désert. On quitte les mulets de montagne pour les chameaux ; la caravane décidément se forme et s’organise ; les cavaliers montent à cheval au nombre de trente environ et prennent la tête du convoi.

La vallée du Chéliff, ou plutôt la plaine inégale et caillouteuse ravinée par le Chéliff, s’offre à nous avec son caractère d’aridité surprenante ; le peintre ici se montre tout à nu et nous rend le terrain dans sa crudité géologique, comme le ferait un Saussure qui saurait colorer aussi bien que dessiner :

« Imagine (il s’adresse toujours à son ami) un pays tout de terre et de pierres vives, battu par des vents arides et brûlé jusqu’aux entrailles ; une terre marneuse, polie comme de la terre à poterie, presque luisante à l’œil, tant elle est nue ; et qui semble, tant elle est sèche, avoir subi l’action du feu ; sans la moindre trace de culture, sans une herbe, sans un chardon ; — des collines horizontales qu’on dirait aplaties avec la main ou découpées par une fantaisie étrange en dentelures aiguës, formant crochet, comme des cornes tranchantes ou des fers de faux ; au centre, d’étroites vallées, aussi propres, aussi nues qu’une aire à battre le grain ; quelquefois, un morne bizarre, encore plus désolé, si c’est possible, avec un bloc informe posé sans adhérence au sommet, comme un aérolithe tombé là sur un amas de silex en fusion ; — et tout cela, d’un bout à l’autre ; aussi loin que la vue peut s’étendre, ni rouge, ni tout à fait jaune, ni bistré, mais exactement couleur de peau de lion. »

Après de telles pages, on n’a plus rien à demander au peintre pour le technique de son art : il s’est traduit en prose avec un ton égal à son objet. Mais l’homme, mais l’être sensible, on lui demande mieux, et nous le retrouvons dès le surlendemain, lorsque après une journée de marche dans la première plaine du sud, après une nuit passée au plus triste bivouac, au bord d’un marais vaseux et fétide, il décrit de la sorte l’impression qu’il reçoit de ce pays sans caractère et sans nom, qui n’est ni la vraie plaine, ni le vrai désert, et où il n’y a de vie que ce qu’il en faut pour mieux faire sentir la mort et l’abandon :

« Était-ce fatigue ? Était-ce un effet du lieu ? Je ne sais, mais cette journée-là fut longue, sérieuse, et nous la passâmes presque tous à dormir sous la tente. Ce premier aspect d’un pays désert m’avait plongé dans un singulier abattement. Ce n’était pas l’impression d’un beau pays frappé de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile ; ce n’était plus le squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre, mais bien construit : c’était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le vide et comme un oubli du bon Dieu ; des lignes fuyantes, des ondulations indécises ; derrière, au-delà, partout, la même couverture d’un vert pâle étendue sur la terre ; çà et là des taches plus grises, ou plus vertes, ou plus jaunes ; d’un côté, les Seba’Rous (les sept Pitons) à peine éclairées par un pâle soleil couchant ; de l’autre, les hautes montagnes du Tell encore plus effacées dans les brumes incolores ; et là-dessus, un ciel balayé, brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d’où le soleil se retirait sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence profond, un vent doux qui venait du Nord-Ouest et nous amenait lentement un orage, formait de légers murmures autour des joncs du marais. Je passai une heure entière couché près de la source à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle, à écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n’augmenta ni la solitude, ni l’abandon, ni l’inexprimable désolation de ce lieu. »

Je note en passant ce « ciel balayé, brouillé, soucieux », cette transposition et comme ce reflet de l’âme au ciel et aux objets environnants. C’est le signe de l’école même à laquelle se rattache M. Fromentin ; c’est sa marque de séparation d’avec une autre école uniquement pittoresque. Malgré les points communs et de ressemblance, on ne saurait se le dissimuler en effet, il y a divorce sur un point grave, et je l’exposerai sans prétendre m’ériger en juge. C’est ainsi encore qu’en plein désert, durant une nuit caniculaire, il dira : « L’heure était si belle, la nuit si tranquille, un si calmant éclat descendait des étoiles, il y avait tant de bien-être à se sentir vivre et penser dans un tel accord de sensations et de rêves, que je ne me rappelle pas avoir été plus satisfait de ma vie… » Un si calmant éclat, voilà encore un effet moral qui devient une nuance pittoresque, et la beauté du son, sa largeur, s’y joint pour compléter l’impression. Les grands poètes de l’Antiquité ont fait ainsi. Lucrèce avait dit de même en parlant des astres, mais dans une intention de terreur plutôt que de douceur et de paix : Et noctis signa severa… Severa silentia noctis…, le dur éclat des étoiles, l’austère silence de la nuit. On sait le per amica silentia lunæ de Virgile. Il y a de ces épithètes moitié morales, moitié naturelles, essentiellement poétiques, qui font entrer dans le secret des choses et en éveillent le sentiment intime en nous. Sénancour, le grand paysagiste triste, est plein de ces mots trouvés qui peignent avec profondeur la physionomie des lieux. Il ne faut pas abuser, sans doute, de cette fusion du moral dans le naturel ; il faudrait encore moins se l’interdire et s’en tenir systématiquement à la couleur toute pure. Il est une certaine voie moyenne à tenir. M. Fromentin le sait bien ; tout en usant des acquisitions pittoresques modernes et du droit de détail qui est le nôtre, il se rattache néanmoins par des traits essentiels et par l’esprit à la grande école des Anciens, Lucrèce, Virgile, et à celle, je le répète, de Bernardin de Saint-Pierre, discrètement entendue.

Le paysagiste pur reparaît dans mainte page, — dans la halte si bien décrite autour du pistachier, cet arbre à tête ronde et aux larges rameaux en parasol, qui abrite un moment à midi la caravane rassemblée :

« L’arbre reçoit sur sa tête ronde les rayons blancs de midi ; par-dessous, tout paraît noir ; des éclairs de bleu traversent en tous sens le réseau des branches ; la plaine ardente flamboie autour du groupe obscur ; et l’on voit le désert grisâtre se dégrader sous le ventre roux des dromadaires. »

Quand il nous décrit, au contraire, la végétation monotone de l’alfa, espèce de petit jonc, plante utile qui sert de nourriture aux chevaux, mais la plus ennuyeuse aux yeux qui se puisse voir, et qui, régnant sur des étendues infinies, ressemble à « une immense moisson qui ne veut pas mûrir, et qui se flétrit sans se dorer », on retrouve l’homme dont le sentiment souffre et dont l’âme s’ennuie. Puis tout à coup, sur un terrain plus rude et franchement stérile, sur un sol pierreux où croissent le romarin et l’absinthe et où s’agite et rampe tout un peuple de lézards, de scorpions et de vipères, il entend les alouettes, et des alouettes de France, et des rouges-gorges aussi, ces « autres chanteurs d’automne, qui leur répondent du haut des amandiers sans feuilles ». Il se demande pourquoi ces oiseaux du pays natal et de la même espèce que les nôtres, perdus dans le Sahara, et pour qui ils chantent là, dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie des reptiles. « Qui sait ? sans eux il n’y aurait plus d’oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se lèvent. — Allah ! Dieu est grand ! »

II.

Une petite dissertation ici s’intercale. L’auteur s’est échappé à comparer une tribu nomade en marche à la migration des tribus d’Israël. Tout à coup il se repent et craint qu’on ne voie dans sa comparaison une adhésion indirecte au système qui consisterait à rendre en peinture aux personnages de la Bible le costume des Arabes modernes. C’était, on le sait, l’idée d’Horace Vernet : M. Fromentin se déclare contre, par la raison, dit-il, « que les hommes de génie ont toujours raison, et que les gens de talent ont souvent tort » :

« Costumer la Bible, ajoute-t-il, c’est la détruire ; comme habiller un demi-dieu, c’est en faire un homme. La placer en un lieu reconnaissable, c’est la faire mentir à son esprit ; c’est traduire en histoire un livre anté-historique. Comme, à toute force, il faut vêtir l’idée, les maîtres ont compris que dépouiller la forme et la simplifier, c’est-à-dire supprimer toute couleur locale, c’était se tenir aussi près que possible de la vérité… »

S’il m’est permis d’avoir un avis en telle matière, je ne trouve pas que les raisons de M. Fromentin soient souverainement décisives. Raphaël et Poussin ont donné aux personnages hébreux des costumes romains : ont-ils bien fait ? Ils ont fait selon le goût de leur temps, et leurs chefs-d’œuvre ont consacré l’anachronisme. Peut-on aujourd’hui le réparer ? Non, sans doute ; mais si l’on ne peut restituer la vérité et la couleur locale, parce qu’on n’est pas en présence du pur costume hébreu et qu’on peut toujours révoquer en doute la parfaite similitude du costume arabe moderne avec celui des patriarches, est-ce une raison pour trouver que Raphaël et Poussin aient fait pour le mieux, et que moins ils ont été fidèles en cela à la réalité, plus ils ont agi selon l’art ? Je ne le crois pas. Je suis loin de les blâmer d’avoir pris un parti de convention, mais je ne vais pas non plus jusqu’à les en admirer davantage ; je ne leur fais pas, d’une inadvertance ou d’une imperfection, un titre ni un mérite. Et M. Fromentin lui même, quoiqu’il affirme « qu’avec le burnouss saharien ou le mach’la de Syrie on ne représentera jamais que des Bédouins », et non d’antiques Hébreux, ne peut s’empêcher quand il voit les Arabes sous un beau jour et quelque noble tribu en marche, quelque noble chef donnant audience ou exerçant dignement l’hospitalité, d’être frappé avant toute réflexion et de faire un rapprochement instantané, involontaire, avec cette antique civilisation patriarcale ; sa sensation de peintre vient, bon gré, mal gré, à la traverse de sa doctrine classique par trop respectueuse.

Ce n’est pas à nous, d’ailleurs, qu’il conviendrait de lui reprocher son admiration pour les maîtres, ce culte de la tradition qu’il sait entremêler au culte direct de la nature. L’originalité comme le charme du talent littéraire de M. Fromentin est dans cette alliance intime et cette combinaison même : le peintre, l’homme de goût, l’homme de sentiment alternent ou plutôt s’unissent et ne font qu’un le plus souvent dans ses pages. Au moment d’entrer dans le vrai désert, dans le Sahara brûlant, mais n’y ayant pas encore atteint, il se prend à contempler ce pays qui, à cause de son élévation, garde quelque chose encore de la végétation du Nord et offre l’aspect d’une steppe, où des champs d’alfa se dessinent vaguement :

« Cette tache lointaine d’alfa s’aperçoit à peine, nous dit-il, dans l’ensemble de ce paysage que je ne sais comment peindre, mais dont il faudrait faire un tableau clair, somnolent, flétri. Chose admirable et accablante ! la nature détaille et résume tout à la fois. Nous, nous ne pouvons tout au plus que résumer ; heureux quand nous le savons faire ! Les petits esprits préfèrent le détail. Les maîtres seuls sont d’intelligence avec la nature ; ils l’ont tant observée qu’à leur tour ils la font comprendre. Ils ont appris d’elle ce secret de simplicité, qui est la clef de tant de mystères. Elle leur a fait voir que le but est d’exprimer, et que, pour y arriver, les moyens les plus simples sont les meilleurs. Elle leur a dit que l’idée est légère et demande à être peu vêtue… Devais-je donc venir si loin du Louvre chercher cette importante exhortation de voir les choses par le côté simple, pour en obtenir la forme vraie et grande ? »

Voilà la théorie qui se dessine bien nettement. Même en regardant la nature, M. Fromentin ne s’y absorbe pas ; il pense aux maîtres, à l’art, à ce qui a été fait, à ce qui peut se faire encore ; même en voyant du nouveau et en faisant du neuf, il ne croit pas qu’il convienne de rompre en visière avec le passé ; il n’est nullement d’avis qu’il convienne de changer absolument de méthode selon les lieux et les temps ; qu’il faille désormais tout détailler, tout montrer. Il choisit dans ses impressions. La réalité, — toute la réalité, telle qu’il la voit, n’est pas son fait. Il y a de laids côtés qu’il dérobe, qu’il se contente d’indiquer en passant ; il n’y insiste pas, il glisse. Il est d’autres parties qu’il respecte et qu’il ne laissera voir que de loin, en vertu d’un autre principe supérieur au goût même. Par exemple, à Aïn-Mahdy, la ville sainte, il s’abstiendra d’entrer dans la mosquée. Il s’arrête au seuil, dans la ruelle qui y conduit ; il lui suffit d’y voir entrer la foule des dévots et dévotes. Pourquoi ? La curiosité d’un voyageur, le pinceau d’un peintre, ont-ils donc de ces scrupules ? Oui, nous dit-il, et il en donne les raisons :

« Peut-être m’eut-il été possible d’entrer dans la mosquée : mais je ne l’essayai point. Pénétrer plus avant qu’il n’est permis dans la vie arabe, me semble d’une curiosité mal entendue. Il faut regarder ce peuple à la distance où il lui convient de se montrer : les hommes de près, les femmes de loin ; la chambre à coucher, la mosquée, jamais. Décrire un appartement de femmes ou peindre les cérémonies du culte arabe, est, à mon avis, plus grave qu’une fraude : c’est commettre, sous le rapport de l’art, une erreur de point de vue. »

C’est ingénieux, c’est délicat ; j’oserais dire que c’est digne d’un Vauvenargues ou d’un Racine. Et pourtant un beau tableau d’intérieur, la vue prolongée d’une mosquée ou d’un harem ferait pardonner bien des indiscrétions. Mais M. Fromentin a de ces pudeurs d’éducation et de nature. Il ne va pas jusqu’au bout, il ne pousse pas toutes choses l’épée dans les reins. Il a la mesure. Nous retrouverons de cette disposition dans son roman.

Il y a, dans son Sahara, un admirable passage qui résume sous forme visible et poétique toute sa doctrine. Il aime, dit-il, en arrivant dans une ville arabe, à choisir, pour bien voir, le point de vue le plus élevé, le pied d’une tour, ce qu’on appellerait en Grèce l’acropole ; et là, montant dès le matin, il passe en contemplation et en rêverie des heures entières. Ainsi il a fait à El-Aghouat, ainsi à Aïn-Mahdy : et du haut de cette station dominante, promenant partout le regard, pensant aussi aux luttes sanglantes dont ces villes ignorées furent le théâtre, à ces sièges qu’elles soutinrent, et aux scènes humaines émouvantes qui durent se passer autour de ces murailles, il dira :

« De ma terrasse, en m’accoudant sur un mur crénelé qui fait partie du rempart, j’embrasse une grande moitié de l’oasis et toute la plaine, depuis le sud où le ciel enflammé vibre sous la réverbération lointaine du désert, jusqu’au Nord-Ouest où la plaine aride, brûlée, couleur de cendre chaude, se relève insensiblement vers les montages. Ces vues de haut me plaisent toujours, et toujours j’ai rêvé de grandes figures dans une action simple, exposées sur le ciel et dominant un vaste pays. Hélène et Priam, au sommet de la tour, nommaient les chefs de l’armée grecque ; Antigone, amenée par son gouverneur sur la terrasse du palais d’Œdipe et cherchant à reconnaître son frère au milieu du camp des Sept Chefs, voilà des tableaux qui me passionnent et qui me semblent contenir toutes les solennités possibles de la nature et du drame humain. « Quel est ce guerrier au panache blanc qui marche en tête de l’armée ?… — Princesse, c’est un chef. — Mais où est donc ce frère chéri ? — Il est debout à côté d’Adraste, près du tombeau des sept filles de Niobé. Le vois-tu ? — Je le vois, mais pas trop distinctement27. »

« Je pense en ce moment qu’il y eut des scènes pareilles, avec les mêmes sentiments peut-être, sur cette terrasse où je t’écris. Je regarde la place vide où était le camp, et je vois le bloc carré et blanc de l’Aïn, pareil au tombeau de Zéthus. »

Je n’étonnerai donc plus personne en disant que M. Fromentin, malgré ses pages si neuves de description et si ardentes, malgré ses avidités et ses audaces d’incursion dans le désert, n’est qu’un classique, raffiné peut-être, mais vif et sincère, un classique rajeuni.

III.

Nous avons laissé le voyageur à la lisière du désert : il le cherchait encore, il l’appelait dans son âpre nudité ; il voulait le pays du bleu, le pays de l’éternel azur, le royaume du soleil ; il le voulait affronter dans sa saison la plus violente ; il l’aura. A cette dernière limite si triste et si indécise, qui représente comme des limbes intermédiaires, aux formes languissantes, il éprouve cependant encore une sensation exquise, d’une nature particulière, et qu’il excelle à exprimer : c’est celle du silence. Le peintre, avec son pinceau, peut rendre bien des choses, en dehors même de la couleur pure ; il peut donner idée du mouvement, du bruit, du fracas ; mais le silence, comment l’exprimer ? M. Fromentin se dédommage en le traduisant dans son autre langue. Il commence par bien poser son cadre : il est à l’une de ses dernières haltes, sur le plateau nu du D’jelfa ; la journée s’achève, il est environ cinq heures du soir ; sa tente est tournée au midi, à ce midi encore voilé vers lequel il aspire ; il est seul, ses compagnons absents ou endormis ; il savoure un vent tiède qui souffle faiblement du Sud-Est ; pour toute vue, il a une moitié de l’horizon, bornée d’un côté par un grand bordj ou maison solitaire, et de l’autre par un groupe de chameaux bruns, qui se dessine sur une ligne de terrains pâles ; tout est repos, tranquillité, paix profonde :

« S’il arrive qu’un ramier passe au-dessus de ma tête, dit-il, je vois son ombre glisser sur le terrain, tant ce terrain est uni ! et j’entends le bruit des ses ailes, tant le silence qui se fait autour de moi est grand ! Le silence est un des charmes les plus subtils de ce pays solitaire et vide. Il communique à l’âme un équilibre que tu ne connais pas, toi qui as toujours vécu dans le tumulte ; loin de l’accabler, il la dispose aux pensées légères ; on croit qu’il représente l’absence du bruit, comme l’obscurité résulte de l’absence de la lumière : c’est une erreur. Si je puis comparer les sensations de l’oreille à celles de la vue, le silence répandu sur les grands espaces est plutôt une sorte de transparence aérienne, qui rend les perceptions plus claires, nous ouvre le monde ignoré des infiniment petits bruits, et nous révèle une étendue d’inexprimables jouissances. Je me pénètre ainsi, par tous mes sens satisfaits, du bonheur de vivre en nomade… »

Il a, en toute occasion, de ces définitions du silence, lequel sous un seul mot (comme celui de l’ombre) sous-entend et comprend tant de nuances à tous les degrés imaginables, depuis la douceur et l’atténuation fugitive des sons jusqu’à l’absence totale des bruits28.

Il a de même, pour la lumière, les définitions les plus diverses et qui font en cela sa plume égale pour le moins à son pinceau. Ainsi, pour cette lumière vague qui revêt ce paysage pâli à travers lequel il s’achemine pour arriver au splendide éclat, il nous la montre d’une incroyable vivacité sans doute, mais, comme dans l’Élysée de Virgile, diffuse et sans rayonnement direct, ne causant ni éblouissement ni fatigue :

« Elle vous baigne également, comme une seconde atmosphère, de flots impalpables. Elle enveloppe et n’aveugle pas. D’ailleurs, l’éclat du ciel s’adoucit par des bleus si tendres, la couleur de ces vastes plateaux, couverts d’un petit foin déjà flétri, est si molle, l’ombre elle-même de tout ce qui fait ombre se noie de tant de reflets, que la vue n’éprouve aucune violence, et qu’il faut presque la réflexion pour comprendre à quel point cette lumière est intense…

Elle se retire insensiblement devant la nuit qui s’approche, sans avoir été précédée d’aucune ombre. Jusqu’à la dernière minute du jour, le Sahara demeure en pleine lumière. La nuit vient ici comme un évanouissement. »

Mais enfin il atteint le but, il est à El-Aghouat, la ville du désert. Elle s’est démasquée tout à coup à ses yeux au sortir d’une vallée, — un monticule blanc sur un ciel d’argent mat que ferme une barre violette, et dans l’intervalle une étendue sablonneuse, frappée de lumière.

C’est là, à El-Aghouat, dans cette ville conquise de la veille et tout récemment française, qu’il va passer plusieurs semaines à peindre, à regarder, à s’imbiber de lumière et de soleil ; c’est de là qu’il fera une pointe de quelques jours jusqu’à Aïn-Mahdy à l’Ouest, une ville sainte, célèbre par le siège qu’elle soutint contre Abdel-Kader et par une lutte fratricide qui n’est pas à l’honneur de ce dernier.

M. Fromentin nous a montré dans un tableau exposé en 1859 une Rue à El-Aghouat : il est curieux de comparer cette rue peinte29 avec cette même rue décrite, « étroite, raboteuse, glissante, pavée de blanc et flamboyante à midi ». Il s’agit dans ces journées ardentes d’y trouver un peu d’ombre ; cette ombre, nulle à midi même, ne commence à se dessiner faiblement que vers une heure :

« Assis, on n’en a pas encore sur les pieds ; debout, le soleil vous effleure encore la tête ; il faut se coller contre la muraille et se faire étroit. La réverbération du sol et des murs est épouvantable ; les chiens poussent de petits cris quand il leur arrive de passer sur ce pavé métallique ; toutes les boutiques exposées au soleil sont fermées : l’extrémité de la rue, vers le couchant, ondoie dans des flammes blanches. On sent vibrer dans l’air de faibles bruits qu’on prendrait pour la respiration de la terre haletante. Peu à peu, cependant, on voit sortir des porches entrebâillés de grandes figures pâles, mornes, vêtues de blanc, avec l’air plutôt exténué que pensif ; elles arrivent les yeux clignotants, la tête basse, et se faisant, de l’ombre de leur voile, un abri pour tout le corps, sous ce soleil perpendiculaire. L’une après l’autre, elles se rangent au mur, assises ou couchées quand elles en trouvent la place. Ce sont les maris, les frères, les jeunes gens, qui viennent achever leur journée. Ils l’ont commencée du côté gauche du pavé, ils la continuent du côté droit ; c’est la seule différence qu’il y ait dans leurs habitudes entre le matin et le soir. »

Voilà le commentaire du tableau : sur la toile, le dessin exact, le caractère et le ton fixe ; ici, les variations du plus au moins et la succession notée des divers moments. C’est plaisir de pouvoir se compléter ainsi.

Mais le sommet, en quelque sorte, du livre, le point culminant, c’est la station du peintre sur la hauteur, au pied de la tour de l’Est : l’aspect grandiose du pays, dans sa sévérité majestueuse et toute-puissante, y est exprimé en des traits qui se transmettent et qu’on n’oublie plus ; le génie du climat y apparaît, s’y révèle tout entier et s’y fait comprendre. On conçoit que les Sahariens adorent leur pays ; que comme le Norvégien est attaché à son sol natal, à ses lacs plaintifs et à ses grandes forêts de sapins, les habitants d’une ville perdue dans une maigre oasis aux confins du désert soient fixés au sol et se sentent pris d’un grave et poignant amour pour « ce tableau ardent et inanimé, composé de soleil, d’étendue et de solitude ». Voici quelques-unes des pages qui font centre dans le récit de M. Fromentin, et qui nous apparaissent elles-mêmes tout inondées de lumière et de splendeur :

« C’est sur les hauteurs, le plus souvent au pied de la tour de l’Est, en face de cet énorme horizon libre de toutes parts, sans obstacles pour la vue, dominant tout, de l’Est à l’Ouest, du Sud au Nord, montagnes, villes, oasis et désert, que je passe mes meilleures heures, celles qui seront un jour pour moi les plus regrettables. J’y suis le matin, j’y suis à midi, j’y retourne le soir ; j’y suis seul et n’y vois personne, hormis de rares visiteurs qui s’approchent, attirés par le signal blanc de mon ombrelle, et sans doute étonnés du goût que j’ai pour ces lieux élevés… A l’heure où j’arrive, un peu après le lever du soleil, j’y trouve une sentinelle indigène encore endormie et couchée contre le pied de la tour. Peu après, on vient la relever, car ce poste n’est gardé que la nuit. A cette heure-là, le pays tout entier est rose, d’un rose vif, avec des fonds fleur de pêcher ; la ville est criblée de points d’ombre, et quelques petits marabouts blancs, répandus sur la lisière des palmiers, brillent assez gaiement dans cette morne campagne qui semble, pendant un court moment de fraîcheur, sourire au soleil levant. Il y a dans l’air de vagues bruits, et je ne sais quoi de presque chantant qui fait comprendre que tous les pays du monde ont le réveil joyeux. »

C’est à ce moment que tous les jours, à la même heure, presque à la même minute, passent des oiseaux en bandes, par petits bataillons, des gangas, jolies perdrix au bec et aux pieds rouges, au plumage bariolé, qui, venus du désert, vont boire aux sources ; une heure après environ, ils repassent dans le même ordre et du Nord au Sud. On peut dire alors que la matinée est finie ; « la seule heure à peu près riante de la journée s’est passée entre l’aller et le retour des gangas ». Le paysage change d’aspect et, de rose qu’il était, devient fauve ; la ville elle-même devient plus grise à mesure que le soleil s’élève ; des exhalaisons chaudes semblent monter des sables. La retraite sonne, comme ailleurs à l’entrée de la nuit ; c’est midi qui commence :

« A cette heure-là, je n’ai plus à craindre aucune visite ; car personne autre que moi n’aurait l’idée de s’aventurer là-haut. Le soleil monte, abrégeant l’ombre de la tour, et finit par être directement sur ma tête. Je n’ai plus que l’abri étroit de mon parasol, et je m’y rassemble ; mes pieds posent dans le sable ou sur des grès étincelants ; mon carton se tord à côté de moi sous le soleil ; ma boîte à couleurs craque, comme du bois qui brûle. On n’entend plus rien. Il y a là quatre heures d’un calme et d’une stupeur incroyables. La ville dort au-dessous de moi, muette et comme une masse alors toute violette, avec ses terrasses vides, où le soleil éclaire une multitude de claies pleines de petits abricots roses, exposés là pour sécher… De chaque côté de la ville s’étend l’oasis, aussi muette et comme endormie de même sous la pesanteur du jour… »

On l’a remarqué sans être allé si loin, et dès qu’on arrive dans le Midi : les heures auxquelles il faut voir les paysages sont celles du matin et de l’approche du soir ; le plein midi éteint tout et nivelle tout. Qu’est-ce donc quand c’est le soleil caniculaire qui plane littéralement, qui darde d’aplomb et sans la moindre obliquité, qui consterne les hommes et les choses ? La peinture est impuissante à rendre de tels effets ; elle en désespère. Mais M. Fromentin a la ressource de sa seconde peinture et de cette analyse animée, développée, dont il use en maître :

« C’est aussi l’heure, dit-il, où le désert se transforme en une plaine obscure. Le soleil, suspendu à son centre, l’inscrit dans un cercle de lumière dont les rayons égaux le frappent en plein, dans tous les sens et partout à la fois. Ce n’est plus ni de la clarté, ni de l’ombre ; la perspective, indiquée par les couleurs fuyantes, cesse à peu près de mesurer les distances ; tout se couvre d’un ton brun, prolongé sans rayure, sans mélange ; ce sont quinze ou vingt lieues d’un pays uniforme et plat comme un plancher. Il semble que le plus petit objet saillant y devrait apparaître ; pourtant on n’y découvre rien ; même, on ne saurait plus dire où il y a du sable, de la terre ou des parties pierreuses ; et l’immobilité de cette mer solide devient alors plus frappante que jamais. On se demande, en la voyant commencer à ses pieds, puis s’étendre, s’enfoncer vers le Sud, vers l’Est, vers l’Ouest, sans route tracée, sans inflexion, quel peut être ce pays silencieux, revêtu d’un ton douteux qui semble la couleur du vide ; d’où personne ne vient, où personne ne s’en va, et qui se termine par une raie si droite et si nette sur le ciel ; — l’ignorât-on, on sent qu’il ne finit pas là et que ce n’est, pour ainsi dire, que l’entrée de la haute mer… — J’ai devant moi le commencement de cette énigme. C’est ici que je voudrais voir le Sphinx égyptien. »

Enfin ce long et lent midi s’écoule ; peu à peu les couleurs, les demi-rougeurs reparaissent avec les ombres ; les oiseaux se remettent à chanter ; le bruit de la vie renaît insensiblement ; l’éclat recommence avec l’inclinaison de la lumière : il est une heure de ce déclin où « le désert ressemble à une plaque d’or ».

L’espèce d’ivresse que le contemplateur emporte avec lui après de telles journées de douze heures et plus d’immersion solaire, cette sorte de clarté intérieure qui le poursuit jusque dans le sommeil, et jusqu’à l’aveugler, complète le tableau. Il doit être content. — Qu’allez-vous faire ? lui demandait-on, quand on le voyait partir pour le désert. — Je veux voir l’été, répondait-il. — Il l’a voulu voir, il l’a vu, il l’a bu par tous les pores. Il emporte dans le cœur un foyer que rien ne pourra éteindre. Il en a, pour sa vie durant, de sa provision de soleil.

M. Fromentin ne se borne pas, dans ses Voyages, à l’expression directe du pays ; il s’inquiète de l’historique, du passé, des mœurs et du naturel des habitants, du caractère différent et individuel de ceux qu’à première vue on est porté à confondre. Même dans ce pays de désolante ardeur où il n’y a plus lieu de dire avec Bernardin de Saint-Pierre « qu’un paysage est le fond du tableau de la vie humaine », même au sein de cette accablante nature, avec lui, l’homme ne fait jamais défaut ; la pensée et la vie du témoin, sa sympathie, ne sont jamais absentes.

 

Nous avons à parler du roman de M. Fromentin, et à en parler comme il convient, à loisir et tout à notre aise.

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