(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Notes et éclaircissements. [Œuvres complètes, tome XIII] »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Notes et éclaircissements. [Œuvres complètes, tome XIII] »

Notes et éclaircissements. [Œuvres complètes, tome XIII]

Note A, page 9. [IIIe partie, liv. II, chap. 6]

On se refuse presque à croire que quelques-unes de ces notes soient de Voltaire, tant elles sont au-dessous de lui. Mais on ne peut s’empêcher d’être révolté à chaque instant de la mauvaise foi des éditeurs, et des louanges qu’ils se donnent entre eux. Qui croirait, à moins de l’avoir vu imprimé, que dans une notule, faite sur une note, on appelle le commentateur, le Secrétaire de Marc-Aurèle, et Pascal, le Secrétaire de Port-Royal ? Dans cent autres endroits on force les idées de Pascal, pour le faire passer pour athée. Par exemple, lorsqu’il dit que la raison de l’homme seule ne peut arriver à une démonstration parfaite de l’existence de Dieu, on triomphe, on s’écrie qu’il est beau de voir Voltaire prendre le parti de Dieu contre Pascal. En vérité, c’est bien se jouer du sens commun, et compter sur la bonhomie du lecteur.

N’est-il pas évident que Pascal raisonne en chrétien qui veut presser l’argument de la nécessité d’une révélation ? Il y a d’ailleurs quelque chose de pis que tout cela dans cette édition commentée. Il ne nous est pas démontré que les Pensées nouvelles qu’on y a ajoutées, ne soient pas au moins dénaturées, pour ne rien dire de plus. Ce qui autorise à le croire, c’est qu’on s’est permis de retrancher plusieurs des anciennes, et qu’on a souvent divisé les autres, sous prétexte que le premier ordre était arbitraire, de manière à ce qu’elles ne donnent plus le même sens. On conçoit combien il est aisé d’altérer un passage en rompant la chaîne des idées, et en séparant deux membres de phrase, pour en faire deux sens complets. Il y a une adresse, une ruse, une intention cachée dans cette édition, qui l’auraient rendue dangereuse, si les notes n’avaient heureusement détruit tout le fruit qu’on s’en était promis.

Note B, page 14. [IIIe partie, liv. II, chap. 6]

Outre les projets de réforme et d’amélioration qui sont venus à la connaissance du public, on prétend que l’on a trouvé depuis la révolution, dans les anciens papiers du ministère, une foule de projets proposés dans le conseil de Louis XIV, entre autres celui de reculer les frontières de la France jusqu’au Rhin, et de s’emparer de l’Égypte. Quant aux monuments et aux travaux pour l’embellissement de Paris, ils paraissent avoir tous été discutés. On voulait achever le Louvre, faire venir des eaux, découvrir les quais de la Cité, etc. etc.

Des raisons d’économie ou quelque autre motif arrêtèrent apparemment les entreprises. Ce siècle avait tant fait, qu’il fallait bien qu’il laissât quelque chose à faire à l’avenir.

Note C, page 37. [IIIe partie, liv. III, chap. 4]

Je répondrai par un seul fait à toutes les objections qu’on peut me faire contre l’ancienne censure. N’est-ce pas en France que tous les ouvrages contre la religion ont été composés, vendus et publiés, et souvent même imprimés ? et les grands eux-mêmes n’étaient-ils pas les premiers à les faire valoir et à les protéger ? Dans ce cas, la censure n’était donc qu’une mesure dérisoire, puisqu’elle n’a jamais pu empêcher un livre de paraître, ni un auteur d’écrire librement sa pensée sur toute espèce de sujets : après tout, le plus grand mal qui pouvait arriver à un écrivain, était d’aller passer quelques mois à la Bastille, d’où il sortait bientôt avec les honneurs d’une persécution, qui quelquefois était son seul titre à célébrité.

Note D page 50. [IIIe partie, liv. III, chap. 8]

L’auteur du Génie de l’homme, M. de Chênedollé, a reproduit en très beaux vers quelques traits de ce chapitre, dans un des plus brillants morceaux de ses Études poétiques, intitulé Bossuet :

      Ainsi quand, défenseur d’Athène,
      Au plus redoutable des rois,
Jadis l’impétueux et libre Démosthène
Lançoit, brûlant d’éclairs, les foudres de sa voix ;
      Ou quand, par l’art de la vengeance,
      Armé d’une double puissance,
Il réclamoit le prix de la couronne d’or,
Et pressant son rival du poids de son génie,
      Sous son éloquence infinie,
      L’accabloit, plus terrible encor.

      Bouillant de verve et de pensée,
      Et fort de ses expressions,
L’orateur, sur la foule, autour de lui pressée,
Promenoit à son gré toutes les passions.
      À la Grèce entière assemblée,
      Muette, et ravie et troublée,
De sa foudre il faisoit sentir les traits vainqueurs ;
Et de l’art agrandi redoublant les miracles,
      Tonnoit, renversoit les obstacles,
      Et triomphoit de tous les cœurs.

      Tel, et plus éloquent encore,
      Bossuet parut parmi nous,
Quand, s’annonçant au nom du grand Dieu qu’il adore,
De sa parole aux rois il fit sentir les coups.
      Dès qu’à la tribune sacrée,
      De ses vieux défauts épurée,
Il monte étincelant de génie et d’ardeur ;
Des grands talents soudain la palme ceint sa tête,
      Et l’art dont il fait sa conquête
      Luit d’une plus vive splendeur.

      Toujours sublime et magnifique,
      Soit que, plein de nobles douleurs,
Il nous montre un abîme où fut un trône antique,
Et d’une grande reine étale les malheurs ;
      Soit lorsque, entr’ouvrant le ciel même,
      Il peint le monarque suprême
Courbant tous les états sous d’immuables lois ;
Et de sa main terrible ébranlant les couronnes,
      Secouant et brisant les trônes,
      Et donnant des leçons aux rois !

      Mais de quelle mélancolie
      Il frappe et saisit tous les cœurs,
Lorsqu’attristant notre âme, et sombre, et recueillie,
Au cercueil d’Henriette il invoque nos pleurs !
      Et comme il peint cette princesse,
      Riche de grâce et de jeunesse,
Tout à coup arrêtée au sein du plus beau sort,
Et des sommets riants d’une gloire croissante,
      Et d’une santé florissante,
      Tombant dans les bras de la mort !

      Voyez, à ce coup de tonnerre 225,
      Comme il méprise nos grandeurs,
De ce qu’on crut pompeux sur notre triste terre
Comme il voit en pitié les trompeuses splendeurs !
      Du plus haut des cieux élancée
      Sa vaste et sublime pensée
Redescend et s’assied sur les bords d’un cercueil :
Et là, dans la muette et commune poussière,
      D’une voix redoutable et fière,
      Des rois il terrasse l’orgueil.

      Castillan si fier de tes armes !
      Quoi ! tu fuis aux champs de Rocroi ?
Ton intrépide cœur, étranger aux alarmes,
Vient donc aussi d’apprendre à connoître l’effroi !
      Quel précoce amant de la gloire,
      Dans ses yeux portant la victoire,
Rompt tes vieux bataillons jusqu’alors si vaillants ?
Et de tant de soldats, en ce combat funeste,
      Laisse à peine échapper un reste
      Qu’il promet aux plaines de Lens226 ?

      C’est Condé qui, dans la carrière,
      Entre pour la première fois ;
C’est lui dont Bossuet peint la fougue guerrière,
Couronnée à vingt ans par les plus hauts exploits.
      Oh ! comme l’orateur s’enflamme !
      Du jeune Enghien à la grande âme
Comme il suit tous les pas, de carnage fumants !
Ce n’est plus un tableau, c’est la bataille même,
      Bossuet ! dont ton art suprême
      Reproduit tous les mouvements.

      Comme une aigle aux ailes immenses
      Agile habitante des cieux,
Franchit, en un instant, les plus vastes distances,
Parcourt tout de son vol et voit tout de ses yeux,
      Tel, à son gré changeant de place,
      Bossuet à notre œil retrace
Sparte, Athènes, Memphis aux destins éclatants ;
Tel il passe, escorté de leurs grandes images,
      Avec la majesté des âges
      Et la rapidité du temps227.

      Oui ; s’il parut jamais sublime
      C’est lorsqu’armé de son flambeau.
Interprète inspiré des siècles qu’il ranime,
Des états écroulés il sonde le tombeau.
      C’est lorsqu’en sa douleur profonde,
      Pour fermer le convoi du monde,
Il scelle le cercueil de l’empire romain,
Et qu’il élève alors ses accents prophétiques
      À travers les débris antiques
      Et la poudre du genre humain !

Note E, page 67. [IIIe partie, liv. IV, chap. 2]

On jugera de l’éloquence de saint Chrysostome par ces deux morceaux traduits ou extraits par Rollin, dans son Traité des études, tom. ii, ch. ii, pag. 493.

Extrait du discours de saint Chrysostome, sur la disgrâce d’Eutrope.

Eutrope était un favori tout-puissant auprès de l’empereur Arcade, et qui gouvernait absolument l’esprit de son maître. Ce prince, aussi faible à soutenir ses ministres, qu’imprudent à les élever, se vit obligé malgré lui d’abandonner son favori. En un moment Eutrope tomba du comble de la grandeur dans l’extrémité de la misère. Il ne trouva de ressource que dans la pieuse générosité de saint Jean Chrysostome, qu’il avait souvent maltraité, et dans l’asile sacré des autels, qu’il s’était efforcé d’abolir par diverses lois, et où il se réfugia dans son malheur. Le lendemain, jour destiné à la célébration des saints mystères, le peuple accourut en foule à l’église pour y voir dans Eutrope une image éclatante de la faiblesse des hommes, et du néant des grandeurs humaines. Le saint évêque parla sur ce sujet d’une manière si vive et si touchante, qu’il changea la haine et l’aversion qu’on avait pour Eutrope en compassion, et fit fondre en larmes tout son auditoire. Il faut se souvenir que le caractère de saint Chrysostome était de parler aux grands et aux puissants, même dans le temps de leur plus grande prospérité, avec une force et une liberté vraiment épiscopales.

« Si l’on a dû jamais s’écrier : Vanité des vanités, et tout n’est que vanité, certainement c’est dans la conjoncture présente. Où est maintenant cet éclat des plus hautes dignités ? Où sont ces marques d’honneur et de distinction ? Qu’est devenu cet appareil des festins et des jours de réjouissances ? Où se sont terminées ces acclamations si fréquentes et ces flatteries si outrées de tout un peuple assemblé dans le Cirque pour assister au spectacle ? Un seul coup de vent a dépouillé cet arbre superbe de toutes ses feuilles, et après l’avoir ébranlé jusque dans ses racines, l’a arraché en un moment de la terre. Où sont ces faux amis, ces vils adulateurs, ces parasites si empressés à faire leur cour, et à témoigner par leurs actions et leurs paroles un servile dévouement ? Tout cela a disparu et s’est évanoui comme un songe, comme une fleur, comme une ombre. Nous ne pouvons donc trop répéter cette sentence du Saint-Esprit : Vanité des vanités, et tout n’est que vanité. Elle devrait être écrite en caractères éclatants dans toutes les places publiques, aux portes des maisons, dans toutes nos chambres : mais elle devrait encore bien plus être gravée dans nos cœurs, et faire le continuel sujet de nos entretiens.

» N’avais-je pas raison, dit saint Chrysostome en s’adressant à Eutrope, de vous représenter l’inconstance et la fragilité de vos richesses ? Vous connaissez maintenant, par votre expérience, que comme des esclaves fugitifs elles vous ont abandonné, et qu’elles sont même, en quelque sorte, devenues perfides et homicides à votre égard, puisqu’elles sont la principale cause de votre désastre. Je vous répétais souvent que vous deviez faire plus de cas de mes reproches, quelque amers qu’ils vous parussent, que de ces fades louanges dont vos flatteurs ne cessaient de vous accabler, parce que les blessures que fait celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait. Avais-je tort de vous parler ainsi ? Que sont devenus tous ces courtisans ? Ils se sont retirés : ils ont renoncé à votre amitié : ils ne songent qu’à leur sûreté, à leurs intérêts, aux dépens même des vôtres. Il n’en est pas ainsi de nous. Nous avons souffert vos emportements dans votre élévation ; et, dans votre chute, nous vous soutenons de tout notre pouvoir. L’Église, à qui vous avez fait la guerre, ouvre son sein pour vous recevoir : et les théâtres, objet éternel de vos complaisances, qui nous ont si souvent attiré votre indignation, vous ont abandonné et trahi.

» Je ne parle pas ainsi pour insulter au malheur de celui qui est tombé, ni pour rouvrir et aigrir des plaies encore toutes sanglantes, mais pour soutenir ceux qui sont debout, et leur faire éviter de pareils maux. Et le moyen de les éviter, c’est de se bien convaincre de la fragilité et de la vanité des grandeurs humaines. De les appeler une fleur, une herbe, une fumée, un songe, ce n’est pas encore en dire assez, puisqu’elles sont au-dessous même du néant. Nous en avons une preuve bien sensible devant les yeux. Qui jamais est parvenu à une plus haute élévation ? N’avait-il pas des biens immenses ? Lui manquait-il quelque dignité ? N’était-il pas craint et redouté de tout l’Empire ? Et maintenant, plus abandonné et plus tremblant que les derniers des malheureux, que les plus vils esclaves, que les prisonniers enfermés dans de noirs cachots, n’ayant devant les yeux que les épées préparées contre lui, que les tourments et les bourreaux, privé de la lumière du jour au milieu du jour même, il attend à chaque moment la mort, et ne la perd point de vue.

» Vous fûtes témoins, hier, quand on vint du palais pour le tirer d’ici par force, comment il courut aux vases sacrés, tremblant de tout le corps, le visage pâle et défait, faisant à peine entendre une faible voix entrecoupée de sanglots, et plus mort que vif. Je le répète encore, ce n’est point pour insulter à sa chute que je dis tout ceci, mais pour vous attendrir sur ses maux, et pour vous inspirer des sentiments de clémence et de compassion à son égard.

» Mais, disent quelques personnes dures et impitoyables, qui même nous savent mauvais gré de lui avoir ouvert l’asile de l’Église, n’est-ce pas cet homme-là qui en a été le plus cruel ennemi, et qui a fermé cet asile sacré par diverses lois ? Cela est vrai, répond saint Chrysostome ; et ce doit être pour nous un motif bien pressant de glorifier Dieu, de ce qu’il oblige un ennemi si formidable de venir rendre lui-même hommage, et à la puissance de l’Église, et à sa clémence : à sa puissance, puisque c’est la guerre qu’il lui a faite, qui lui a attiré sa disgrâce ; à sa clémence, puisque, malgré tous les maux qu’elle en a reçus, oubliant tout le passé, elle lui ouvre son sein, elle le cache sous ses ailes, elle le couvre de sa protection comme d’un bouclier, et le reçoit dans l’asile sacré des autels, que lui-même avait plusieurs fois entrepris d’abolir. Il n’y a point de victoires, point de trophées, qui pussent faire tant d’honneur à l’Église. Une telle générosité, dont elle seule est capable, couvre de honte et les Juifs et les infidèles. Accorder hautement sa protection à un ennemi déclaré, tombé dans la disgrâce, abandonné de tous, devenu l’objet du mépris et de la haine publics ; montrer à son égard une tendresse plus que maternelle ; s’opposer en même temps et à la colère du prince et à l’aveugle fureur du peuple : voilà ce qui fait la gloire de notre sainte religion.

» Vous dites avec indignation qu’il a fermé cet asile par diverses lois. Ô homme, qui que vous soyez, vous est-il donc permis de vous souvenir des injures qu’on vous a faites ? Ne sommes-nous pas les serviteurs d’un Dieu crucifié, qui dit en expirant : Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ? Et cet homme, prosterné au pied des autels, et exposé en spectacle à tout l’univers, ne vient-il pas lui-même abroger ses lois, et en reconnaître l’injustice ? Quel honneur pour cet autel, et combien est-il devenu terrible et respectable, depuis qu’à nos yeux il tient ce lion enchaîné ! C’est ainsi que ce qui rehausse l’éclat ; et l’image d’un prince, n’est pas qu’il soit assis sur un trône, revêtu de pourpre, et ceint du diadème ; mais qu’il foule aux pieds les barbares vaincus et captifs.

» Je vois dans notre temple une assemblée aussi nombreuse qu’à la grande fête de Pâque. Quelle leçon pour tous que le spectacle qui vous occupe maintenant, et combien le silence même de cet homme réduit en l’état où vous le voyez, est-il plus éloquent que tous nos discours ! Le riche, en entrant ici, n’a qu’à ouvrir les yeux pour reconnaître la vérité de cette parole : Toute chair n’est que de l’herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs. L’herbe s’est séchée, et la fleur est tombée, parce que le Seigneur l’a frappée de son souffle. Et le pauvre apprend ici à juger de son état tout autrement qu’il ne fait, et, loin de se plaindre, à savoir même bon gré à sa pauvreté, qui lui tient lieu d’asile, de port, de citadelle, en le mettant en repos et en sûreté, et le délivrant des craintes et des alarmes dont il voit que les richesses sont la cause et l’origine. »

Le but qu’avait saint Chrysostome en tenant tout ce discours, n’était pas seulement d’instruire son peuple, mais de l’attendrir par le récit des maux dont il lui faisait une peinture si vive. Aussi eut-il la consolation, comme je l’ai dit, de faire fondre en larmes tout son auditoire, quelque aversion qu’on eût pour Eutrope, qu’on regardait avec raison comme l’auteur de tous les maux publics et particuliers. Quand il s’en aperçut, il continua ainsi : « Ai-je calmé vos esprits ? Ai-je chassé la colère ? Ai-je éteint l’inhumanité ? Ai-je excité la compassion ? Oui sans doute : et l’état où je vous vois, et ces larmes qui coulent de vos yeux, en sont de bons garants. Puisque vos cœurs sont attendris, et qu’une ardente charité en a fondu la glace et amolli la dureté, allons donc tous ensemble nous jeter aux pieds de l’Empereur : ou plutôt prions le Dieu de miséricorde de l’adoucir, en sorte qu’il nous accorde la grâce entière. »

Ce discours eut son effet, et saint Chrysostome sauva la vie à Eutrope. Mais quelques jours après, ayant eu l’imprudence de sortir de l’Église pour se sauver, il fut pris, et banni en Cypre, d’où on le tira dans la suite pour lui faire son procès à Chalcédoine, et il y fut décapité.

Extrait tiré du premier livre du Sacerdoce.

Saint Chrysostome avait un ami intime nommé Basyle, qui lui avait persuadé de quitter la maison de sa mère pour mener avec lui une vie solitaire et retirée.

« Dès que cette mère désolée eut appris cette nouvelle, elle me prit la main, dit saint Chrysostome, me mena dans sa chambre ; et, m’ayant fait asseoir auprès d’elle sur le même lit où elle m’avait mis au monde, elle commença à pleurer, et à me parler en des termes qui me donnèrent encore plus de pitié que ses larmes. “Mon fils, me dit-elle, Dieu n’a pas voulu que je jouisse longtemps de la vertu de votre père. Sa mort, qui suivit de près les douleurs que j’avais endurées pour vous mettre au monde, vous rendit orphelin, et me laissa veuve plus tôt qu’il n’eût été utile à l’un et à l’autre. J’ai souffert toutes les peines et toutes les incommodités du veuvage, lesquelles, certes, ne peuvent être comprises par les personnes qui ne le sont point éprouvées. Il n’y a point de discours qui puisse représenter le trouble et l’orage où se voit une jeune femme qui ne vient que de sortir de la maison de son père, qui ne sait point les affaires, et qui, étant plongée dans l’affliction, doit prendre de nouveaux soins, dont la faiblesse de son âge, et celle de son sexe, sont peu capables. Il faut qu’elle supplée à la négligence de ses serviteurs, et se garde de leur malice ; qu’elle se défende des mauvais desseins de ses proches ; qu’elle souffre constamment les injures des partisans, et l’insolence et la barbarie qu’ils exercent dans la levée des impôts.

» “Quand un père en mourant laisse des enfants, si c’est une fille, je sais que c’est beaucoup de peine et de soin pour une veuve : ce soin néanmoins est supportable, en ce qu’il n’est pas mêlé de crainte, ni de dépense. Mais si c’est un fils, l’éducation en est bien plus difficile, et c’est un sujet continuel d’appréhensions et de soins, sans parler de ce qu’il coûte pour le faire bien instruire. Tous ces maux pourtant ne m’ont point portée à me remarier. Je suis demeurée ferme parmi ces orages et ces tempêtes ; et, me confiant surtout en la grâce de Dieu, je me suis résolue de souffrir tous ces troubles que le veuvage apporte avec soi.

» “Mais ma seule consolation dans ces misères a été de vous voir sans cesse, et de contempler dans votre visage l’image vivante et le portrait fidèle de mon mari mort : consolation qui a commencé dès votre enfance, lorsque vous ne saviez pas encore parler, qui est le temps où les pères et les mères reçoivent plus de plaisir de leurs enfants.

» “Je ne vous ai point aussi donné sujet de me dire que, à la vérité, j’ai soutenu avec courage les maux de ma condition présente, mais aussi que j’ai diminué le bien de votre père pour me tirer de ces incommodités, qui est un malheur que je sais arriver souvent aux pupilles ; car je vous ai conservé tout ce qu’il vous a laissé, quoique je n’aie rien épargné de tout ce qui vous a été nécessaire pour votre éducation. J’ai pris ces dépenses sur mon bien, et sur ce que j’ai eu de mon père en mariage : ce que je ne vous dis point, mon fils, dans la vue de vous reprocher les obligations que vous m’avez. Pour tout cela je ne vous demande qu’une grâce : ne me rendez pas veuve une seconde fois. Ne rouvrez pas une plaie qui commençait à se fermer. Attendez au moins le jour de ma mort ; peut-être n’est-il pas éloigné. Ceux qui sont jeunes peuvent espérer de vieillir ; mais, à mon âge, je n’ai plus que la mort à attendre. Quand vous m’aurez ensevelie dans le tombeau de votre père, et que vous aurez réuni mes os à ses cendres, entreprenez alors d’aussi longs voyages, et naviguez sur telle mer que vous voudrez, personne ne vous en empêchera. Mais, pendant que je respire encore, supportez ma présence, et ne vous ennuyez point de vivre avec moi. N’attirez pas sur vous l’indignation de Dieu, en causant une douleur si sensible à une mère qui ne l’a point méritée. Si je songe à vous engager dans les soins du monde, et que je veuille vous obliger de prendre la conduite de mes affaires, qui sont les vôtres, n’ayez plus d’égard, j’y consens, ni aux lois de la nature, ni aux peines que j’ai essuyées pour vous élever, ni au respect que vous devez à une mère, ni à aucun autre motif pareil : fuyez-moi comme l’ennemi de votre repos, comme une personne qui vous tend des pièges dangereux. Mais si je fais tout ce qui dépend de moi afin que vous puissiez vivre dans une parfaite tranquillité, que cette considération pour le moins vous retienne, si toutes les autres sont inutiles. Quelque grand nombre d’amis que vous ayez, nul ne vous laissera vivre avec autant de liberté que je fais. Aussi n’y en a-t-il point qui ait la même passion que moi pour votre avancement et pour votre bien.” »

Saint Chrysostome ne put résister à un discours si touchant ; et, quelque sollicitation que Basyle son ami continuât toujours à lui faire, il ne put se résoudre à quitter une mère si pleine de tendresse pour lui, et si digne d’être aimée.

L’antiquité païenne peut-elle nous fournir un dis cours plus beau, plus vif, plus tendre, plus éloquent que celui-ci, mais de cette éloquence simple et naturelle, qui passe infiniment tout ce que l’art le plus étudié pourrait avoir de plus brillant ? Y a-t-il dans tout ce discours aucune pensée recherchée, aucun tour extraordinaire ou affecté ? Ne voit-on pas que tout y coule de source, et que c’est la nature même qui l’a dicté ? Mais ce que j’admire le plus, c’est la retenue inconcevable d’une mère affligée à l’excès, et pénétrée de douleur, à qui, dans un état si violent, il n’échappe pas un seul mot ni d’emportement, ni même de plainte contre l’auteur de ses peines et de ses alarmes, soit par respect pour la vertu de Basyle, soit par la crainte d’irriter son fils, qu’elle ne songeait qu’à gagner et à attendrir.

Note F, page 76. [IIIe partie, liv. IV, chap. 3]

« C’est au grand talent, dit M. de La Harpe, qu’il est donné de réveiller la froideur et de vaincre l’indifférence ; et lorsque l’exemple s’y joint (heureusement encore tous nos prédicateurs illustres ont eu cet avantage), il est certain que le ministère de la parole n’a nulle part plus de puissance et de dignité que dans la chaire. Partout ailleurs, c’est un homme qui parle à des hommes : ici, c’est un être d’une autre espèce : élevé entre le ciel et la terre, c’est un médiateur que Dieu place entre la créature et lui. Indépendant des considérations du siècle, il annonce les oracles de l’éternité. Le lieu même d’où il parle, celui où on l’écoute, confond et fait disparaître toutes les grandeurs pour ne laisser sentir que la sienne. Les rois s’humilient comme le peuple devant son tribunal, et n’y viennent que pour être instruits. Tout ce qui l’environne ajoute un nouveau poids à sa parole : sa voix retentit dans l’étendue d’une enceinte sacrée, et dans le silence d’un recueillement universel. S’il atteste Dieu, Dieu est pré sent sur les autels ; s’il annonce le néant de la vie, la mort est auprès de lui pour lui rendre témoignage, et montre à ceux qui l’écoutent qu’ils sont assis sur des tombeaux.

» Ne doutons pas que les objets extérieurs, l’appareil des temples et des cérémonies, n’influent beaucoup sur les hommes, et n’agissent sur eux avant l’orateur, pourvu qu’il n’en détruise pas l’effet. Représentons-nous Massillon dans la chaire, prêt à faire l’oraison funèbre de Louis XIV, jetant d’abord les yeux autour de lui, les fixant quelque temps sur cette pompe lugubre et imposante qui suit les rois jusque dans ces asiles de mort où il n’y a que des cercueils et des cendres, les baissant ensuite un moment avec l’air de la méditation, puis les relevant vers le ciel, et prononçant ces mots d’une voix ferme et grave : Dieu seul est grand, mes frères ! Quel exorde renfermé dans une seule parole accompagnée de cette action ! comme elle devient sublime par le spectacle qui entoure l’orateur ! comme ce seul mot anéantit tout ce qui n’est pas Dieu ! »

———

L’auteur d’une Épître à M. de Châteaubriand, publiée en 1809, avait placé dans ses vers un tableau du siècle de Louis-le-Grand, où l’on reconnaîtra une imitation de ce passage : Comme on voit le soleil, disait-il,

Comme on voit le soleil, ce monarque des mondes,
À l’approche du soir s’incliner vers les ondes,
Des forêts et des monts colorer le penchant,
Et de ses feux encore embraser le couchant ;
Tel Louis, atteignant la vieillesse glacée,
Conservoit les débris de sa gloire passée,
Et de la royauté déposant le fardeau,
Grand par ses souvenirs, descendoit au tombeau.
Turenne n’étoit plus ; mais, rival de sa gloire,
Villars, sous nos drapeaux, ramenoit la victoire,
Et Denain avoit vu du haut de ses remparts
L’Anglois épouvanté s’enfuir de toutes parts.
Corneille avoit fini sa brillante carrière,
Melpomène aux douleurs se livroit tout entière ;
Mais Rousseau, n’écoutant que ses nobles transports,
Enfantoit chaque jour de plus brillants accords,
Et savoit allier, dans son heureuse audace,
La harpe de David à la lyre d’Horace.
Fénélon, sage aimable, et rival de Nestor,
Instruisoit Télémaque aux leçons de Mentor ;
Bossuet adressoit, dans sa mâle éloquence,
À l’ombre de Condé les regrets de la France,
Et dans nos temples saints sa redoutable voix,
Au nom seul du Seigneur faisoit trembler les Rois :
Fléchier, moins énergique et non moins plein de charmes,
Sur Turenne au tombeau faisoit verser des larmes ;
Et lorsqu’en des instants de regrets et de deuil,
Les chrétiens, de Louis entouroient le cercueil,
Quand la nef des lieux saints répétoit leurs cantiques,
Massillon écoutoit ces chœurs mélancoliques,
Et sa voix s’animant à ce lugubre chant
Faisoit tonner ces mots : Chrétiens, Dieu seul est grand.

Note G, page 89. [IIIe partie, liv. IV, chap. 5]

LICHTENSTEIN.

Les Encyclopédistes sont une secte de soi-disant philosophes, formée de nos jours ; ils se croient supérieurs à tout ce que l’antiquité a produit en ce genre. À l’effronterie des cyniques, ils joignent la noble impudence de débiter tous les paradoxes qui leur tombent dans l’esprit ; ils se targuent de géométrie, et soutiennent que ceux qui n’ont pas étudié cette science ont l’esprit faux ; que par conséquent ils ont seuls le don de bien raisonner : leurs discours les plus communs sont farcis de termes scientifiques. Ils diront, par exemple, que telles lois sont sagement établies en raison inverse du carré des distances ; que telle puissance, prête à former une alliance avec une autre, se sent attirer à elle par l’effet de l’attraction, et que bientôt les deux nations seront assimilées. Si on leur propose une promenade, c’est le problème d’une courbe à résoudre. S’ils ont une colique néphrétique, ils s’en guérissent par les règles de l’hydrostatique. Si une puce les a mordus, ce sont des infiniment petits du premier ordre qui les incommodent. S’ils font une chute, c’est pour avoir perdu le centre de gravité. Si quelque folliculaire a l’audace de les attaquer, ils le noient dans un déluge d’encre et d’injures ; ce crime de lèse-philosophie est irrémissible.

EUGÈNE.

Mais quel rapport ont ces fous avec notre nom, avec le jugement qu’on porte de nous ?

LICHTENSTEIN.

Beaucoup plus que vous ne croyez, parce qu’ils dénigrent toutes les sciences, hors celle de leurs calculs. Les poésies sont des frivolités dont il faut exclure les fables : un poète ne doit rimer avec énergie que les équations algébriques. Pour l’histoire, ils veulent qu’on l’étudie à rebours, à commencer de nos temps pour remonter avant le déluge. Les gouvernements, ils les réforment tous : la France doit devenir un état républicain, dont un géomètre sera le législateur, et que des géomètres gouverneront en soumettant toutes les opérations de la nouvelle république au calcul infinitésimal. Cette république conservera une paix constante, et se soutiendra sans armée… Ils affectent tous une sainte horreur pour la guerre… S’ils haïssent les armées et les généraux qui se rendent célèbres, cela ne les empêche pas de se battre à coups de plume, et de se dire souvent des grossièretés dignes des halles ; et, s’ils avaient des troupes, ils les feraient marcher les unes contre les autres… En leur style, ces beaux propos s’appellent des libertés philosophiques ; il faut penser tout haut, toute vérité est bonne à dire ; et comme, selon leur sens, ils sont seuls les dépositaires des vérités, ils croient pouvoir débiter toutes les extravagances qui leur viennent dans l’esprit, sûrs d’être applaudis.

MARLBOROUGH.

Apparemment qu’il n’y a plus en Europe de Petites-Maisons ; s’il en restait, mon avis serait d’y loger ces messieurs, pour qu’ils fussent les législateurs des fous leurs semblables.

EUGÈNE.

Mon avis serait de leur donner à gouverner une province qui méritât d’être châtiée ; ils apprendraient par leur expérience, après qu’ils y auraient tout mis sens dessus dessous, qu’ils sont des ignorants, que la critique est aisée, mais l’art difficile ; et surtout qu’on s’expose à dire force sottises, quand on se mêle de parler de ce qu’on n’entend pas.

LICHTENSTEIN.

Des présomptueux n’avouent jamais qu’ils ont tort. Selon leurs principes, le sage ne se trompe jamais ; il est le seul éclairé ; de lui doit émaner la lumière qui dissipe les sombres vapeurs dans lesquelles croupit le vulgaire imbécile et aveugle : aussi Dieu sait comment ils l’éclairent. Tantôt c’est en lui découvrant l’origine des préjugés, tantôt c’est un livre sur l’esprit, tantôt le système de la nature ; cela ne finit point. Un tas de polissons, soit par air ou par mode, se comptent parmi leurs disciples ; ils affectent de les copier, et s’érigent en sous-précepteurs du genre humain ; et, comme il est plus facile de dire des injures que d’alléguer des raisons, le ton de leurs élèves est de se déchaîner indécemment en toute occasion contre les militaires.

EUGÈNE.

Un fat trouve toujours un plus fat qui l’admire ; mais les militaires souffrent-ils les injures tranquillement ?

LICHTENSTEIN.

Ils laissent aboyer ces roquets, et continuent leur chemin.

MARLBOROUGH.

Mais pourquoi cet acharnement contre la plus noble des professions, contre celle, sous l’abri de laquelle les autres peuvent s’exercer en paix ?

LICHTENSTEIN.

Comme ils sont tous très ignorants dans l’art de la guerre, ils croient rendre cet art méprisable en le déprimant ; mais, comme je vous l’ai dit, ils décrient généralement toutes les sciences, et ils élèvent la seule géométrie sur ces débris, pour anéantir toute gloire étrangère, et la concentrer uniquement sur leurs personnes.

MARLBOROUGH.

Mais nous n’avons méprisé ni la philosophie, ni la géométrie, ni les belles-lettres, et nous nous sommes contentés d’avoir du mérite dans notre genre.

EUGÈNE.

J’ai plus fait. À Vienne j’ai protégé tous les savants, et les ai distingués lors même que personne n’en faisait aucun cas.

LICHTENSTEIN.

Je le crois bien, c’est que vous étiez de grands hommes, et ces soi-disant philosophes ne sont que des polissons, dont la vanité voudrait jouer un rôle : cela n’empêche pas que les injures si souvent répétées ne fassent du tort à la mémoire des grands hommes. On croit que raisonner hardiment de travers, c’est être philosophe, et qu’avancer des paradoxes, c’est emporter la palme. Combien n’ai-je pas entendu, par de ridicules propos, condamner vos plus belles actions, et vous traiter d’hommes qui avaient usurpé une réputation dans un siècle d’ignorance qui manquait de vrais appréciateurs du mérite !

MARLBOROUGH.

Notre siècle, un siècle d’ignorance ! ah ! je n’y tiens plus.

LICHTENSTEIN.

Le siècle présent est celui des philosophes.

(Œuvres de Frédéric II.)

Note H, page 92. [IIIe partie, liv. IV, chap. 5]

PORTRAITS DE J.-J. ROUSSEAU ET DE VOLTAIRE,
par La Harpe.

………………………………………………………
    Deux surtout dont le nom, les talents, l’éloquence,
Faisant aimer l’erreur ont fondé sa puissance,
Préparèrent de loin des maux inattendus,
Dont ils auraient frémi, s’ils les avaient prévus.
Oui, je le crois, témoins de leur affreux ouvrage,
Ils auraient des François désavoué la rage.
Vaine et tardive excuse aux fautes de l’orgueil !
Qui prend le gouvernail doit connaître l’écueil.
La faiblesse réclame un pardon légitime,
Mais de tout grand pouvoir l’abus est un grand crime.
Par les dons de l’esprit placés aux premiers rangs,
Ils ont parlé d’en haut aux peuples ignorants ;
Leur voix montait au Ciel pour y porter la guerre ;
Leur parole hardie a parcouru la terre.
Tous deux ont entrepris d’ôter au genre humain
Le joug sacré qu’un Dieu n’imposa pas en vain ;
Et des coups que ce Dieu frappe pour les confondre,
Au monde, leur disciple, ils auront à répondre.
Leurs noms, toujours chargés de reproches nouveaux,
Commenceront toujours le récit de nos maux.
Ils ont frayé la route à ce peuple rebelle ;
De leurs tristes succès la honte est immortelle.

L’un qui, dès sa jeunesse errant et rebuté,
Nourrit dans les affronts son orgueil révolté,
Sur l’horizon des arts sinistre météore,
Marqua par le scandale une tardive aurore,
Et, pour premier essai d’un talent imposteur,
Calomnia les arts, ses seuls titres d’honneur,
D’un moderne cynique affecta l’arrogance,
Du paradoxe altier orna l’extravagance,
Ennoblit le sophisme, et cria vérité ;
Mais par quel art honteux s’est-il accrédité ?
Courtisan de l’envie, il la sert, la caresse,
Va dans les derniers rangs en flatter la bassesse,
Jusques aux fondements de la société
Il a porté la faux de son égalité ;
Il sema, fit germer, chez un peuple volage,
Cet esprit novateur, le monstre de notre âge,
Qui couvrira l’Europe et de sang et de deuil.
Rousseau fut parmi nous l’apôtre de l’orgueil :
Il vanta son enfance à Genève nourrie,
Et pour venger un livre, il troubla sa patrie,
Tandis qu’en ses écrits, par un autre travers,
Sur sa ville chétive il réglait l’univers.
J’admire ses talents, j’en déteste l’usage ;
Sa parole est un feu, mais un feu qui ravage,
Dont les sombres lueurs brillent sur des débris.
Tout, jusqu’aux vérités, trompe dans ses écrits ;
Et du faux et du vrai ce mélange adultère
Est d’un sophiste adroit le premier caractère.
Tour à tour apostat de l’une et l’autre loi,
Admirant l’Évangile, et réprouvant la foi,
Chrétien, déiste, armé contre Genève et Rome,
Il épuise à lui seul l’inconstance de l’homme,
Demande une statue, implore une prison ;
Et l’amour-propre enfin, égarant sa raison,
Frappe ses derniers ans du plus triste délire :
Il fuit le monde entier qui contre lui conspire,
Il se confesse au monde, et, toujours plein de soi,
Dit hautement à Dieu : Nul n’est meilleur que moi.

L’autre, encor plus fameux, plus éclatant génie,
Fut pour nous, soixante ans, le dieu de l’harmonie.
Ceint de tous les lauriers, fait pour tous les succès,
Voltaire a de son nom fait un titre aux François.
Il nous a vendu cher ce brillant héritage,
Quand, libre en son exil, rassuré par son âge,
De son esprit fougueux l’essor indépendant
Prit sur l’esprit du siècle un si haut ascendant.
Quand son ambition, toujours plus indocile,
Prétendit détrôner le Dieu de l’Évangile,
Voltaire dans Ferney, son bruyant arsenal,
Secouait sur l’Europe un magique fanal,
Que pour embraser tout trente ans on a vu luire.
Par lui l’impiété, puissante pour détruire,
Ébranla, d’un effort aveugle et furieux,
Les trônes de la terre appuyés dans les cieux.
Ce flexible Protée était né pour séduire :
Fort de tous les talents, et de plaire et de nuire,
Il sut multiplier son fertile poison ;
Armé du ridicule, éludant la raison,
Prodiguant le mensonge, et le sel, et l’injure,
De cent masques divers il revêt l’imposture,
Impose à l’ignorant, insulte à l’homme instruit ;
Il sut jusqu’au vulgaire abaisser son esprit,
Faire du vice un jeu, du scandale une école.
Grâce à lui, le blasphème, et piquant et frivole,
Circulait embelli des traits de la gaîté ;
Au bon sens il ôta sa vieille autorité,
Repoussa l’examen, fit rougir du scrupule,
Et mit au premier rang le titre d’incrédule.

Note I, page 93. [IIIe partie, liv. IV, chap. 5]

Voici ce que Montesquieu écrivait en 1752 à l’abbé de Guasco : « Huart veut faire une nouvelle édition des Lettres Persanes ; mais il y a quelques Juvenilia que je voudrais auparavant retoucher. »

Sous ce passage on trouve cette note de l’éditeur :

« Il a dit à quelques amis que s’il avait eu à donner actuellement ces Lettres, il en aurait omis quelques-unes dans lesquelles le feu de la jeunesse l’avait transporté ; qu’obligé par son père de passer toute la journée sur le Code, il s’en trouvait le soir si excédé, que pour s’amuser il se mettait à composer une Lettre Persane, et que cela coulait de sa plume sans étude. »

(Œuvres de Montesquieu, tom. vii, pag. 233.)

Note K, page 96. [IIIe partie, liv. IV, chap. 5]

Voltaire, que j’aime à citer aux incrédules, pensait ainsi sur le siècle de Louis XIV, et sur le nôtre. Voici plusieurs passages de ses Lettres (où l’on doit toujours chercher ses sentiments intimes) qui le prouvent assez.

« C’est Racine qui est véritablement grand, et d’autant plus grand, qu’il ne paraît jamais chercher à l’être. C’est l’auteur d’Athalie qui est l’homme parfait. »

(Corresp. gén., tom. VIII, pag. 465.)

« J’avais cru que Racine serait ma consolation, mais il est mon désespoir. C’est le comble de l’insolence de faire une tragédie après ce grand homme. Aussi après lui je ne connais que de mauvaises pièces, et avant lui que quelques bonnes scènes. »

(Ibid., tom. VIII, pag. 467.)

« Je ne peux me plaindre de la bonté avec laquelle vous parlez d’un Brutus et d’un Orphelin ; j’avouerai même qu’il y a quelques beautés dans ces deux ouvrages ; mais encore une fois, vive Jean (Racine) ! plus on le lit, et plus on lui découvre un talent unique, soutenu par toutes les finesses de l’art : en un mot, s’il y a quelque chose sur la terre qui approche de la perfection, c’est Jean. »

(Ibid., tom. VIII, pag. 501.)

« La mode est aujourd’hui de mépriser Colbert et Louis XIV ; cette mode passera, et ces deux hommes resteront à la postérité avec Boileau. »

(Ibid., tom. XV, pag. 108.)

« Je prouverais bien que les choses passables de ce temps-ci sont toutes puisées dans les bons écrits du siècle de Louis XIV. Nos mauvais livres sont moins mauvais que les mauvais que l’on faisait du temps de Boileau, de Racine et de Molière, parce que dans ces plats ouvrages d’aujourd’hui, il y a toujours quelques morceaux tirés visiblement des auteurs du règne du bon goût. Nous ressemblons à des voleurs qui changent et qui ornent ridiculement les habits qu’ils ont dérobés, de peur qu’on ne les reconnaisse. À cette friponnerie s’est jointe la rage de la dissertation et celle du paradoxe ; le tout compose une impertinence qui est d’un ennui mortel. »

(Ibid., tom. XIII, pag. 219.)

« Accoutumez-vous à la disette des talents en tout genre, à l’esprit devenu commun, et au génie devenu rare, à une inondation de livres sur la guerre pour être battus, sur les finances pour n’avoir pas un sou, sur la population pour manquer de recrues et de cultivateurs, et sur tous les arts pour ne réussir dans aucun. »

(Ibid., tom. VI, pag. 391.)

Enfin, Voltaire a dit dans sa belle Lettre à milord Hervey, tout ce qu’on a répété moins bien et redit mille fois, depuis, sur le siècle de Louis XIV. Voici cette lettre à milord Hervey, en 1740.

Année 1740.

« … Mais, surtout, Mylord, soyez moins fâché contre moi de ce que j’appelle le siècle dernier le siècle de Louis XIV. Je sais bien que Louis XIV n’a pas eu l’honneur d’être le maître ni le bienfaiteur d’un Bayle, d’un Newton, d’un Halley, d’un Addison, d’un Dryden : mais dans le siècle qu’on nomme de Léon X, ce pape avait-il tout fait ? N’y avait-il pas d’autres princes qui contribuèrent à polir et à éclairer le genre humain ? Cependant le nom de Léon X a prévalu, parce qu’il encouragea les arts, plus qu’aucun autre. Hé ! quel roi a donc, en cela, rendu plus de services à l’humanité que Louis XIV ? quel roi a répandu plus de bienfaits, a marqué plus de goût, s’est signalé par de plus beaux établissements ? Il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire, sans doute, parce qu’il était homme ; mais il a fait plus qu’aucun autre, parce qu’il était un grand homme : ma plus forte raison pour l’estimer beaucoup, c’est qu’avec des fautes connues, il a plus de réputation qu’aucun de ses contemporains, c’est que, malgré un million d’hommes dont il a privé la France, et qui tous ont été intéressés à le décrier, toute l’Europe l’estime et le met au rang des plus grands et des meilleurs monarques.

» Nommez-moi donc, Mylord, un souverain qui ait attiré chez lui plus d’étrangers habiles, et qui ait plus encouragé le mérite dans ses sujets. Soixante savants de l’Europe reçurent à la fois des récompenses de lui, étonnés d’en être connus.

» Quoique le roi ne soit pas votre souverain, leur écrivait M. de Colbert, il veut être votre bienfaiteur ; il m’a commandé de vous envoyer la lettre de change ci jointe, comme un gage de son estime. Un Bohémien, un Danois, recevaient de ces lettres datées de Versailles. Guillemini bâtit à Florence une maison des bienfaits de Louis XIV ; il mit le nom de ce roi sur le frontispice, et vous ne voulez pas qu’il soit à la tête du siècle dont je parle !

» Ce qu’il a fait dans son royaume doit servir à jamais d’exemple. Il chargea de l’éducation de son fils et de son petit-fils les plus éloquents et les plus savants hommes de l’Europe. Il eut l’attention de placer trois enfants de Pierre Corneille, deux dans les troupes, et l’autre dans l’Église ; il excita le mérite naissant de Racine, par un présent considérable pour un jeune homme inconnu et sans bien ; et quand ce génie se fut perfectionné, ces talents, qui souvent sont l’exclusion de la fortune, firent la sienne. Il eut plus que de la fortune, il eut la faveur et quelquefois la familiarité d’un maître dont un regard était un bienfait. Il était, en 1688 et 1689, de ces voyages de Marly tant brigués par les courtisans ; il couchait dans la chambre du roi pendant ses maladies, et lui lisait ces chefs-d’œuvre d’éloquence et de poésie qui décoraient ce beau règne.

» Cette faveur, accordée avec discernement, est ce qui produit de l’émulation et qui échauffe les grands génies ; c’est beaucoup de faire des fondations, c’est quelque chose de les soutenir : mais s’en tenir à ces établissements, c’est souvent préparer les mêmes asiles pour l’homme inutile et pour le grand homme ; c’est recevoir dans la même ruche l’abeille et le frelon.

» Louis XIV songeait à tout ; il protégeait les Académies, et distinguait ceux qui se signalaient ; il ne prodiguait point sa faveur à un genre de mérite, à l’exclusion des autres, comme tant de princes qui favorisent, non ce qui est beau, mais ce qui leur plaît ; la physique et l’étude de l’antiquité attirèrent son attention. Elle ne se ralentit pas même dans les guerres qu’il soutenait contre l’Europe ; car, en bâtissant trois cents citadelles, en faisant marcher quatre cent mille soldats, il faisait élever l’Observatoire, et tracer une méridienne d’un bout du royaume à l’autre, ouvrage unique dans le monde. Il faisait imprimer dans son palais les traductions des bons auteurs grecs et latins ; il envoyait des géomètres et des physiciens au fond de l’Afrique et de l’Amérique, chercher de nouvelles connaissances. Songez, Mylord, que, sans le voyage et les expériences de ceux qu’il envoya à Cayenne en 1672, et sans les mesures de M. Picard, jamais Newton n’eût fait ses découvertes sur l’attraction. Regardez, je vous prie, un Cassini et un Huyghens, qui renoncent tous deux à leur patrie qu’ils honorent, pour venir en France jouir de l’estime et des bienfaits de Louis XIV. Et pensez-vous que les Anglais même ne lui aient pas obligation ? Dites-moi, je vous prie, dans quelle cour Charles II puisa tant de politesse et tant de goût ? Les bons auteurs de Louis XIV n’ont-ils pas été vos modèles ? n’est-ce pas d’eux que votre sage Addison, l’homme de votre nation qui avait le goût le plus sûr, a tiré souvent ses excellentes critiques ? L’évêque Burnet avoue que ce goût, acquis en France par les courtisans de Charles II, réforma chez vous jusqu’à la chaire, malgré la différence de nos religions : tant la saine raison a partout d’empire ! Dites-moi si les bons livres de ce temps n’ont pas servi à l’éducation de tous les princes de l’empire ? Dans quelles cours d’Allemagne n’a-t-on pas vu des théâtres français ? Quel prince ne tâchait pas d’imiter Louis XIV ? Quelle nation ne suivait pas alors les modes de la France ?

» Vous m’apportez, Mylord, l’exemple de Pierre-le-Grand, qui a fait naître les arts dans son pays, et qui est le créateur d’une nation nouvelle ; vous me dites cependant que son siècle ne sera pas appelé dans l’Europe le siècle du czar Pierre : vous en concluez que je ne dois pas appeler le siècle passé le siècle de Louis XIV. Il me semble que la différence est bien palpable. Le czar Pierre s’est instruit chez les autres peuples ; il a porté leurs arts chez lui, mais Louis XIV a instruit les nations : tout, jusqu’à ses fautes, leur a été utile. Les protestants, qui ont quitté ses États, ont porté chez vous-même une industrie qui faisait la richesse de la France. Comptez-vous pour rien tant de manufactures de soie et de cristaux ? Ces dernières furent perfectionnées chez vous par nos réfugiés, et nous avons perdu ce que vous avez acquis.

» Enfin, la langue française, Mylord, est devenue presque la langue universelle. À qui en est-on redevable ? était-elle aussi étendue du temps de Henri IV ? Non sans doute ; on ne connaissait que l’italien et l’espagnol. Ce sont nos excellents écrivains qui ont fait ce changement : mais qui a protégé, employé, encouragé ces excellents écrivains ? C’était M. de Colbert, me direz-vous ; je l’avoue, et je prétends bien que le ministre doit partager la gloire du maître. Mais qu’eût fait un Colbert sous un autre prince ? sous votre roi Guillaume qui n’aimait rien, sous le roi d’Espagne Charles II, sous tant d’autres souverains ?

» Croiriez-vous, Mylord, que Louis XIV a réformé le goût de la cour en plus d’un genre ? Il choisit Lulli pour son musicien, et ôta le privilège à Lambert, parce que Lambert était un homme médiocre, et Lulli un homme supérieur. Il savait distinguer l’esprit du génie ; il donnait à Quinault les sujets de ses opéras ; il dirigeait les peintures de Le Brun ; il soutenait Boileau, Racine et Molière contre leurs ennemis ; il encourageait les arts utiles contre les beaux-arts, et toujours en connaissance de cause ; il prêtait de l’argent à Van-Robais pour ses manufactures ; il avançait des millions à la compagnie des Indes, qu’il avait formée ; il donnait des pensions aux savants et aux braves officiers. Non seulement il s’est fait de grandes choses sous son règne, mais c’est lui qui les faisait. Souffrez donc, Mylord, que je tâche d’élever à sa gloire un monument, que je consacre encore plus à l’utilité du genre humain.

» Je ne considère pas seulement Louis XIV parce qu’il a fait du bien aux Français, mais parce qu’il a fait du bien aux hommes : c’est comme homme, et non comme sujet que j’écris ; je veux peindre le dernier siècle, et non pas simplement un prince. Je suis las des histoires où il n’est question que des aventures d’un roi, comme s’il existait seul, ou que rien n’existât que par rapport à lui ; en un mot, c’est encore plus d’un grand siècle que d’un grand roi que j’écris l’histoire.

» Pélisson eût écrit plus éloquemment que moi ; mais il était courtisan, et il était payé. Je ne suis ni l’un ni l’autre ; c’est à moi qu’il appartient de dire la vérité. »

(Corresp. gén., tom. III, pag. 53.)

Note L, page 101. [IIIe partie, liv. V, chap. 2]

M. l’abbé Fleury, dans ses Mœurs des Chrétiens, pense que les anciens monastères sont bâtis sur le plan des maisons romaines, telles qu’elles sont décrites dans Vitruve et dans Palladio. « L’église, dit-il, qu’on trouve la première, afin que l’entrée en soit libre aux séculiers, semble tenir lieu de cette première salle que les Romains appelaient atrium : de là on passait dans une cour environnée de galeries couvertes, à qui l’on donnait le nom de péristyle ; c’est justement le cloître où l’on entre de l’église, et d’où l’on va ensuite dans les autres pièces, comme le chapitre, qui est l’exèdre des anciens ; le réfectoire, qui est le triclinium, et le jardin, qui est derrière tout le reste, comme il était aux maisons antiques. »

Note M, page 115. [IIIe partie, liv. V, chap. 4]

On trouve dans un poème de M. Alex. Soumet, intitulé l’Incrédulité, entre autres imitations du Génie du christianisme, ce fragment sur les ruines des monuments chrétiens :

    « Hé ! qui n’a parcouru, d’un pas mélancolique,
Le dôme abandonné, la vieille basilique,
Où devant l’Éternel s’inclinoient ses aïeux ?
Ces débris éloquents, ce seuil religieux,
Ce seuil où tant de fois, le front dans la poussière,
Gémit le Repentir, espéra la Prière ;
Ce long rang de tombeaux que la mousse a couvert,
Ces vases mutilés et ce comble entr’ouvert ;
Du Temps et de la Mort tout proclame l’empire :
Frappé de son néant, l’homme observe et soupire.
L’Imagination, à ces murs dévastés,
Rend leur encens, leur culte et leurs solennités,
À travers tout un siècle écoute les cantiques
Que la Religion chantoit sous ces portiques.
Là, rougissoit l’Hymen ; ici l’adolescent,
Beau comme son offrande, et comme elle innocent,
Consacroit au Seigneur, modeste tributaire,
De jeunes fleurs, des fruits, prémices de la terre.
Mais tout a disparu, le Temps a fait un pas :
Où sourioit l’enfance est assis le Trépas ;
L’herbe croît sur l’autel ; l’oiseau des funérailles
De son cri prophétique attriste ces murailles.
Seulement, quelquefois un cénobite en deuil
Y vient de son ami visiter le cercueil ;
C’est lui ; le souvenir vers ces lieux le ramène ;
De tombeaux en tombeaux sa douleur se promène.
Parmi des ossements et des marbres brisés,
Témoins de ses regrets, de ses pleurs arrosés,
Il creuse, sans pâlir, sa retraite dernière.
L’aquilon de minuit se mêle à sa prière,
Et le cloître attentif en redit les accents.

    » À ces restes sacrés, à ces murs vieillissants,
Quel pouvoir inconnu malgré moi m’intéresse ?
C’est la Religion ; oui, cette enchanteresse
Se plaît à nous unir d’un nœud mystérieux
À tous les monuments consacrés par les cieux.
Le tombeau du martyr, le rocher, la retraite,
Où dans un long exil vieillit l’anachorète,
Tout parle à notre cœur ; et toi, signe sacré,
Des chrétiens et du monde à l’envi révéré,
Croix modeste, quel est ton ineffable empire ?
Tes muettes leçons aux mortels semblent dire :
« Un Dieu périt pour vous ; n’oubliez point ses lois. »
Ton aspect imprévu rendit plus d’une fois
La paix au repentir, des pleurs à la souffrance,
Au crime le remords, au malheur l’espérance. »

Note N, page 119. [IIIe partie, liv. V, chap. 4]

Voici encore un fragment poétique emprunté aux harmonies du Génie du christianisme ; il est extrait d’un poème de M. F. de Barqueville, intitulé les Cloîtres en ruine :

……………………………………………
Voici l’humble cellule où, vers l’éternité,
S’élançoit chaque jour l’ardente piété :
Ici, son cœur à Dieu confioit ses alarmes ;
Cet autel fut souvent arrosé de ses larmes.
Ces murs, encor noircis d’un deuil religieux,
Répétèrent souvent ses cantiques pieux ;
Elle-même attachoit aux pilastres antiques
D’un saint ou d’un martyr les modestes reliques,
Dans cet étroit enclos cultivoit quelques fleurs,
Image de son âme et de ses chastes mœurs.
Quels souvenirs surtout rappelle à ma pensée
Cette cloche jadis dans les airs balancée !
Que de fois de l’airain les terribles accents
De l’athée endurci firent frémir les sens,
Alors qu’au sein des nuits leur funèbre harmonie
Annonçoit qu’un mortel alloit quitter la vie !
Écoutez le récit des crédules hameaux :
Un fantôme, à minuit, dans la vieille chapelle,
Par d’affreux tintements a troublé leur repos,
Et chaque nuit amène une terreur nouvelle.
Au point du jour l’oiseau par son chant matinal
Du champêtre labeur donnoit-il le signal,
Soudain retentissoit la cloche vigilante :
Dans le temple accouroit la foule impatiente ;
Femmes, enfants, venoient au pied du saint autel
Pour la moisson naissante implorer l’Éternel.

Note O, page 123.

AUTRE FRAGMENT DES CLOÎTRES EN RUINES.

……………………………………………
Mais de plus fiers débris appellent mes pinceaux…
Courons vers ces rochers, noir berceau des orages,
Aux bords de cette mer si féconde en naufrages,
Dont le fils de Fingal a chanté les héros.
Là, d’antiques forêts, un vallon solitaire,
Où le daim vagabond paît l’herbe des tombeaux,
Quelques sapins épars, un torrent dont les eaux
Roulent avec fracas à travers la bruyère ;
Le tonnerre grondant sous un ciel nébuleux,
Et des vents et des flots le sauvage murmure ;
Aux gothiques débris d’un cloître ténébreux
La fougère mêlant sa funèbre parure,
Tout enchante mes sens, tout en ces sombres lieux
D’une sublime horreur épouvante mes yeux.
L’Imagination de ses rapides ailes
Embrasse de ces monts les neiges éternelles,
Et les peuple bientôt de mille souvenirs.
Son regard suit encor ces pieux Solitaires
Errant sous les arceaux de leurs noirs monastères ;
Dans la brise du soir elle entend leurs soupirs ;
En silence elle écoute, immobile, rêveuse,
De l’orgue qui gémit la plainte harmonieuse : —
Il lui semble qu’au loin d’invisibles concerts >
S’élèvent, emportés dans le vague des airs,
Et, de l’autel brisé relevant l’édifice,
À l’Éternel encore elle offre un sacrifice.