(1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 juillet 1886. »
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(1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 juillet 1886. »

Paris, le 8 juillet 1886.

La mort de S. M. le roi Louis II de Bavière

Roi, le seul vrai roi de ce siècle, salut, Sire,

Qui voulûtes mourir vengeant votre raison

Des choses de la politique, et du délire

De cette science intruse dans la maison,

 

De cette science assassin de l’Oraison

Et du Chant et de l’Art et de toute la Lyre,

Et simplement et plein d’orgueil en floraison

Tuâtes en mourant, salut, Roi, bravo, Sire !

 

Vous fûtes un poète, un soldat, le seul Roi

De ce siècle où les rois se font si peu de chose

Et le martyr de la Raison selon la Foi.

 

Salut à votre très unique apothéose,

Et que votre âme ait son fier cortège, or et fer.

Sur un air magnifique et joyeux de Wagner.

 

Paul Verlaineaj

Les fêtes de Bayreuth

en 1886 (j)

Répétitions

Tristan : instruments à vent : 29, 50 juin.

  instruments à cordes.

  orchestre réuni : 30 juin, 1, 2, ) juillet.

  chant, au piano, hors le théâtre : 29, 30 juin, 1 juillet.

  sur la scène : 2, 4, 5 juillet.

  chant et orchestre : 6, 15 juillet.Parsifal : instruments à vent : 4, 5 juillet.

  instruments à cordes.

  orchestre réuni : 8, 9, 10 juillet.

  chœurs et solos, au piano : 7 juillet.

  chant, au piano, sur la scène : 8, 9, 10 juillet.

  chant et orchestre : 12, 13, 14 juillet. Séances extraordinaires : 11, 16 juillet.

Parsifal : répétition d’ensemble, avec costumes : 17 juillet. Tristan : 18 juillet.

Parsifal : répétition générale : 20 juillet. Tristan : 21 juillet.

Représentations

Parsifal : 23, 26, 30 juillet, 2, 6, 9, 16, 30 août. Tristan : 25, 29 juillet, 1, 8, 12, 15, 19 août.

[…]

 

Kundry, Isolde : Malten, Materna. Sucher.

Thérèse Malten

Mademoiselle Thérèse Malien, c k. Kammersœngcrin » à l’Opéra de Dresde.

Née en Prusse Orientale, en 1855 ; études musicales avec le Dr. Kr.gel, à Merlin ; en 1873, début à Dresde, dans Patuina de la Flûte enchantée. Depuis lors, Mademoiselle Malten n’a quitté le théâtre de Dresde que pour des représentations extraordinaires en Allemagne, Angleterre, Russie.

Mademoiselle Malten a joué le rôle de Ivundry à Bayreuth.

Amalie Matkrna

Madame Amalie Friedrich Materna, « k. k.Kammersaangerln » l’Opéra de Vienne,

Née à Saînt-Georgen (Styrie), en 1847 ; premières études musicales à Vienne ; début dans l’opérette et l’opéra-bouffe au Thalia-Theater de Graz, puis au Carl-Theater de Vienne ; nouvelles études avec Proch ; en 1869, débuts à l’Opéra de Vienne dans l’Africaine.

Madame Materna a joué à Bayreuth le rôle de BrXXX et celui de Kundry.

Rosa Sucher Madame Rosa Sucher, « Openismngeriu » à l’Opéra de Hambourg.

Née près de Ratisboime, où elle a fait ses études musicales ; en 1878, début à l’Opéra de Hambourg, qu’elle n’a plus quitte depuis cette époque.

Madame Rosa Sucher a épousé, peu après son début, le chef d’orchestre de l’Opéra de Hambourg, M. Joseph Sucher. Bile chante à Hambourg les principaux rôles du répertoire Wagnerian,

 

Parsifal, Tristan : Gudehus, Vogl, Winkelmann »

Heinrich Gudehus M. Heinrich Gudehus, « k. Kaminersamger » à l’Opéra de Dresde.

Né à Celie (Hanovre) en 1845 ; d’abord professeur dans le lycée de jeunes filles et organiste à Goslar ; étudie ensuite le chant avec Madame Schnorr de Carosfeld ; en 1870, déboule à l’Opéra de Berlin ; après un succès se retire pour étudier ; en 1875, engagement à Riga, puis à Lubech, Fribourg ; en 1880, à Dresde.

A Bayreuth, il joua Parsifal.

Heinrich Vocl M. Heinrich Vogi … l’Opéra de Munich.

Né à Munich, en 1845 ; d’abord maître d’école à Freising et à Ebersberg ; Franz Lachncr le décide à étudier le chant ; en 1865. il débute dans is Freischütz, à Munich » où il est resté.

M. Vogi joua Loge à Bayreuth, en 1865. M. Vogi épousa Mademoiselle Therese Thosu, qui fut également engagée et resta avec lui au théâtre de Münich. C’est M. et Madame Vogi qui ont joué les premiers, après M. et Madame Schnorr, les rôles de Tristan et d’Isolde.

Hermann Wink.klm.ann M. Hermann Winkelmann « k. k. Kammerssenger » à l’Opéra de Vienne.

Né à Brunswick, en 1849 ; étudie le chant à Hanovre et à Paris ; début à Sordersh au sen ; ensuite, engagement à l’Opéra de Vienne, où il est encore.

M. Winkelmann a joué le rôle de Parsifal à Bayreuth,

 

Brakgne : Staudigl.

Mademoiselle Gisela Staudigl, grossherzogl, Hofopercsaengeria à l’Opéra de Cailsruhe.

Amfortas : Gura, Reichmann .

M. Eugen Gera, « k. Kammersänger » à l’Opéra de Munich, Né la Bohême, en 1847 ; débute à Munich en  1865, En 1876, a joué Bayreuth Dernier et Gunther.

M. Theodor Relahmacn, « k. Kammersänger  » à l’Opéra de Vienne. Précédemment à Munich ; a joué Acifortss, à Bayreuth, en 1883, 83 et 84.

Kungsor, Kurwenal : Plank, ScheidemanieL

M. Plank, « grossherzogl. Hofeperasœnger » à l’Opéra de Carlsruhe. Il a chaaté Klingsor et Titurel à Bayreuth, ea 1884.

M. Scheidesuantel, r k. Kamoiersarnger » à l’Opéra de Dresde.

Gurhemanz, Marke : Siehr, Wiegand.

M. Gustave Sichr. « k. Hofopcrassenger » à l’Opéra de Munich. Né en Westphalie, en 1837 ; d’abord médecin ; débute comme chanteur à Neustrelitz ; à Munich depuis 1876. A joué Ilagen à Bayreuth en 1876, et Gurnemanz en 1883 5, 83, 84.

M. Wiegand, c Operusnengcr a à l’Opéra de Hambourg.

Ecuyers : Mmes Reuss-Belce, Sieber, MM. Forest, Gtiggenbiihler, Kellerer. Les autres rôles, par Mmes Reuss-Belce, Sieber, MM. Forest, Grupp, Gnggenbüller, Halper, Kellerer, Schneider.

Les solos des Filles-Fleurs, par Mmes Fritsch, Förster, Ledinger, Kaner, Reuss-Belce, Sieber. Choeur des Filles-Fleurs, par 34 chanteuses. Chœur de la coupole, par 12 chanteuses, 15 chanteurs, 45 enfants.

Chœur du théâtre, par 30 chanteurs.

Orchestre : 32 violons, 12 altos, 12 velles, 8 contre-basses,

4  flûtes, 6 clar. et clar.-b., 5 hautb. et cor angl.

5  bassons et contre-basson, 9 cors, 4 tromp., 4 tromb., 1 tuba, 4 harpes, 2 paires de timbales,

Notes sur la musique wagnérienne en les œuvres musicales françaises en 1885-188629 ak.

La musique, dit-on, ne doit pas peindre, mais exprimer des sentiments ; et l’on fait pour le prouver de beaux raisonnements.

(Camille Saint-Saëns : la France du 23 mars 1885)

 

La vie humaine, que l’Art Wagnérien doit recréer, est faite d’éléments en apparence très divers, mais issus tous de la sensation, et produisant, dans leur complexité croissante, les deux modes de la notion et de l’émotion. L’art plastique recrée les sensations ; l’art littéraire recrée les notions : j’ai montré que les procédés de ces deux arts pouvaient encore, par un détournement de leur destin premier, traduire certaines émotions d’origine sensuelle ou notionnelle. Mais les émotions les plus subtiles et les plus profondes sont recréées, seulement, par un art spécial, incapable de toute autre destination, par la Musique.

 

I

Dans le grand parc mondain et joli, par les soirées chaudes quelque rêveur s’attarde sur un banc, tandis que les arbres, au loin, cisèlent de noires images vacillantes le spectacle étoilé du ciel, et que passent enlacés, ou bien s’assoient, les couples élégiaques. L’âme du rêveur perçoit le jeu mobile des lumières, les bruits des paroles, là-bas, et les mares éclatantes — cerclées étrangement d’une verdure sombre, les mares de blancheur étalées au sol par le jet des lampes électriques. Elle voit sautiller, dans les allées, quelques frêles enfants très gracieux. Et comme il n’a point l’esprit occupé à d’autres pensées, le rêveur se rappelle d’enfantines journées évanouies. Maints hasards de sa vie, qui jadis lui avaient paru indifférents, il les revoit, et leur suite logique. Mais bientôt les souvenirs affluent ; ils se mêlent et affluent : c’est des tronçons de faits anciens, des visions ténues et innombrables ; comme la secousse joyeuse d’un large flot qui s’élève, et qui l’envahit. Les sensations, tout à l’heure perçues nettement, se joignent à cette marée tumultueuse d’idées. Il éprouve un bonheur fiévreux, quelque rapide grandissement de soi, dans cette vie évoquée, et qu’il revit. Alors le rythme de ses images s’accélère : elles tournoient maintenant, tournoient sans arrêt devant lui : une allégresse montante, haletante, éperdue. Puis, sous une réflexion soudaine, le beau rêve est changé : ces âges délicieux, oui, ils sont lointains, désormais finis. Par degrés les sensations et les notions sont décolorées : la création des images s’apaise : un voile couvre la folle danse, ralentie. Le rêveur perçoit mieux les bruits du parc ; il les perçoit imprégnés d’une méchante tristesse. Il souffre, et voici que sont dissipés et fuient les derniers tourbillons des souvenirs. Un vide cruel, dans l’âme. Et voici revenus les raisonnements habituels, le rêveur regarde, réfléchit : son émotion a disparu.

L’émotion est ainsi un état très instable et très rare de l’esprit : elle est un rapide afflux d’images, de notions, un afflux si dense et tumultueux que l’âme n’en peut discerner les éléments, toute à sentir l’impression totale. Parfois l’émotion escorte un raisonnement, ou quelques paroles prononcées : alors elle est un accompagnement sonore et continu à de très poignantes idées. Parfois elle envahit tout l’être, et les paroles cessent, comme les notions. La joie ou l’angoisse étreignent l’âme : c’est la triomphante extase de passion, l’extase fougueuse et brève que les amants connaissent, aux rares minutes de l’amour.

Traduire l’émotion par des mots précis était évidemment impossible : c’était décomposer l’émotion, donc la détruire. L’émotion, plus encore que les autres modes vitaux, ne peut être traduite directement, mais seulement suggérée. Pour suggérer les émotions, mode subtil et dernier de la vie, un signe spécial a été inventé : le son musical.

Par quel mystérieux enchaînement de circonstances historiques fut acquis aux sons le pouvoir d’évoquer les profondes émotions de l’esprit ? Non point, certes, par une prédestination naturelle. Les sons n’ont pu davantage, à l’origine, signifier les douleurs ou les joies que les mots n’ont pu signifier leurs notions correspondantes. Aussi l’histoire de la Musique nous montre la formation continuelle de nouveaux langages musicaux : à chaque peuple, les mêmes émotions suggérées par des rythmes et des sons différents. Comme le langage des arts plastiques, et comme celui des arts littéraires, le langage de la Musique fut d’institution purement humaine. Non qu’il soit né, cependant, d’un simple artifice, de quelque convention volontaire entre les hommes : mais, pareillement à tous les langages d’une association fortuite, consolidée en l’âme par d’héréditaires habitudes ; d’une vieille association qui lia certains rythmes et sons à certains états passionnels de l’esprit.

Dans l’émotion joyeuse, souvent la poussée des images devient plus rapide : les rythmes rapides ont désigné la joie, d’abord pour les paroles, puis pour le chant, qui fut un effort à rendre les paroles plus expressives. Certaines relations de sons conviennent, plus aisément que d’autres, à la disposition du larynx humain : de là, une tendance à signifier, par ces relations, des états de repos ou d’apaisement. Ainsi, et par maintes accordances telles, désormais secrètes, les émotions des premières âmes furent liées à ces signes. Le langage initial de la musique fut constitué, œuvre de hasards séculaires.

II

Toutes les formes de l’art poursuivent une fin commune, la création d’une vie supérieure au moyen de signes précis. Toutes vont à cette fin par un progrès continu, dont j’ai naguère noté les lois dominantes. L’art musical, recréant la vie des émotions, devait obéir à ces lois : par elles il fut régi, dans la succession historique de ses aspects et de ses caractères.

La première loi de l’art est le réalisme : au monde de la réalité habituelle doivent être pris les éléments de la réalité artistique. L’artiste peut seulement imprégner cette réalité habituelle d’une vie plus intense, la transposer, volontairement, dans l’Art. Ainsi les musiciens, toujours, furent pleinement réalistes : ils n’ont point créé pour la musique des émotions nouvelles : ils ont recréé, plus vivantes, les émotions qui, dans l’habitude, poignaient leurs âmes.

La seconde loi de la vie, et de l’art qui l’exprime, est le passage constant d’un état plus simple, relativement homogène, à un état plus complexe d’hétérogénéité. Sous l’habitude croissante les émotions s’affinent, se multiplient. C’est, d’abord, dans l’âme, à peine deux ou trois vagues passions, la crainte, l’espérance, le fougueux désir. Bientôt, s’épandent les nuances ; les émotions deviennent plus subtiles ; à chaque moment correspondent des joies, des douleurs spéciales. De là, pour la musique, une complexité croissante des signes et du langage. Les rythmes, au début ; l’émotion produite seulement par les rapports de sons : c’est la Mélodie. Puis sous l’hétérogénéité montante des émotions, naît une forme plus complexe, l’emploi des accords : quelques sons nouveaux sont créés, par des alliances de notes. Enfin les notes et les accords, qui valaient seulement par leurs relations et mesures, vêtent des significations propres, indépendantes de leur place dans la mélodie. La mélodie est une musique produisant l’émotion par les rapports ce ses éléments : l’harmonie véritable est la reconnaissance, en chaque élément, d’un sens émotionnel distinct. Ainsi le langage musical fut sans cesse plus complexe, sous la complexité sans cesse plus vive des émotions : et chacun de ses termes acquit une valeur émotionnelle plus précise, devint plus exclusivement le signe d’une émotion définie.

A mesure que les âmes se développent, elles requièrent davantage, entre elles et l’âme de l’artiste, l’atténuation de tout intermédiaire. Les divers signes de l’art ne sont que des signes. Leur valeur propre doit être négligée, dans l’unique perception des choses qu’ils signifient. Ainsi les sons de la musique ne nous doivent pas intéresser en tant que sons, mais comme les représentants d’émotions artistiques. Mais un jour vient où, pour les âmes très délicates, les signes de l’art apparaissent trop sensibles, incapables désormais d’être négligés. La perception de l’œuvre est ainsi gênée : un intermédiaire s’est dressé, non senti auparavant, entre ces âmes et l’âme de l’artiste créateur. Alors l’artiste doit employer des signes moins denses, plus différents, par leur aspect sensible, des choses qu’ils signifient : l’artiste plasticien use la peinture, au lieu de la statuaire ; le littérateur remplace le récit oral par le drame, et le drame par le roman. La musique, art postérieur, et plus constamment modifié dans ses langages, a subi moins vivement l’influence de cette loi. Mais déjà l’heure approche où les sons musicaux ne pourront plus produire l’émotion, s’ils sont directement entendus : leur caractère propre de sons empêchera l’âme de les considérer comme de purs signes d’émotions. Une musique nouvelle deviendra nécessaire, écrite, non jouée, suggérant l’émotion sans l’intermédiaire de sons entendus, la suggérant ainsi meilleure et plus intime. La musique des mots, qui est la poésie, avait d’abord le besoin, pour émouvoir, d’être dite : aujourd’hui nous la lisons : et ses sonorités nous procurent plus entièrement l’émotion, sans l’intermédiaire de la voix.

Enfin la Musique, de même que les autres arts, reçut des formes diverses à mesure que s’accrut le nombre des âmes « différentes ». Elle fut d’abord populaire, universelle, très simple et comprise par tout un peuple. Puis tels artistes créèrent des émotions qui devinrent incompréhensible aux masses : toujours, tandis que la musique s’affinait, décroissant le nombre des esprits pouvant recréer ces émotions supérieures. Aujourd’hui la hiérarchie naturelle des esprits exige, dans les musiques, une hiérarchie pareille : aux simples âmes incultes la mélodie, la chanson ; à beaucoup la mélodie plus parfaite de la musique d’opéra : à quelques-unes les complexes langages des contrepoints, les nuances des accents et des timbres.

III

Sous ces lois générales, l’art des émotions fut développé, depuis le jour où lésâmes ressentirent, d’abord, le mode de l’émotion.

Que furent les premières émotions, et les premières musiques ? Nous pouvons savoir, seulement, que les émotions furent, au début, simples et peu nombreuses, fort vagues : et que les musiques des nations primitives furent spécialement rythmiques. Les monuments de l’Egypte, de l’Assyrie, nous montrent l’emploi considérable, chez ces peuples, d’instruments à percussion, marquant les rythmes. C’est les sistres et crotales des Egyptiens, les cymbales et tambourins des Assyriens. Ces peuples traduisaient leurs naïves émotions par des mouvements sonores, sans nul souci de reconnaître une valeur spéciale aux divers sons.

Un fait également certain est l’absolue différence du langage musical employé par ces premiers artistes et de notre langage moderne. La musique des Arabes, par exemple, nous serait incompréhensible : certains rythmes présentent, pour les Arabes, des significations émotionnelles contraires à leurs significations dans la musique européenne. Et notre musique, pareillement, n’offre aucun sens aux oreilles des Arabes.

Chez les Grecs, les émotions devinrent plus multiples et subtiles. Cependant les Grecs n’étaient guère disposés aux très vives émotions : ils se contentèrent d’une musique purement rythmée : mais ils compliquèrent le rythme par la création des genres et des modes, formes mélodiques multiples, répondant à des formes spéciales de l’émotion.

La musique des Grecs, assurément, ne nous serait point plus émouvante que celle des peuples antérieurs. Pourtant les Grecs, race de théoriciens et de raisonneurs, comprirent, mieux peut-être que ne l’a fait depuis aucun peuple, la nature véritable de l’art musical. Ils aperçurent que les divers genres et modes, par leur liaison aux émotions, avaient acquis la valeur, sans cesse plus précise, de signes, et constituaient un langage défini. Ils pensèrent alors que ce langage devait être réglé : et ils dressèrent, avec une admirable rigueur, le vocabulaire émotionnel de leurs signes musicaux. A chaque genre, ils attribuèrent un caractère spécial : le diatonique fut assigné aux émotions graves et viriles ; le chromatique aux émotions plaisantes ; l’enharmonique aux émotions très vives et rapides. Ils reconnurent une valeur spéciale aux divers modes. Ils eurent cette langue musicale précise, qui seule permet une expression régulière des émotions. Chaque mélodie fut marquée d’un Ethos, ou caractère propre, constitué par un rythme et un mode particuliers.

Aux Grecs encore la musique doit ses instruments. Homère cite la lyre, la flûte, la syrinx, la trompette militaire : chacun de ces instruments fut chargé d’une signification spéciale. Puis les grecs Ctesibius et Hiéron créèrent un instrument déjà plus complexe, l’Orgue, dont les médaillons conformâtes nous montrent les naïves fuselures.

Saint Ambroise, après lui saint Grégoire sont les derniers protecteurs de cette vénérable musique ; ils instituent une précieuse mélodie expressive, le plain-chant, traduction simple et profonde des premières émotions religieuses.

La musique grecque avait été celle d’âmes nouvellement émues : elle avait été universelle. Tous avaient les mêmes émotions : tous purent comprendre le même langage musical recréant ces émotions. Au Moyen Age, la loi des différences croissantes amène déjà la formation de deux musiques entièrement distinctes : l’une populaire, donc toute de rythme et de mélodie : l’autre savante, la musique religieuse et scolastique, destinée seulement aux âmes plus complexes.

L’histoire de la musique au Moyen Age est dans la marche parallèle de ces deux langages distincts.

Les savants musiciens des siècles scolastiques sentirent que les sons employés par leurs devanciers ne suffisaient plus à traduire la multiplicité naissante des émotions. Ils inventèrent des sons nouveaux : certaines notes, parleur réunion, formèrent d’autres notes ; à l’octave furent joints, chargés de significations spéciales, les accords de quarte et de quinte. Alors, par Isidore et Huncbald, fut donné à la musique l’Organum, accompagnement continu de la mélodie. Ces successions de quartes et de quintes, qui aujourd’hui signifient pour nous les émotions les plus étranges et nous paraissent les plus dures, elles étaient, pour les âmes anciennes, le signe des émotions les plus naturelles. Pendant quatre siècles, nulle autre harmonie ne fut connue : Guico d’Arrezzo déclarait, en 1050, que les seuls accords raisonnables sont les accords de quarte et de quinte, ajoutant que l’accompagnement à la quarte était plus spécialement doux et plaisant.

Mais bientôt, sous raffinement ininterrompu des émotions, furent trouves de nouveaux accords. Ainsi naquit le déchant, ou chant simultané de plusieurs mélodies : c’était, tout proche, le contre-point, un effort à composer dans l’âme les émotions, par les alliances des motifs, et les emmêlements harmoniques de leurs nuances.

Un nouveau langage musical était constitué, déjà plus riche et plus complexe que le langage antérieur des Grecs. Mais les savants compositeurs scolastiques ne furent point, comme les Grecs des esprits positifs et raisonnables. Ils ne comprirent point que les sons, par eux multipliés, étaient purement des signes, appelant un vocabulaire précis, et leur rattachement défini à l’émotion qu’ils devaient traduire. Ils négligèrent la signification émotionnelle des accords, des rythmes : ils s’ingénièrent à perfectionner une langue dont ils avaient oublié le sens. Et la musique qu’ils ouvrèrent, les canons et les messes des maîtres flamands, c’était un vain travail nullement artistique ; comme les stériles besognes d’un scribe, enjolivant sans les comprendre des lettres étrangères.

Alors la musique populaire, qui avait eu un développement parallèle à celui de la musique savante, vint au salut de l’an émotionnel. Cette musique avait été toujours spécialement rythmée et mélodique ; nulle trace d’harmonie dans les premières chansons populaires. Les instruments A percussion dominent, comme dans toute musique primitive : c’est ici les cymbales, les grelots, les cliquettes ; les carillons. Mais ces chansons exprimaient des émotions réelles, des émotions simples et naïves, cependant plus fines que celles des peuples antérieurs30. Chaque province avait un spécial langage mélodique. Les mouvements étaient toujours peu variés, d’autant plus expressifs dans le petit nombre des émotions diverses.

Pendant que les savants compositeurs détruisaient la langue musicale ancienne, une nouvelle langue était fournie à la musique par ces chansons populaires. Parmi elles Luther, avec une merveilleuse intelligence théorique, choisit les premiers chants de son culte. Comme avaient fait les Grecs, il voulut fixer lésions qui convenaient le mieux aux diverses liturgies. Plus tard le vénérable Pierre Louis de Préneste, dit le Palestrina, transmit à la musique scolastique mourante l’élément vivifiant de la mélodie expressive. Son œuvre demeure, pour nous, d’une compréhension malaisée ; il emploie un langage encore indécis, moyen entre la langue des vieux savants, à nous secrète, et la langue nouvelle qui venait du peuple. Mais dans la Messe du Pape Marcel, tout différente de ses autres œuvres, dans les admirables Improperia, il nous montre un étonnant souci de l’expression émotionnelle. Je sais, dans les Improperia, un fragment du Popule meus, à peine moins sublime que le Popule meus du vieux plain-chant. C’est des accords d’une grave dolence, accentuant les angoisses du Christ qu’un peuple a renié : Popule meus, quid feci tibi ? Alors le chant s’élève : les harmonies sont tenues dans un registre solennel et hautain : entendez la plainte divine : Quia eduxi te terra Ægypti !

IV

La musique moderne avait été préparée par quelques essais de Palestrina. Elle fut créée en Allemagne vers la fin du dix-septième siècle, par le maître Jean Sébastien Bach.

Le peuple d’Allemagne était resté une race simple et naïve, spécialement disposée, par une multitude de circonstances historiques, à ressentir les émotions. Elle y fut aidée par la réforme de Luther, dirigeant les âmes vers une foi aimante, tout cordiale.

Jean Sébastien Bach fut ainsi un homme simple et naïf, étranger aux subtilités de la passion, mais répugnant la destination inartistique et formelle donnée à la musique par les contra-puntistes antérieurs. Il éprouvait des émotions très profondes : il les voulut traduire par le moyen du langage que lui avaient livré les musiciens. Il fut conduit à exprimer dans la langue compliquée du contre-point des émotions fort peu compliquées, presque pareilles aux émotions du peuple ; et pour parvenir à cette fin, il a modifié le contre-point de ses devanciers, si profondément qu’il en a fait une musique nouvelle.

Il a dit les états d’émotions sommaires, mais très intenses et sincères de son âme. Cinq ou six grands sujets : il a dédié toute son œuvre à les recréer : une charmante gaieté enfantine, les élans de la primitive piété, quelques rêveries douloureuses.

Pour rendre ces émotions ; il a choisi des thèmes mélodiques clairs et brefs, tantôt reprenant un motif populaire, construisant tantôt lui-même des motifs pareils. Et il a, sur ces thèmes, fondé une harmonie spéciale rappelant par un aspect tout extérieur les contre-points précédents, pleine de hardies significations comme de trouvailles expressives. Parfois il se jouait avec un motif, l’employait à maintes gracieuses figures : ou bien il accumulait les modulations puissantes, aggravant ainsi l’émotion du thème à chacun de ses retours. Il a, dans la bonne inconscience de son génie novateur, donné à tels éléments de la musique des valeurs émotionnelles qu’elles ont toujours conservées.

C’est, dans la Passion suivant Saint-Mathieu, limitant des récitatifs qui recréent, comme des mots, l’émotion religieuse, c’est le chœur initial et le chœur final : l’emportement raisonnable et sincère d’un peuple, l’hymne de la foi nouvelle, nullement luxurieuse ou mystique : une ferveur discrète, infinie.

Et voici la tranquille grâce d’une danse : dans une fugue sautillent les mélodies ; c’est la danse paisible et charmante de trois couples. Voici d’abord le motif, un air vif et léger, exposé, durant trois mesures, par la première voix. La seconde voix le reprend plus développé ; et le motif est repris encore par la troisième voix, complété encore. Alors les deux premières voix abandonnant les contre-sujets où elles s’amusaient, abordent la première coda de la fugue : c’est la ronde générale, l’épanouissement achevé du sujet qui s’éploie en des notes brillantes et concises. Puis les voix se désunissent ; elles cherchent des attitudes nouvelles, tantôt les quittent après un instant, tantôt s’y attardent, par d’adorables modulations. Elles se jalousent, elles s’invitent à reprendre la danse commune. La première voix redit enfin le motif : les deux autres y répondent, et la coda reparaît entraînant les couples, qui bientôt se séparent, à nouveau, variant sans cesse la forme de leurs allures : les divertissements s’épandent, leur vivacité s’accroît ; la douce sauterie est poursuivie durant les dernières mesures : enfin les trois voix se rejoignent sur la tonique, et enfin se taisent. Mais quelles paroles diraient les élégances délicates, les spirituelles musiques si brèves et si précises, courant sans arrêt, au travers de ces pages31 ?

Bach avait créé la musique moderne : il lui avait donné les émotions qu’elle devait exprimer, et la langue où elle les devait exprimer. Les mêmes émotions furent recréées dans le même langage, par les musiciens ultérieurs : modifié seulement par les lois naturelles qui avaient modifié les âmes.

Au dix-huitième siècle, les émotions n’avaient point cessé être naïves et simples t elles étaient devenues plus spirituelles. Les musiciens de ce temps, Haydn et Mozart, firent une musique à peine moins simple et naïve, mais plus finement spirituelle que la musique de Bach, ils employèrent le même langage, mais également rendu plus spirituel, débarrassé encore de formules trop savantes, qui ne convenaient point à la disposition renouvelée des esprits.

Les œuvres de Joseph Haydn sont le plus parfait poème de l’émotion élégante, coquette et naïve. Parfois déjà, dans les sonates pour le clavecin, quelques mesures d’un adagio très subtilement poignant : ailleurs un emportement fougueux des rythmes. Mais le caractère constant de ces œuvres est la sereine grâce : des allégrettos brefs et légers, des menuets adorablement réguliers : partout la délicate plaisanterie d’une âme ingénue.

Mozart fut moins parfait : les exigences d’une vie misérable le contraignirent à d’incessantes improvisations, où les vertus de son génie purent seulement être devinés. Celui-là, cependant, éprouvait avec une intensité singulière les émotions, profondes et polies, de son pays et de son temps. Sous les modulations faciles, sous les recherches rapides de complications harmoniques, il a. souvent, chanté une douleur aimable, ou des languides gaîtés. Puis il a donné le chef-d’œuvre de la musique spirituelle, cette série de mélodies, la Flûte enchantée, où les contrepoints de l’ouverture, les chansons de Papageno et de sa fiancée, émeuvent délicieusement, comme les échos d’une élégante joie.

Ces deux artistes admirables, et maints autres, le mièvre Dussek et le noble Emmanuel Bach, et le souriant professeur Clementi, ces poètes maniérés et sincères, dont les œuvres aujourd’hui nous reposent de nos démocratiques bruyances, ils disent les émotions de leur âge, dans la langue que leur avaient faite les temps. Mais voici que s’approchait à la Musique un homme si extraordinaire que ses origines intellectuelles demeureront à jamais mystérieuses : un extravagant prodige anéantissantes lois où nous nous complaisions sur l’hérédité, l’adaptation aux milieux : un compositeur dont l’influence pour la musique ultérieure fut partielle, funeste, mais qui rendit un peu superflues toutes musiques ultérieures ; un être qui, seul dans l’Art, a connu tout le domaine de l’Art ; un musicien dans l’âme duquel ont vécu, précises et réelles, toutes les émotions humaines, toutes absolument ; un Dieu donc, puisqu’il fut de tous les hommes le plus surnaturel : le claveciniste flamand Ludwig van Beethoven.

 

Teodor de Wyzewa

Tristan et Yseult

On rapporte, en Allemagne, qu’au lendemain de la première représentation de Lohengrin, à Weimar, Franz Liszt dit à Richard Wagner : « C’est mieux qu’un chef d’œuvre que vous donnez à la musique ; c’est tout un théâtre que vous créez. » Et le maître de répondre : « Ceci n’est qu’un commencement : mais, dès maintenant, ayez confiance. J’ai creusé les fondations ; nous bâtirons bien l’édifice. Ce qui est conçu se réalisera. » Tristan et Iseult devait venir, quelques années après, justifier magnifiquement cette hardie parole. Tannhaeuser et Lohengrin avaient marqué le point de départ de l’homme de génie ; Tristan et Iseult se dressait comme une cime du haut de laquelle se pouvait découvrir tout le nouveau royaume du drame musical.

Sous le coup d’un irrésistible amour, dans l’embrasement de ses désirs, le poète sentit surgir l’étonnante tragédie du profond de son âme. Elle fut la fleur douce et cruelle de ses enivrements et de ses souffrances, de ses combats et de ses espoirs. La fable mise en scène n’est que l’expression d’un état intérieur traduit en faits visibles. De là son unité plénière, son obsédante intensité. Nous n’avons pas affaire à des personnages d’opéra ; des figures vivantes s’agitent devant nous et nous associent, pour un temps, à leur existence. La passion parle, domptant l’homme et le transfigurant. La musique nous met en pleine humanité supérieure, dans la région des absorbantes essences, à mille lieues des hasards vulgaires. Il plaît à Wagner de nous faire contempler face à face l’inexorable amour.

Les violoncelles, d’une lente voix, jettent les premiers accents du prélude. Les bois répondent à l’appel attendri des violoncelles. Le morceau se développe, haletant passionné, plein de soubresauts et d’aspirations sublimes ; un chant de violon qui toujours s’exalte, un chant audacieux d’une ivresse infinie d’espérance, d’un tourment inouï de désirs, se dégage soudainement des harmonies douloureuses tel qu’un oiseau blessé qui voudrait monter au-dessus des orages. On sent tout de suite que le drame s’emplira de torturantes délices. Ce sera le drame de la volupté fatale, de l’insatiable et opprimante possession. Ce chant aigu, excessif, dont toutes les notes ont des vibrations désespérées de coups d’aile, reparaîtra sans cesse au cours de la pièce. C’est le cri toujours plus impatient du rêve ou l’hymne de l’amour à jamais inassouvi.

 

La toile se lève. On est sur le pont du navire qui, de la verle Irlande, emporte aux rives de Cornouailles la blonde Iseult, fiancée du roi Marke. Une tente richement, drapée occupe la largeur entière du théâtre. A quoi donc songe la pâle souveraine, immobile sur son lit de repos comme une statue de marbre blanc sur une tombe ? Une voix de matelot, claire et forte, rythme je ne sais quelle chanson marine d’une profonde nostalgie, poème sans nom, chanté sans accompagnement, inexplicable de gaieté voilée et de mélancolie caressante, où se reflète l’âme des gens de mer. Le refrain, énergiquement scandé, de cette chanson semble un écho des vagues qui nous bercent, Iseult se réveille comme en sursaut.

Elle aime, en son cœur, ce Tristan qui la conduit vers son nouveau royaume, et cependant elle devrait le haïr. C’est Tristan qui a tué l’époux promis à sa jeunesse, le héros Morold. Hélas ! La haine lui est impossible. Elle adore, elle est visiblement adorée. Pourquoi Tristan n’est-il pas là ? Que ne vient-il lui parler ? Le souffle manque à sa poitrine ; Brangome, sa suivante, écarte les tentures et l’on aperçoit le jeune capitaine, calme et superbe au gouvernail.

Le matelot chanteur continue à faire entendre, du haut de son mat, sa chanson nostalgique. Brangœne va chercher Tristan qui respectueusement, refuse d’abandonner son poste. Près de lui se tient Kurwenal, son fidèle écuyer à la barbe grise, homme de rude expérience et de sûr dévouement. D’un ton de fière bonhomie, Kurwenal encourage son maître à la résistance. Eh pardi eu, il ne voit pas que l’amour fait ravage au cœur du héros. Mais Iseult bondit sous l’a liront qui la déchire. Ses gémissements, que la douce Brangœne est impuissante à calmer, se sourdes colères que tout envenime, se mêlent aux bruits de la mer et aux cris des matelots à la manœuvre, les désirs impétueux grondent en elle. Elle ordonne à sa suivante de préparer îe breuvage de réconciliation et d’expiation. Elle boira la mort à la même coupe que Tristan, et Morold sera vengé.

L’orchestre accentue des traits les plus nerveux ces scènes hautement admirables. Tantôt il répète le refrain de la chanson marine ; tantôt il esquisse ce thème d’amour maladif, inéluctable, d’une modalité chromatique, qui, dans un instant, va s’élargir et enflammer tout le drame. Dès ce début, les caractères sont tracés et affirmés. La passion, contenue encore, de Tristan et d’Iseult émerge lentement des tumultes de la vie extérieure. Ou connaît Brangœne, cette caresse faite femme, et Kurwenal, si tendre sous sa rugueuse écorce. On touche aux catastrophes ; on est en pleine réalité humaine.

Mais ici la musique grandit démesurément. Tristan paraît au seuil de la tente. Les cuivres lancent une phrase saccadée, dont chaque secousse rythme son pas et s’achève par une longue tenue d’une sonorité croissante, subitement interrompue, il semble que l’on entende les battements de ces grands cœurs. Je ne sais rien de plus saisissant que cette longue entrée muette. Iseult, pourtant, reproche à Tristan le meurtre de Morold avec des paroles âpres. Cà et là les instruments sont repris do leur indicible hoquet, suivi de la tenue formidable. Tristan se dérobe tout à coup pour jeter un ordre à ses marins. Mais voilà que Brangœne affolée lui présente la corne d’or où il doit boire la réconciliation suprême. Il boit sans crainte. Iseult lui arrache des mains la corne à moitié vidée et elle boit à son tour. Vont-ils mourir ensemble ? A cet endroit commence une des scènes les plus extraordinaires, les plus inoubliables qui soient au théâtre, une scène assurément unique en sa beauté et telle qu’il n’appartient qu’au génie d’en trouver de semblables.

Les deux héros se regardent en face, suffoqués d’émotion, mais presque se défiant l’un l’autre. La phrase d’amour s’exaltant, s’élargissant encore, se met à flotter sur l’immense frissonnement de tout l’orchestre. Ce n’est pas un breuvage de mort qu’ils ont bu, c’est un philtre d’amour. La phrase s’élucide, le frissonnement s’approfondit. Tristan porte la main à son front ; Iseult porte la main à son cœur. Il se fait à l’orchestre un bouillonnement de sonorités troublantes. Une confusion soudaine les envahit ; ils baissent les yeux. Mais la harpe lance à toute volée un étincelant arpège ; on dirait que la lumière vient d’éclater au milieu des ténèbres, La phrase d’amour s’élève, toujours douloureuse et néanmoins déjà triomphale. Un monde inconnu se révèle aux amoureux. Le philtre a pour l’éternité confondu leurs âmes.

Iseult, la première, appelle Tristan, et Tristan vole, frémissant, dans les bras d’Iseult. La mélodie ardente, monte, monte encore. L’amour a fleuri en eux et il a changé pour eux toute chose. Un flot d’harmonie les inonde ; ils s’absorbent dans la volupté qui les étreint ; les paroles s’échappent, brûlantes de leurs lèvres. C’est la fatalité qui emporte les amoureux. Le pilote a crié. « Terre ! » Le roi Marke vient en personne recevoir sa fiancée ; il faut arracher l’un à l’autre les deux possédés de l’enchantement.

Le crescendo qui nous pousse du commencement à la fin de cet acte est d’une véhémence sans exemple. Le drame fait corps avec la musique. Tout agit sur le spectateur ; c’est la passion qui parle toute pure, effervescente, sanglotante, inapaisable, s’éperonnant sans merci. Sans la mimique des acteurs, bien des passages saillants resteraient lettres mortes ; sans la musique, le drame ne serait qu’un stérile scénario. On se voit donc en présence d’une œuvre d’art complète, en laquelle s’identifient absolument les éléments dramatiques, lyriques et symphoniques. L’orchestration, d’une richesse et d’une douceur exquises, procède par larges coulées, forte et non bruyante, expressive et non simplement pittoresque, et tellement ménagée dans ses audaces même que jamais les instruments ne couvrent la voix des chanteurs.

Nous voici au second acte. Le décor représente un parc planté de grands arbres séculaires, au centre duquel s’élève le pavillon d’Iseult. C’est la nuit : le ciel propice sourit par ses millions d’étoiles. On entend dans les profondeurs de la forêt des fanfares de chasse d’une sonorité grouillante et lointaine impossible à décrire. Brangœne prête l’oreille à toutes les rumeurs nocturnes. Elle redoute une trahison ; mais la reine Iseult, dédaigneuse des craintes, ne connaît que son bonheur. Cette scène abonde en mélodies suaves ou plutôt elle n’est, d’un bout à l’autre, qu’une longue mélodie adorablement brisée. Impatiente de revoir la bien-aimée elle donne à l’improviste le signal du rendez-vous.

 

Du haut d’une terrasse, elle le regarde approcher ; elle lui adresse, en agitant son écharpe, mille signes enfiévrés. L’orchestre suit tous ses mouvements et les rythme avec une vivacité croissante. Richard Wagner a le secret de ces émotions excessives qu’aucune parole ne rendrait.

Le duo d’amour s’engage. Je n’en connais pas de plus délicieux au théâtre, ni de plus réaliste. Doux ressouvenir, aspirations ardentes, silencieux enlacements, songes langoureux échangés à voix basse, désirs qui renaissent d’eux-mêmes, telles sont les sublimes essences de cette page vivante. Tous les murmures et toutes les caresses de l’idéal voltigent dans l’orchestre en même temps que s’y amassent les délires d’une volupté qui ne peut s’assouvir. Tantôt les voix se confondent, tantôt elles s’entrecoupent. Les amants se parlent les yeux dans les yeux, cœur à cœur, presque lèvre à lèvre. Les grandes soifs de la passion ne s’étanchent que pour s’enflammer davantage. Aux mortelles étreintes, aux aveux débordants succèdent les lassitudes pâmées et les longs silences enivrés de nouveaux désirs. Le philtre corrode toujours plus profondément les tendres damnés dans leur âme et dans leur chair. En ceci, le génie du maître est allé si loin que l’auditeur partage les impressions, les délices cruelles et les ineffables amertumes des personnages. Des mélodies qui vous obsèdent montent au-dessus des harmonies qui vous oppressent. Le style chromatique ne saurait aller plus loin. C’est l’anéantissement en joie et en douleur dans la passion fatale. Brangœne avertit vainement les amoureux, ils sont perdus en eux-mêmes. Parce que le jour est en eux, ils croient que la nuit complaisante les couvrira toujours. Mais voilà que l’aube implacable blanchit l’horizon au ciel et le roi Marke vient surprendre les coupables. Le thème de l’amour persiste à l’orchestre, pendant que les cuivres reprennent avec éclat le motif de la chasse ; les pas se précipitent ; le crime est flagrant ; c’est à peine si l’effrayant tumulte de l’entrée des chasseurs peut arracher les deux possédés à leur extase. Tristan n’ose lever les yeux, Iseult se voile la face. On ne sait ce qui va se produire, mais on est sûr que le charme ne sera pas rompu.

Plusieurs voudraient moins longues les lamentations du roi Marke. Eh bien ! non, la lente mélopée du roi ne saurait se brusquer d’aucune sorte. Marne est un vieillard ; il conçoit de l’événement plus de douleur que de colère et sa surprise s’épanche d’autant mieux que nulle sensualité ne souille son cœur royal. Quelle déception pour lui que la perfidie de Tristan ! En qui désormais placera-t-il sa confiance ? Il ne pense pas à tuer ; il voudrait que Tristan se défendit. La clarinette basse accentue de gémissements sourds ses objurgations arrières. Mais Tristan n’échappera jamais à l’enchantement qui le tient. Iseult est à lui ; il la revendique et, se penchant vers elle, il la baise au front.

Un homme alors bondit, feignant la rage ; c’est le courtisan Mélot, l’artisan de cette surprise. Les épées sortent des fourreaux, un double éclair jaillit de l’acier ; Tristan succombe et la reine Iseult s’est jetée sur le mourant. Cependant les étoiles ont achevé de s’éteindre su ciel blême, l’aurore éclatante a surgi : et, tandis que la toile tombe, il monte des instruments une plainte triomphale, vibrante comme une fanfare, douce comme un cantique d’amour. On croirait voir l’immortelle espérance sourdre de tant de désespoir.

Il faut que j’abrège, te troisième acte nous transporte en Bretagne, dans le château en ruines des ancêtres de Tristan. Au lever du rideau, un pâtre soupire sur sa musette un vieil air populaire, traînante mélodie à laquelle le cor anglais prête la poésie de ses sons plaintifs, Tristan, blessé à mort, s’éveille. Où donc est-il ? Kurwenal essaye de le rasséréner. Il est attendrissant, ce rôle de Kurwenal, et merveilleusement soutenu en sa bonhomie forte. L’émotion même de l’écuyer revêt une forme à soi, franche et naïve. C’est un type saisi par le centre et pleinement réalisé.

Mais Tristan se souvient du passé. Il se soulève sur sa couche de moribond ; il évoque son enfance ; il appelle Iseult, et tour à tour il bénit et maudit l’amour. Sa bien-aimée n’arrivera-t-elle point ? C’est elle que sa fièvre désire à toute heure ; c’est elle qu’entrevoient ses hallucinations. Soudain le pâtre joue sur un chalumeau plus aigre une ronde joyeuse. C’est le navire de la bien-aimée qui entre au port.

Il est trop tard. Tout le frissonnement, tout le bouillonnement des joies et des souffrances endurées s’émeut dans l’orchestre, où tourbillonne éperdument l’essaim des mélodies entendues depuis le premier acte. Iseult est là ! Tristan s’est dressé convulsif, l’œil hagard, les narines dilatées, haletant, livré tout entier aux sensations suraiguisées de l’agonie ; il a prononcé un seul mot, — le nom de son idole. — et il a rendu le dernier soupir dans un dernier baiser.

Viennent maintenant les soldats du roi Marke, s’ouvrant passage à main armée     à travers le manoir. Kurwenal ne tient guère à la vie ! Vienne le roi Marke lui-même, éclairci par Brangœne du secret de l’invincible-passion : son pardon ne descendra que sur un cadavre !Tristan n’est plus et la blonde Iseult exhale son âme fidèle en un chant d’apothéose, essor suprême du chant d’amour. La pièce s’achève sur cet hymne de transfiguration. Il n’y a pas de finale à grand fracas, pas de triple chœur, pas de déchaînement orchestral qui puisse égaler une semblable scène. Richard Wagner est le maître de ces conclusions toutes puissantes, qui vivent de leur seule beauté, qui résument supérieurement l’intensité d’une œuvre et qui sont poignantes par cela simplement qu’elles emportent l’esprit des auditeurs aux plus hautes sphères de l’idéal humain.

 

 

Tel est ce drame de Tristan et Iseult, création inestimable et chef-d’œuvre au sens absolu. Au point de vue français, on pourrait s’effaroucher de quelques raffinements métaphysiques, ou, si l’on veut, d’une subordination trop visible des faits aux idées, mais là gît précisément le caractère essentiellement germanique du poème. Le même sujet, traité par un Français, eût pris une allure plus tranchante et plus vive ; seulement, il eût perdu en intimité ce qu’il eût gagné en mouvement et en surface. Chaque nation a son tour d’intelligence et sa manière de sentir qu’elle ne violerait pas impunément. Mais l’art a cela de grand qu’il parle toutes les langues et la méthode wagnérienne a ceci d’inestimable qu’elle est au-dessus des procédés techniques, qu’elle s’accommode de toutes les qualités nationales et qu’elle vit de logique et de sincérité.

 

Fourcaud.

 

L’œuvre de Bayreuthal

(suite)

 

Extraits de lettres anciennes à des amis

 

13 novembre 1871 :

« Que l’affaire suive donc son cours, et que l’Allemand montre qu’il sait enfin donner l’attention nécessaire à une branche de l’art public si honteusement négligée, et même temps d’une influence illimitée, et à laquelle je voue ma vie. »

 

19 mai 1871 :

« Avant tout je suis heureux d’obtenir ce que nous nous proposons par un accord vraiment amical, et je m’efforce pour cela d’exclure tout élément étranger, hostile ou nuisible, Personne ne sera attiré par nous qui ne conçoive pleinement ce dont il s’agit ; les faits mêmes parleront à ceux qui n’auront pas compris.

Je me réjouis de voir combien ceux que j’ai appelés à participer à l’entreprise sont remplis d’espérance convaincue et de ferme confiance. D’ailleurs, rien qu’à considérer cette ville de Bayreuth que devant le monde entier j’élève à une telle importance, je vois que nous sommes en présence d’une création universellement bienfaisante, dont l’effet se répand immesurablement devant nous.

 

Non daté :

« On voit très nettement que nous manquons de toute organisation. Si je ne savais combien d’activité est eu mouvement, je n’aurais pas eu le courage d’accepter de cette bonne ville de Bayreuth son magnifique terrain. Mais maintenant il s’agit de commencer les travaux : on est prêt à conclure des traités avec les entrepreneurs ; il faut les ratifier, et voici le temps de sortir de l’idéalité pour tomber dans la réalité.

Jusqu’au jour où la première pierre sera posée, les frais sont petits et notre provision pécuniaire sera plus que suffisante, mais plus tard j’espère réunir à Bayreuth les délégués de tout le Patronat pour obtenir une sûre base matérielle à l’œuvre idéale.

Ma dernière idée est de me servir, à cette occasion, d’un moyen tout spécial. Je publierai une invitation s’adressant aux musiciens et choristes et leur demandant de venir pour trois jours à Bayreuth, en nombre et quantité suffisants, pour donner Sous ma direction, dans le bel édifice de l’Opéra, une exécution modèle de la Neuvième Symphonie. »am

 

IV

Pose de la première pierre

1° Communication aux Patrons.

« La construction du théâtre est décidée et les travaux peuvent commencer. Une administration s’est formée dans ce but ; les membres de cette administration (MM. Muncker, Fr. Feustel, et Kaefferlein) auront à rendre compte des sommes reçues des patrons et ceux-ci doivent s’accorder avec eux sur l’emploi de cet argent. Les Patrons et les différentes Associations Wagnériennes ou leurs délégués doivent se réunir à Bayreuth le 22 mai 1872 et, entre autres choses, délibérer sur la distribution de cinq cents places non-payantes que Wagner met à leur disposition.

Bayreuth, le 1er février 1872. »

 

2° Communication aux Patrons.

« J’avertis les honorés Patrons des Fêtes de Bayreuth, que l’aimable consentement d’éminents musiciens et chanteurs me permet d’annoncer une grande exécution de la Neuvième Symphonie de Beethoven sous ma direction, à Bayreuth, le jour de la pose de la première pierre du théâtre provisoire, le 22 mai ce cette année. Selon les promesses qui n’ont été faites, avec la plus chaleureuse sympathie de la part des premiers artistes de nos premiers orchestres et de chanteurs choisis dans les plus éminentes sociétés de chant, je puis en invitant les protecteurs de mon entreprise à assister à cette avant-fête, leur promettre une importante solennité artistique.

Le 16 mars 1872. Signé : l’Administration des Fêtes. »

 

3° Circulaire sur le même sujet : avril 1872.

4° Fragments de lettres : — 26 mars 1872.

« Je tiens décidément à l’avant-fête du 22 mai ; de son indubitable et heureux succès résultera, je crois, un vif progrès dans notre grande entreprise. Tout marche à souhait. Mon attente a même été surpassée ; car au lieu de trois cents invités musiciens, nous en aurons à recevoir quatre cents. »

 

7 avril 1872 :

« Dois-je comprendre, d’après vos indications, que vos peines pour notre grande entreprise sont couronnées d’un succès encourageant ? Puissé-je ne pas me tromper ! Vous rencontrerez beaucoup de paresse et d’inexactitude ; mais, probablement, comme moi vous garderez cette confiance, qu’enfin nos bons Allemands doivent arriver et arriveront à quelque chose. »

5° Après la fête du 22 Mai 1872, adresse de Wagner.

« Il m’a été impossible de serrer la main, en leur disant adieu, à chacun des membres de cette superbe réunion d’artistes qui, dans ces heureux jours de mai, venant de maintes contrées lointaines, se sont groupés autour de moi pour célébrer notre grand Beethoven, et il m’est également difficile maintenant de leur adresser, même par écrit, ce salut d’adieu. Je remercie mes amis, chanteurs et musiciens, qui du nord et du sud, de l’est et de l’ouest, de Berlin jusqu’à Vienne, de l’est jusqu’à Mannheim, ont répondu à mon invitation pour cette noble solennité artistique.

  Bayreuth, 24 mai 1872. »

V

Difficultés dans la continuation de l’entreprise

 

1° Communications aux Patrons.

Les représentations ne pourraient avoir lieu avant l’été de 1875. On n’avait pas à craindre de ne pouvoir réunir en nombre suffisant des musiciens et des chanteurs ; les premiers artistes se sont mis à la disposition de Wagner, qui ade même trouvé des collaborateurs distingués pour les travaux techniques, M. Vorandt de Darmstadt pour la machinerie, et le peintre J. Hoffmann de Vienne pour les décors. Mais pour l’acquisition du matériel il faut autant d’argent que de temps ; le manque d’argent retarde tout. La construction même du théâtre, faite dans l’année 1873, n’avait pu être achevée que lorsque Wagner avait réuni l’argent nécessaire, par des efforts personnels, à Berlin, Hambourg et Cologne.

Si mille amis s’étaient pu trouver en position de sacrifier trois cents thalers, après deux années nécessaires à l’établissement de l’entreprise, la construction du théâtre et ses représentations auraient été assurées. Mais en général le public riche ne s’intéressait pas assez à l’entreprise ; excepté quelque rares amis isolés, c’étaient plutôt les moins fortunés qui témoignaient de leur zèle. Comment continuer et mener à bonne fin l’entreprise sans en changer complètement la tendance ? Il faudrait se concerter avec les amis et protecteurs qui, si cela était possible, se rencontreraient de nouveau à Bayreuth, et qui, tout en cherchant à en améliorer la situation, devaient cacher les difficultés à la publicité. Heureusement la sympathie active de ses amis la soutenait.

Bayreuth, 30 août 1873.

 

2° Communication aux Patrons : septembre 1873.

3° Lettre à un ami : 19 septembre 1873.

« On croit devoir me dissuader de vouloir réaliser mon œuvre par une entreprise d’actions. Etait-ce donc là le sens de ma communication ? Dieu sait que je n’ai pas ainsi compris l’affaire ; cela eût été fait pour confondre le public allemand … Le plus désagréable pour moi était que, même avant que personne ne m’eut accusé réception de ma communication, tout était déjà parvenu à la connaissance de votre digne Presse.

Vous avez donc de nouveau à agir contre ce scandale et vous vous y prenez très bien.

  Mais la chose principale est de tomber bientôt d’accord sur une meilleure façon d’attaquer l’affaire : il faut réunir des souscriptions ; il y a peu de gens pour donner cent thalers, même dans un but national ; il y en a bien qui en peuvent donner cinquante, plus encore donneront vingt et beaucoup dix ; ce sont ceux qui se laissent persuader à soutenir une chose vraiment grande, sans y avoir pourtant l’intérêt spécial qui pourrait les décider à faire un jour le voyage de Bayreuth.

« Je ne donne plus de concerts : cela ne fait que nuire ; chacun croit avoir fait assez en donnant sa cotisation et l’affaire reste là. Ainsi c’était à ***, où l’Association Wagnérienne, après le concert, n’a absolument rien obtenu … »

4° Discours du Maître pour l’édification du théâtre de fête : 2 août 1873.

(Ode de 90 vers, prononcée dans une fête donnée aux ouvriers).

5° Lettre à Karl Brandi : 7 janvier 1874.

6° Déclaration urgente : 16 février 1874.

« Je me permets de répondre une fois pour toutes aux demandes si souvent répétées de céder des fragments de la partition de la Walküre pour être exécutés dans des concerts. Ces demandes ne m’ont été adressées que par des amis de ma musique et ceux qui de toutes leurs forces travaillent à la représentation de mon œuvre … Mais je croirais préjudiciel par avance à la représentation de cette œuvre préparée d’une patience si persévérante ; il n’est plus besoin de tant de peine pour organiser une vraie représentation, si mes amis t’ont morcelée par des exécutions de concert et théâtre. Moi-même j’ai encore à résoudre le problème de cette représentation, car le bizarre succès des représentations du théâtre de Munich, auxquelles je ne participai pas, m’a prouvé combien jusqu’à présent mon œuvre a été mal comprise ; si elle avait été bien comprise en effet, personne n’aurait songé à me demander la cession de tels fragments pour des concerts.

J’espère après cette déclaration n’offenser aucun de mes amis et protecteurs si je ne réponds plus aux demandes de ce genre qui me seront adressées. »

A la fin, les moyens manquant, il fallut céder à la nécessité, et Wagner, au printemps de 1875, donna des concerts à Vienne, à Pesth et à Berlin. Cependant, au mois de novembre 1874, il avait dans sa nouvelle maison de Bayreuth achevé l’instrumentation de Goetterdaemmerung, et achevé ainsi l’Anneau du Nibelung : il s’agissait d’appeler à la vie cette œuvre. C’est alors, comme Wagner s’en revenait de sa tournée de concerts, en été 1875, que les artistes qui s’offrirent à lui arrivèrent et commencèrent les répétitions.

Correspondance.

LONDRES, 7 et 10 juin 1886 : Grand Wagner Night. L’exécution du II° acte de Tristan et de presque tout le IIIe acte de Siegfried, à St-James’s Hali, comptera certainement parmi les grandes solennités de la saison musicale de 1886. Il semble que tout ait été réuni pour donner plus d’éclat à cette soirée, qui précédait seulement de quelques semaines les représentations de Fête de Bayreuth. M. Hans Richter tenait le bâton de chef d’orchestre ; et les rôles étaient remplis par des artistes venus pour la plupart du théâtre Royal de Dresde et qui chantèrent en allemand : Isolde et Brünnhilde — Fraülein Therese Malten, Brangoeue — Fraülein Pauline Cramer, Tristan et Siegfried — Herr Heinrich Gudehus, Marke et Kurwenal — Herr Georg Henschel, Melot — Herr Goerg Ritter. L’exécution, sans surpasser celle que M. Lamoureux nous avait donnée à Paris, a été aussi parfaite qu’on pouvait s’y attendre.

Que de choses il y aurait à dire sur Tristan, l’œuvre maîtresse de Richard Wagner, et spécialement sur le deuxième acte ! Il sembla que toutes les œuvres qui ont précédé Tristan l’annonçaient et le faisaient pressentir ; et je crois que, pour qui connaît bien l’œuvre du maître, il n’y a pas de plus vif bonheur que de retrouver à chaque page ces drames musicaux qui suivirent, et jusque dans Parsifal, le souvenir presque obsédant des harmonies de Tristan.

Il est peu de génies aussi suggestifs que Richard Wagner ; il en est peu d’aussi complexes : n’est-il pas poète avant d’être musicien ? Ne sait-il pas exprimer les conceptions les plus hautes, les plus philosophiques, autant que les émotions exquises et charmantes ?

Le fragment de Siegfried exécuté à St James’s Hall commence au moment où Siegfried, après avoir écarté Wotan, monte au sommet du roc sur lequel Brünnhilde repose endormie, entourée par le feu. Cette scène est l’une des plus admirables, l’une des plus complètes de la Tétralogie. L’intérêt croît avec l’ardeur des deux amants, depuis le réveil de Brünnhilde jusqu’à ce duo passionné où le génie du poète a su rendre toute la grandeur, toute la sublimité et jusqu’à la fatalité de l’amour. L’amour de Brünnhilde et de Siegfried ne nous reporte-t-il pas aux siècles antiques, où toutes choses étaient réglées par le Destin inexorable ?

Quel qu’il soit, le poète qui a fait Siegfried, le musicien qui a écrit le duo de Siegfried et de Brünnhilde, est aussi grand que les plus grands.

G. V.

Bibliographie

On nous annonce la publication très prochaine, par la maison Breitkopf et Haertel de Leipzig, du second volume du Catalogue d’une bibliothèque Wagner par N.Oesterlein.

 

Dans la Bibliographie de notre prochain numéro nous rendrons compte de ce volume qui est le complément du très bel et très utile ouvrage de M. Oesterlein ; on se rappelle que le premier tome a paru en 1879. Ensemble, les deux volumes forment le meuble indispensable de toute collection wagnérienne.