CLXIVe entretien.
Chateaubriand
(suite.)
XLIII
Cependant, madame de Beaumont allait arriver mourante à Rome ; elle écrivait des bains du Mont-Dore, en Auvergne :
« Puis-je donc vivre ? Ma vie passée n’a été qu’une suite de malheurs ; ma vie actuelle est pleine d’agitations et de trouble. Ma mort serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d’autres, et pour moi le plus grand des biens… Que deviendrai-je ? Où me cacher ? Quel tombeau choisir ? Comment empêcher l’espérance d’y pénétrer ? Quelle puissance en murera la porte ? »
Une lettre de M. Ballanche, disciple plus encore qu’ami de M. de Chateaubriand, leur apprit son passage à Lyon. Elle rencontra à Milan M. Bertin, du Journal des Débats, qui la conduisit à Florence. Chateaubriand l’y attendait. Leur entrevue fut déchirante. Elle fut reçue à Rome par le pape et par le cardinal-ministre Consalvi avec la distinction et la bonté qu’ils croyaient devoir à la personne d’une amie du défenseur de l’Église.
« Un jour, je la menai au Colisée : c’était un de ces jours d’octobre tels qu’on n’en voit qu’à Rome. Elle parvint à descendre et alla s’asseoir sur une pierre en face des autels placés au pourtour de l’édifice. Elle leva les yeux, elle les promena lentement sur ces portiques, morts eux-mêmes depuis tant d’années, et qui avaient vu tant mourir. Les ruines étaient décorées de ronces et de plantes safranées par l’automne et noyées dans la lumière ; la femme expirante abaissa ensuite, de gradin en gradin, jusqu’à l’arène, ses regards qui quittaient le soleil. Elle les arrêta sur la croix de l’autel, et me dit : « Allons, j’ai froid ! » Je la reconduisis chez elle ; elle se coucha et ne se releva plus. Me voyant pleurer : « Vous êtes un enfant ! dit-elle ; est-ce que vous ne vous y attendiez pas ?… » Elle me rappela alors nos projets de retraite à la campagne, dont nous nous étions quelquefois entretenus, et se mit à pleurer !
« Les convulsions de l’agonie ne durèrent que quelques minutes… Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde. Une de mes mains se trouvait appuyée sur son cœur, qui touchait à ses légers ossements, il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Ô moment d’horreur et d’effroi ! je le sentis s’arrêter. Nous inclinâmes sur l’oreiller la femme arrivée au repos ; elle pencha la tête ; quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front ; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une lumière à sa bouche : le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était fini ! »
XLIV
Il fit ensevelir cette femme amie dans l’église des Français, Saint-Louis, et quitta Rome pour aller pleurer à Naples.
Peu de temps après, il reçut de M. de Talleyrand sa nomination au poste de ministre plénipotentiaire à Sion, bourgade des Alpes, capitale de la petite république du Valais.
Il accepta et alla remercier Napoléon.
Le duc d’Enghien ayant été fusillé quelques jours après, il donna sa démission.
Madame Bacciochi et M. de Fontanes vinrent lui faire les reproches de l’amitié épouvantée. Il ne rétracta rien de son imprudence et de son indignation. Son royalisme, dont il s’est trop vanté, date de ce jour-là. Bonaparte ne témoigna aucun ressentiment. Les amis mêmes du prochain empire ne se retirèrent pas. M. Pasquier vint l’embrasser. Chateaubriand ne lui rendit pas assez, plus tard, le souvenir de ce généreux courage.
XLV
Satisfait d’avoir protesté par ses actes au sentiment public, Chateaubriand reprit sa vie studieuse, et continua d’écrire des articles pour le Mercure. Il vengea ainsi Tacite de l’animadversion avouée du consul :
« Lorsque, dans le silence de l’abjection, on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du dictateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît, inconnu, auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l’historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels, comme celui de l’honneur, qui, bien qu’abandonnés, réclament encore des sacrifices. Le dieu n’est point anéanti, parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n’y a point d’héroïsme à la tenter. Les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu’importent les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie. »
XLVI
Il résolut alors d’appeler plus fortement l’attention sur lui en voyageant en Grèce et en Syrie. Ce voyage produisit un de ses meilleurs écrits : l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. C’est un recueil de pages étincelantes d’érudition prétentieuse, de piété affectée, un trompe-l’œil admirable pour les fidèles de l’Évangile ou de la gloire classique ; cela réussit complétement. Le style était admirable, resplendissant, unanime ; ceux qui ne croyaient qu’à la Fable retrouvèrent leurs dieux sous les bocages du Céphise ; ceux qui ne croyaient qu’au Golgotha lisaient à genoux au pied du Calvaire. Il faillit remettre en goût les pèlerinages de Sion. Ce n’était qu’un pèlerinage au Parnasse.
Il revint vite, en traversant la mer, par Carthage, puis par Grenade et l’Alhambra, où il rencontra le véritable but de son voyage. « Mais croyez à ce que je chante, et non à ce que je prêche ! » Cet itinéraire est un pot-pourri où Sparte, Argos, Athènes, le Calvaire, l’Hélicon débitent chacun son rôle, et où l’auteur est sûr de triompher, sinon par sa foi, du moins par son talent. Ce succès un peu banal dure encore, et il durera tant que les souvenirs classiques seront la religion des hommes de lettres.
XLVII
Chateaubriand, de retour à Paris le 4 novembre 1811, n’attendit pas le printemps pour aller goûter sa retraite champêtre.
Il avait acheté dans la Vallée-aux-Loups un étroit espace appelé Aulnay, défrichement au milieu des bois. Il y construisait une maisonnette de plâtre et de briques, que les ouvriers achevaient encore. Voulant les activer par sa présence, il y conduisit un soir madame de Chateaubriand, retrouvée à Paris.
« La terre des allées, détrempée par la pluie, empêchait les chevaux d’avancer ; la voiture versa ; le buste en plâtre d’Homère sauta par la portière et se brisa : mauvais augure pour le poëme des Martyrs, dont je m’occupais alors. La maison, pleine d’ouvriers qui riaient, chantaient, cognaient, était chauffée avec des copeaux allumés, et éclairée par des bouts de chandelles ; elle ressemblait à un ermitage illuminé la nuit par des pèlerins dans les bois. Charmés d’y trouver deux chambres passablement arrangées et dans l’une desquelles on avait préparé le couvert, nous nous mîmes à table ; le lendemain, réveillé au bruit des marteaux et des chants, je vis le soleil se lever avec moins de soucis que le maître des Tuileries.
« J’étais dans des enchantements sans fin. Sans être madame de Sévigné, j’allais, chaussé d’une paire de sabots, planter mes arbres dans la boue, passer et repasser par les mêmes allées, voir et revoir tous les petits coins, me cacher partout où il y avait une broussaille, me représentant ce que serait mon parc dans l’avenir, car alors l’avenir ne me manquait point. » Etc.
On voit qu’après les poëtes et les prophètes, l’imitation plus prosaïque de Jean-Jacques Rousseau ne manquait point non plus. Elle est plus naturelle et par conséquent plus vraie.
À part la note poétique, Chateaubriand tenait plus de ce maître du style ; mais, quand la pompe des paroles est éloignée, la justesse de l’esprit éclate toujours dans Chateaubriand. Il égale et dépasse l’homme des Charmettes, plus fastueux de forme, mais plus vrai d’idées ; un homme d’État pouvait naître de lui, un rhéteur seul pouvait naître de Rousseau.
XLVIII
Chateaubriand, poëte admirable, mais poëte de décadence, avait été jusque-là travaillé de l’ambition d’égaler l’antiquité par le poëme épique, ce chef-d’œuvre du génie primitif. Le moule était usé ; cette forme n’était plus possible.
Le génie était de transformer la poésie, non de l’imiter. Il manqua en ce point de vraie génie. Imiter en prose Homère ou Virgile, c’était simplement marquer la distance entre ces deux grands hommes et leur plagiaire.
Il manquait aussi de cette vigueur de talent qui enfante le vers comme la musique innée enfante la mélodie, la langue qui chante. Ces deux impossibilités se trahissent dans les Martyrs, effort avorté d’un esprit supérieur, mais n’attestant que la double insuffisance de l’écrivain. Lisez-les ; c’est beau de conception, c’est inimitable d’élégance, c’est fécond d’images, c’est étincelant de sentences, mais cela n’est pas un poëme. Arriver, comme Chateaubriand, jusqu’au seuil des parodies de Télémaque, c’est échouer en route.
Autant valait ne pas partir. L’insuccès d’une œuvre se mesure à la prétention. Ce fut un échec ; il avait voulu tromper sa nature, la nature se vengea ; ce fut sa dernière œuvre. Sa vie littéraire se termina par cette éclatante déception.
XLIX
Cependant le monde politique trébuchait dans ses prétentions militaires, pendant que Chateaubriand fléchissait dans ses ambitions littéraires. L’Espagne dévorait nos armées ; les neiges de la Russie ensevelissaient nos légions vivantes. Bonaparte jouait la France en Saxe contre son orgueil obstiné ; il perdait le monde à Leipzig. L’univers entier, excepté lui, avait l’agonie de sa fin.
Chateaubriand comprit qu’il fallait changer de parti quand la fortune changeait de héros. Il écrivit comme on conspire, en cachant sous son habit le poignard d’Harmodius, c’est-à-dire un pamphlet mortel contre le tyran qu’il avait subi la veille. Les plus virulentes invectives contre Bonaparte se rencontrèrent sur sa poitrine avec les phrases les plus enthousiastes qu’il avait brodées deux ans plus tôt pour les faire retentir dans son discours à l’Académie française.
Cyrus, le libérateur des Hébreux, le glorieux époux de Marie-Louise, sortant de son palais avec son enfant, héritier de la terre, sur ses bras, et le bourreau du genre humain, se heurtèrent face à face sous le même style, comme le oui et le non, comme la foi et l’apostasie sur la même bouche ; il voulut faire oublier, par l’audace sans péril de cet attentat de plume, qu’il avait été l’émigré pardonné, l’envoyé de confiance à Rome et à Sion de cet usurpateur, le protégé confidentiel de ce Cyrus, restaurateur des autels.
Ce pamphlet s’appelait Buonaparte et les Bourbons.
Il n’ouvrit les pans de son habit de conspirateur que le jour où Paris fut délivré du tyran. Ce danger posthume fut une fanfaronnade d’héroïsme. Caton se donnait un coup de poignard, mais Caton était cuirassé. L’imagination calomnieuse de l’inventeur indigna, du reste, ceux-là même qu’elle réjouissait en secret.
Je n’aimais pas Napoléon, mais je me souviens que mon estime pour Chateaubriand tomba devant le grossier mensonge du pape traîné par les cheveux à Fontainebleau par les mains sacriléges de l’empereur. La vraisemblance est la vérité du pamphlet.
L
Mais la France royaliste n’examina pas de si près ce qui servait sa haine. On ne crut pas, mais on propagea.
De ce jour, Chateaubriand cessa d’être un ennemi complaisant de l’empire, mais il devint le coryphée de la Restauration. Il dut sa popularité politique à un mauvais acte, et il s’obstina à la conserver et à la raviver pendant toute l’époque qui sépare 1814 de 1815. Commencée comme les journalistes, ces hommes d’excès, c’est en poussant aux excès plus grands qu’il la rajeunit à chaque circonstance. Il était devenu acquéreur du Mercure ; Bonaparte le lui enleva après l’article sur Tacite, dont il sentit la portée ; ses brochures se succédèrent comme les jours dans toutes les occasions qui prêtaient à la haine ou à l’ambition. Il n’hésita pas à suivre Louis XVIII à Gand. Il commença par flatter les partisans de la légitimité, il finit par hésiter entre les libéraux et les légitimistes. Il rentra avec le roi après Waterloo ; il fut nommé pair de France, et écrivit quelques discours d’apparat indécis, jusqu’à la guerre d’Espagne ; il s’irrita contre le favori du roi, M. Decazes, et il écrivit contre lui ce mot affreux, digne pendant de ses invectives contre Bonaparte, et qui accréditait l’horrible supposition de complicité entre M. Decazes et un assassin : « Le pied lui a glissé dans le sang. » Ces mots cruels déshonorent même le pamphlet.
LI
Il fonda le Conservateur, organe des colères du parti ultraroyaliste contre les monarchistes modérés ; il s’illustra de son talent et de ses fureurs. Il finit par s’allier avec les libéraux et se laissa nommer à l’ambassade de Londres. Là commence son rôle vraiment politique : il conçut la pensée de rallier l’armée française à la monarchie des Bourbons, en lui fournissant l’occasion de combattre contre la révolution d’Espagne.
Il écrivit, après son succès, l’Histoire du congrès de Vérone, où il força M. de Villèle et M. de Montmorency à l’envoyer. M. de Montmorency se retira. M. de Villèle consentit à l’admettre, comme ministre des affaires étrangères, dans son cabinet ; il y servit mal ses collègues, favorisant tantôt leur politique, tantôt combattant sournoisement leurs plans, pour donner des gages ou des espérances aux libéraux.
Surpris dans une de ces manœuvres équivoques, il fut brutalement congédié par le roi. Il sortit du conseil en Coriolan, et déclara le lendemain une guerre de vengeance au parti qu’il servait la veille. Le Journal des Débats, dont le chef, M. Bertin, était son ami, se dévoua à lui et lui prêta sa publicité ambiguë. Il rallia ainsi, dans une coalition néfaste, les amis et les ennemis de la Restauration dans une agression commune. La coalition de principes opposés, mais de haine commune, cette maladie organique de la France, ne laissa plus de doute aux amis des Bourbons sur leur ruine prochaine.
LII
Louis XVIII mourut, déjà détrôné et asservi, par faiblesse, avant ses derniers jours, au parti ultraroyaliste de son frère.
Chateaubriand tenta de se réconcilier avec lui par sa brochure : Le roi est mort, vive le roi ! et par sa présence au sacre de Reims. Il affecta de s’unir à M. de Villèle pour réconcilier le parti modéré de cet homme d’État avec le parti royaliste. Il devint un homme de manœuvres ambitieuses, inconséquent ou sans prudence ; puis enfin ministre des affaires étrangères.
Sa conduite, dans ce poste tant désiré, fut louche et ambiguë ; il intrigua secrètement à la Chambre des pairs contre les mesures adoptées par le roi Charles X et par ses collègues les ministres. Le roi, indigné de cette duplicité, ordonna à M. de Villèle de le congédier sans retard et sans égards : il le méritait, mais son ressentiment s’aggrava de la conscience de ses torts ; il passa sans ménagement à l’opposition.
Le Journal des Débats, puissant alors par son double ascendant sur les ultraroyalistes et sur les libéraux, le suivit dans sa palinodie politique. Il devint, sinon le chef, du moins la voix effrénée d’une opposition sans mission et sans prudence.
Les partis ne cherchent pas la vertu, mais les services dans ceux qui se mettent à leur tête ; il fut certainement alors une des causes de la chute de la monarchie des Bourbons en 1830 ; il avait juré de se venger, sa vengeance porta plus loin que sur les ministres, elle porta sur le trône ; elle embarrassa le roi et désaffectionna l’opinion qu’il avait le premier fanatisée pour les Bourbons en 1814.
Sa conduite rendit ses principes suspects, mais il avait rendu invincible la coalition qu’il avait formée. Lui qui avait demandé des lois féroces contre la presse (immanis lex), il feignit de se déclarer le défenseur à tout prix de cette puissance terrible, dès qu’il en fut l’arbitre par son talent ; ou il n’en connut pas l’ascendant en France, ou il lui sacrifia la couronne.
Aucune force politique ne peut lutter, dans notre pays, contre cette force anarchique, excepté la force révolutionnaire.
Je l’ai senti sous la République, en 1848 ; j’en ai mesuré exactement, jour par jour, la puissance, l’effet, la durée, laissez la presse totalement en dehors des lois, à Paris, vous aurez un accès de guerre civile tous les mois. À combien d’accès un gouvernement peut-il résister ? C’est là la question : la première semaine après sa défaite, la presse se tait ; la seconde, elle rallie par le droit de réunion ses forces disséminées ; la troisième, elle fermente et se révèle en symptômes menaçants par des mots d’ordre et par des rassemblements sur les boulevards, au sortir des clubs ; la quatrième, elle éclate et le sang coule.
M. de Chateaubriand, qui avait vu ces émeutes régulières en 1790, 1791, pouvait-il feindre d’ignorer ces alternatives en 1827 ? Pouvait-il se figurer que, dans un pays où la main est si près de la tête, l’opinion excitée et armée d’une multitude pouvait combattre sans danger la raison froide et calme de la raison publique ; ou bien pouvait-il livrer de gaieté de cœur sa patrie à l’éternelle agression d’une majorité désordonnée, parlant ou écrivant réunie sur un seul point de l’empire, sans contrôle et sans modération, contre une société sans cesse attaquée, quoique sans cesse victorieuse ? Non ; aucun homme d’État ne pouvait, de bonne foi, se faire une illusion pareille ; la guerre à mort entre l’ordre public, qui est l’intérêt et le droit de tous, et la presse libre, qui n’est que l’intérêt d’un petit nombre d’hommes de plume sans mandat et sans responsabilité, était évidemment l’état sauvage, au lieu de l’état régulier d’une nation en état légal. Donc, cette croyance à la liberté illimitée de la presse était, en lui, ou une fiction à l’usage d’un imbécile, ou un crime contre l’ordre social. Imbécile ? nul ne peut lui appliquer une telle injure ; criminel ? nul ne peut le laver d’une telle épithète.
Mais vous-même, me répondra-t-on, n’avez-vous pas cru, en 1848, que les lois sur la presse étaient abrogées, et qu’en les abrogeant, vous exposiez pour un moment la société républicaine à tous les périls ? N’étiez-vous pas criminel autant que lui ?
Non, car je n’étais pas membre de la coalition qui avait amené cette journée mortelle à la monarchie de 1830, que je n’aimais pas, mais que je ne voulais pas prendre sur moi de démolir : j’étais Français, voilà tout. J’entrais à la Chambre par hasard, au moment où ce gouvernement s’écroulait et où son roi fuyait déjà hors de Paris : le rappeler était impossible, le ressusciter par une régence, plus impossible encore ; quels ministres lui aurais-je donnés ? Je n’aurais fait que seconder la ruine dans laquelle femme, enfant, patrie auraient misérablement péri ; la seule chose à faire était une république qui apparaissait à tout le monde alors comme le remède suprême et radical, et qui le fut. Je l’indiquai ; elle fut acclamée à l’unanimité, et l’Europe fut sauvée ; les secousses du lendemain furent fortes, mais le peuple en masse, satisfait de cette victoire non contestée, nous secourut contre les partisans de l’anarchie et contre les vociférateurs du crime.
Je ne fus donc pas coupable ; je m’effaçai entièrement de toute prétention à l’héritage du gouvernement qui était tombé à ma voix ; je ne demandai part qu’au danger et à la lutte de mes collègues contre l’anarchie, tant que le danger fut mortel et la lutte un devoir.
Je fis venir d’Algérie, à la voix de sa mère, le général républicain qui devait me remplacer.
Ce général reçut de mes mains le ministère et mes instructions. Je me dévouai à sa cause ; la servit-il bien ou mal ? ce n’est plus à moi de le dire. Le reste ne m’appartient plus.
Quoi qu’il en soit, il n’y a aucune comparaison à faire entre Chateaubriand et moi dans notre conduite. Chateaubriand se conduisit en grand écrivain, et moi en honnête homme ; il fut un écrivain du premier ordre, et moi un bon citoyen ; il inventa la coalition de 1827 pour se grandir, au risque de perdre la monarchie ; j’inventai la république unanime et modérée pour sauver la France et l’Europe : qu’on juge par le résultat.
LIII
Cependant, la coalition de M. de Chateaubriand avait produit ses fruits ; la garde nationale, pervertie par la presse liguée contre Charles X, avait poussé ce prince téméraire, mais faible, à tout oser contre elle.
Il résolut de provoquer la bataille entre l’esprit nouveau et l’esprit ancien par un coup d’État. Il choisit le prince de Polignac pour lui confier le commandement des journées rétrogrades. Le prince, confiant dans l’aplomb de la monarchie, ne prépara rien ; il signa un matin les ordonnances contre la presse, comme il aurait signé en pleine paix la plus innocente mesure de police sur l’édilité de Paris.
C’était le tocsin de la guerre civile sonné par un enfant. Paris désarmé s’insurgea ; les troupes, qui n’étaient ni réunies, ni commandées, ni même averties, restèrent fidèles au roi par la simple habitude de la loyauté et de la discipline.
Pendant qu’on se fusillait dans les rues de la capitale, le roi, retiré à Saint-Cloud, continuait sa partie de chasse le matin et sa partie de whist le soir, comme si les anges s’étaient chargés de le défendre.
Il se retira enfin à la tête de sa garde fidèle, et s’embarqua pour l’Angleterre après avoir abdiqué la couronne. Le premier prince du sang, tuteur naturel de son neveu, au lieu de se jeter entre le roi et le peuple, et de prendre la lieutenance générale du royaume, se cacha, se déclara chef des rebelles, puis roi des Français. Il déroba la couronne tombée du front de sa famille pour la traîner de concession en concession, jusqu’au jour où il laissa lui-même, en fugitif, la double dépouille des siècles à la République.
LIV
M. de Chateaubriand, sollicité par le duc d’Orléans de s’unir à lui pour sauver la France, ne sauva que son honneur en donnant sa démission entre les mains de l’anarchie qu’il avait appelée. Il fit à la Chambre des pairs un discours équivoque, où il insultait les vaincus des trois journées de Juillet, tout en refusant sa complicité aux vainqueurs.
Cet apparat de fidélité le réconcilia avec les royalistes pour le disculper auprès des Bourbons. Il promit à la France de vaincre à lui seul la révolution, à l’aide de la liberté de la presse.
On la lui laissa, et il n’en fit usage que pour flatter les républicains par ses injures à Louis-Philippe et par ses caresses officielles à la monarchie exilée : sans dignité dans son style, sans sincérité dans ses démonstrations ; ami de Carrel et de Béranger en France, et ami des Bourbons exilés en Allemagne, flairant la popularité sur les débris du trône légitime et sur les pressentiments de la démocratie prochaine, faux des deux côtés.
LV
Il lui fallait, cependant, une amie à laquelle il pût offrir, au moins en apparence, ce culte qu’il avait sans cesse gardé à la beauté et à l’esprit. Il s’attacha à la plus belle femme du temps, madame Récamier.
Nous tenons de M. de Genoude, confident alors de madame Récamier et courtisan de M. de Chateaubriand, quelques détails curieux, dont il avait été témoin, sur les commencements de cette passion idéale entre l’écrivain le plus illustre de la France et la beauté la plus célèbre du siècle. Les rencontres concertées ou accidentelles avaient lieu le matin de chaque jour, comme celles de Pétrarque avec Laure de Sade, pendant la messe, dans l’église aristocratique de Saint-Thomas d’Aquin. M. de Chateaubriand se plaçait derrière le prie-Dieu de madame Récamier et, dans le moment où le prêtre, élevant l’hostie, fait courber les fronts des fidèles devant le symbole du sacrifice, il adressait à demi-voix à sa belle voisine les plus ardentes déclarations de son admiration et de son amour.
M. de Genoude, qui accompagnait madame Récamier m’assura avoir entendu souvent de profanes effusions de tendresse, troublant le silence des saintes cérémonies, et la piété de la femme voilée affectait de ne pas les entendre.
Ainsi commença cette liaison mystérieuse et platonique, qui ne prévint pas d’autres légèretés épisodiques de M. de Chateaubriand, mais qui se convertit en assiduité de vieillesse entre les deux amants toujours amis.
L’Abbaye-au-Bois, séjour de madame Récamier, devint deux fois par jour le salon de M. de Chateaubriand : le matin, en tête-à-tête ; le soir, avec un petit nombre d’amis du grand homme.
Bien que M. de Chateaubriand n’eût aucune faveur pour moi, cependant, dans les Mémoires de sa vie, il me reconnaît en politique une parenté avec les grands hommes d’État, et en littérature avec les deux noms immortels de toute poésie antique et moderne, Virgile et Racine. Je n’ai jamais pu me rendre compte de cette différence entre ses jugements publics pendant qu’il vivait, et ses jugements confidentiels et posthumes avec la postérité. Cela tenait peut-être à la prédilection de madame Récamier pour moi.
« Comment, lui demandait un jour M. Ballanche, son ami, pouvez-vous concilier votre amitié pour M. de Chateaubriand avec votre affection pour M. de Lamartine ? — C’est, répondit-elle, parce que M. de Chateaubriand est mon ami, et que M. de Lamartine est mon héros. »
Ce mot est trop flatteur pour que je l’aie oublié, jailli d’une telle bouche, à une époque surtout où la fortune ne paraissait me préparer aucun rôle héroïque ; mais les femmes ont plus que nous dans leur cœur la prophétie de nos destinées.
LVI
De 1830 à 1848, M. de Chateaubriand, au milieu de ses pamphlets politiques et de ses voyages officiels aux lieux d’exil de la famille de ses rois, dont il professait le culte officiel, mais dont il portait le mépris secret, à son retour à Paris, en fut réduit à briguer la place de gouverneur du duc de Bordeaux. Il ne put l’obtenir ; le second mariage de la duchesse de Berri avait enlevé son crédit à cette princesse ; il eut peine à négocier la réconciliation apparente d’une mère suspecte avec le grand-père de cet enfant du mystère.
Le sous-entendu de cette naissance fut accepté en public, mais resta équivoque dans l’intimité. Le dernier rôle de Chateaubriand fut celui de complaisant, d’un aventurier pour sauver l’honneur d’une femme compromis. L’accouchement forcé en public de cette mère sans mari fut le crime contre la famille, contre la pudeur et contre la nature, commis par le roi Louis-Philippe. La politique applaudit peut-être ; l’humanité rougit et frémit.
Il y a deux actes que la postérité ne pardonnera jamais à l’ambition de la maison d’Orléans : le vote de mort contre Louis XVI en 1793, et l’accouchement public de la duchesse de Berri, à Blaye, en 1831. Ce second crime, quoique moins atroce, égala le premier. La honte ne tue pas moins que la guillotine. L’innocence est la couronne des rois.
LVII
Chateaubriand jeta loyalement son seul moyen de vivre, sa pension de pair de France, à la révolution de Juillet. Il ne lui restait, et encore grevée de dettes, que la maison de l’hospice de Marie-Thérèse, dans la rue d’Enfer, fondée par lui à l’aide des bienfaits de madame la duchesse d’Angoulême et des souscriptions de quelques royalistes. Il vivait à peine de ces débris : il fallut bientôt y renoncer.
Il avait tenté, en 1822, de mettre en loterie sa retraite de la Vallée-aux-Loups ; les ministres d’alors, quoique ses ennemis, n’avaient pas osé lui en refuser l’autorisation nécessaire ; mais on ne connaissait pas, en ce temps-là, la puissance des capitaux divisés pour former de grosses sommes : c’est la pluie dont les gouttes forment les rivières.
Chateaubriand, comptant sur l’immense popularité de son nom, créa, au lieu de vingt-cinq centimes, ses billets à mille francs ; il fut trompé dans son espoir, et ne plaça que trois billets : M. Lainé en prit un incognito, et ne voulut jamais en recevoir le prix restitué, ne voulant pas de cet hommage à un grand homme retirer même son intention généreuse.
La loterie échoua, et M. de Montmorency acheta l’ermitage de la Vallée-aux-Loups.
Je suis allé souvent, dans ce temps-là, invité par Mathieu de Montmorency, m’asseoir, dans ce modeste asile, à la table que M. de Chateaubriand avait cédée à son illustre ami. Ses arbres et ses fontaines semblaient▶ le pleurer ; il faut avoir passé comme moi par la dépossession pour connaître l’amertume de la vie. Encore, la dépossession de la Vallée-aux-Loups ne dépouillait Chateaubriand que de ses espérances ; mais les tombeaux de ses pères et les souvenirs de son enfance n’étaient pas là, et il n’en avait pas sacrifié le prix au salut d’un pays ingrat !
LVIII
Il était alors réduit à vivre de son seul talent. Il en avait préparé depuis longtemps le moyen secret par ses Mémoires posthumes, intitulés bizarrement Mémoires d’outre-tombe.
Ces Mémoires avaient été commencés par lui dès 1822, dans sa solitude de la Vallée-aux-Loups. On ne peut se dissimuler, en les lisant aujourd’hui, que saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau, dans leurs Confessions, ne lui aient servi de modèles, et qu’il n’ait espéré les surpasser, non-seulement par le charme du style, mais par l’intérêt de tout genre qui s’attache aux écrits des choses de son temps.
Tout le monde pensait de même à cette époque ; mais ce fut précisément cette double espérance qui fut pour lui une double illusion et qui lui enleva le seul mérite de ces sortes de Mémoires, la naïveté et la vérité. La prétention n’en est que le masque : ce masque, au lieu de montrer un homme racontant simplement les pensées et les événements de sa vie, montre sans cesse un personnage en attitude de pose devant le lecteur, pour se faire admirer ; voilà pour la naïveté, il n’y en avait point, il ne pouvait y en avoir, l’attitude est l’inverse de la nature, la volonté tue le génie : c’est de la naïveté de commande, c’est-à-dire de la naïveté voulue. Cette affectation se retrouve jusque dans la langue, qui est vieille et étudiée jusqu’à la contorsion, au lieu d’être abandonnée et confiante comme la langue qu’on se parle à soi-même dans ces notes du cœur ou dans ces confidences secrètes à Dieu ou aux hommes.
Je l’ai éprouvé moi-même en écrivant deux fragments en prose de ce genre : Raphaël et Graziella. Raphaël était mieux écrit, mais il tomba faute de naïveté et de vérité complète. Graziella, écrit d’après nature, resta le moins imparfait de mes ouvrages ; il était moins beau, mais il était vrai.
Quant à l’intérêt que l’auteur prétend emprunter au récit des choses de son temps, les Mémoires sont un cadre trop étroit pour un siècle ; ils ne peuvent donner que les généralités et les aperçus dont l’effet est trop fugitif et trop rapide pour le lecteur.
Les seuls Mémoires d’une grande époque, c’est l’histoire. Bien qu’écrivain non comparable à M. de Chateaubriand, M. Thiers est mille fois supérieur à lui dans ses récits. L’historien est le seul poëte des grands hommes.
LIX
Les Mémoires d’outre-tombe, où M. de Chateaubriand avait prétendu enserrer toute l’histoire de son temps, et se mettre sans cesse lui-même en scène, en équilibre, en opposition avec Bonaparte, n’eurent donc pas le succès que ses amis en avaient attendu.
Il en eut, par les souscriptions de ses partisans, garanties par quelques libraires, cinquante mille francs de rente viagère pour lui-même, et vingt-cinq mille francs de rente pour madame de Chateaubriand après lui.
Différentes circonstances pénibles amenèrent des réductions et des modifications à cet acte, et le revenu en fut successivement modifié et borné.
Son travail l’empêcha ainsi de tomber dans la misère, mais le laissa jusqu’à sa mort dans les difficultés de l’existence.
Il se réfugia alors dans un appartement obscur, au rez-de-chaussée de la rue du Bac, avec sa femme, son estimable secrétaire, M. Danielo, et quelques fidèles domestiques. Sa gloire, réduite à la voix d’un petit nombre d’amis, parmi lesquels on remarquait le publiciste de la République, M. Carrel, et le poëte du peuple, M. Béranger, lui formait la cour de la popularité impartiale ; c’est là qu’il vécut et qu’il mourut, un jour de juin 1848, au bruit de la bataille que nous livrions dans les rues de Paris aux partisans insensés de la République de 1793. Cette bataille dura trois jours, les tumultes couvrirent son dernier soupir et empêchèrent la France d’entendre le bruit de l’agonie de son grand homme. Sa vieillesse seule l’aurait retenu dans l’inaction pendant cet accès de guerre civile ; il n’aurait su à quel parti se rallier pour combattre avec lui ; son amitié pour Carrel et ses adulations aux hommes de son bord l’auraient empêché de combattre les républicains ; son légitimisme d’apparat l’aurait empêché de combattre avec les républicains patriotes et modérés ; ses principes et ses goûts aristocratiques l’auraient empêché de combattre avec les meurtriers de tout ordre et de toute civilisation ; sa soif de popularité l’aurait empêché de se prononcer contre la lie du peuple. Fatale condition des hommes qui, à force de vouloir plaire à tout le monde, se sont rendu toute action impossible ! Adorateurs du vent, qui ne veulent que ses caresses et qui, quand la tempête s’élève, restent immobiles faute de pouvoir faire un choix ; odieux aux vaincus, inutiles aux vainqueurs, suspects à tous et n’ayant plus qu’à mourir ou à se cacher aux mêmes dans leur coupable popularité ; mais de conscience, point !
LX
Ainsi mourut Chateaubriand, sans qu’on pût dire pour qui il avait sérieusement vécu : nul ne perdit à sa mort, excepté le parti du talent, mais ce talent prodigieux n’avait été utile à personne.
Un cri d’admiration fut sa seule épitaphe ; ce sera aussi sa seule postérité. C’est triste. Nous n’exigeons pas qu’un homme de lettres et un homme d’État, impliqués dans un même homme, compromette à tout propos son œuvre politique devant la multitude, par ses professions de foi philosophiques, téméraires et radicales, qui aliènent de lui la liberté et la raison d’une partie de son siècle. Non ; ce serait intervertir l’esprit du siècle lui-même et remonter au symbole impératif d’un autre âge qui défendait de penser en religion, à moins de penser comme nous ; cela ne serait ni raisonnable ni sensé, ce serait un retour au moyen âge. L’âge dans lequel nous vivons est une époque de doute, d’éclectisme et de transition, où tout le monde est convenu d’abriter sa conscience dans la liberté de croyance, de respecter dans les autres les dogmes auxquels nous ne croyons pas devoir adhérer nous-mêmes, laissant à Dieu de juger dans sa science universelle si ce que nous pensons de lui est plus ou moins digne de sa mystérieuse essence.
La religion vraie, la morale pure, la paix nécessaire entre les hommes sont au prix de cette franchise religieuse et tolérante qui laisse à chacun sa foi, sans prêter à personne des armes pour opprimer la foi d’autrui. Mais, si cette respectueuse tolérance est respectable, nous ne pouvons pas respecter de même l’affectation, plus ou moins suspecte, d’un écrivain qui arrive en France avec une profession de foi philosophique déjà imprimée, et qui, trouvant le gouvernement incliné, ainsi que son chef, à un culte d’État unique et dominateur, change à l’instant de note, déchire son livre philosophique et en compose sur-le-champ un autre d’après les principes opposés, et se pose en apôtre de ce qu’il venait d’apostasier. Or, on ne peut nier que telle fut la conduite de M. de Chateaubriand, lorsque, à son retour de Londres, il écrivit avec toutes les séductions de son génie personnel le livre du Génie du Christianisme, au lieu de l’Essai sur les Révolutions.
LXI
On répond : Mais vous interdisez donc à un écrivain le droit de se corriger et de penser le lendemain autrement qu’il ne pensait la veille ? Non ; nous ne disons pas qu’un tel homme soit coupable, mais nous pensons qu’il est légitimement suspect d’avoir changé par des motifs humains des opinions qui doivent être surhumaines, à moins d’être simulées.
C’est ce que les lecteurs du Génie du Christianisme eurent le droit de conclure, surtout en ne voyant pas éclater, dans la vie de ce Tertullien, les vertus chrétiennes dont il faisait profession dans son livre. On le considéra comme un déclamateur éloquent et habile, au lieu de le respecter comme un chrétien converti et convaincu. Dieu avait raison, mais les hommes n’avaient pas tort.
Il fut récompensé de son livre par Bonaparte qui le nomma d’abord secrétaire d’ambassade à Rome, puis ministre en Valais.
Il renonça à ces deux postes par des motifs purement humains ; mais, peu de temps après, il chanta, dans son discours à l’Académie, un hymne à son prince et une malédiction à la Révolution, pour se faire pardonner la malédiction à la chose par l’hymne à l’empereur.
LXII
Je ne prétends pas soutenir, au reste, qu’à partir de cette époque de la publication du Génie du Christianisme, M. de Chateaubriand n’ait pas été un chrétien sincère dans la foi qu’il avait adoptée par cette magnifique et éclatante conversion littéraire. Non ; je dis seulement que l’imagination splendide et complaisante de l’écrivain avait plus de part que la conversion et la conscience à cette foi ; foi de bienséance plus que de sincérité, mais cependant point hypocrite. Il avait été élevé par une mère et par des sœurs chrétiennes ; tout ce qu’il y avait de tendre dans son âme était chrétien. Ses premiers exils en Amérique, son émigration, ses misères, même en Angleterre, avaient été subis sous l’influence des sentiments chrétiens ; les grands spectacles de la solitude, du ciel, de la mer, des forêts, des fleuves, des cascades, qui l’avaient frappé dans son voyage, étaient empreints de cette couleur ; il les avait reflétés dans Atala et dans René, ses premières ébauches ; il avait pensé, il avait rêvé en chrétien ; sa haine même, si naturelle, contre les persécutions et les martyres des croyances de sa jeunesse leur avait donné quelque chose de tendre comme les souvenirs de la demeure paternelle, de sacré comme le foyer de ses pères ; tout son cœur et toute son imagination étaient restés ainsi de la religion du Christ. Sans doute, à son arrivée en France et pendant son séjour à Londres, où il écrivait l’Essai sur les Révolutions, ses premières impressions s’étaient évaporées, et la philosophie de Voltaire, de J. J. Rousseau et de Volney avait déteint sur ses pensées, mais son âme n’avait pas été altérée jusqu’au fond par ces doctrines décolorées et froides qui désenchantent l’esprit sans attendrir le cœur ; et, quand il rentra dans sa patrie, au milieu des ruines faites par l’incrédulité, et des efforts d’un gouvernement hardi et réparateur pour rattacher la France à ses anciens dogmes par des repentirs avoués et par des réconciliations politiques entre les armées et les autels, il ne lui fut pas difficile de renier le culte nouveau, qui n’était encore que doute, et de se rattacher aux douces habitudes de son imagination comme à d’anciens amis éprouvés avec lesquels on vient prier dans les mêmes temples et dans la même langue, après être rentrés sous les mêmes cieux.
C’est de cette date, en effet, que la foi volontaire et imaginaire de M. de Chateaubriand prit sur lui un ascendant auquel il céda sans résistance, et qui, si elle ne gêna nullement sa vie, ne lui permit plus de vaciller dans ses théories religieuses. « J’ai pleuré et j’ai cru », avait-il dit dans la première phase du Génie du Christianisme. J’ai rêvé et j’ai cru, pouvait-il dire ensuite dans toutes les phases de sa vie ; conduite commode pour un homme d’imagination et de passion qui, ne cherchant que le succès dans les lettres et le repos d’esprit dans les agitations du doute, se fait une couche complaisante dans ses habitudes, et se dit : Peu m’importe que j’aie vécu avec la vérité, pourvu que je sois mort avec l’unité, cette bienséance de la vie.
Mais la vie et la mort ne sont pas une bienséance, elles sont un acte de foi ; on peut honnêtement dire : Je doute, mais je respecte. Aller plus loin, c’est mentir.
LXIII
La vie politique de M. de Chateaubriand ne fut plus, à dater de ce moment, qu’un jeu désespéré d’ambition ; la correspondance qu’il entretint de Rome et de Londres avec sa nouvelle amie, madame Récamier, en est la preuve. Parvenu au but de ses désirs, qui était de renverser les libéraux modérés du ministère, pour créer et protéger un ministère de royalistes auxquels il prêterait son talent, puis, de le renverser ensuite et de se substituer seul à M. de Villèle, il ◀semble▶ d’abord ressentir ou affecter pour madame Récamier une passion de jeunesse sans mesure, qui n’a pour objet que de revenir de ses ambassades à Paris pour s’enivrer de sa passion équivoque auprès d’elle, dans la solitude et dans le désintéressement de son amour ; puis, après le congrès de Vérone et sa nomination au ministère des affaires étrangères, d’autres passions moins platoniques paraissent le refroidir et l’éloigner de madame Récamier. Les excuses et les défaites interrompent à chaque instant cette correspondance. Madame Récamier s’aperçoit sans doute de cette éclipse, en devine les objets nouveaux, et, ne pouvant les éloigner de lui, se résout à s’éloigner elle-même.
On ne connaît que par les sourdes rumeurs des salons les noms, les aventures, les scandales, les déchirements de cette époque de sa vie ; mais les faits et les demi-confidences parlent un langage qu’il est impossible de ne pas croire.
À la fin, madame Récamier, suivie par deux amis dévoués, Ballanche et Ampère, et par une jeune et charmante parente dont elle avait adopté l’enfance, part inopinément pour l’Italie, où elle passe deux ans.
Le ton de la correspondance est forcé, embarrassé, mais la correspondance subsiste toujours, pénible à lire, comme les désaveux d’une passion morte devant les reproches d’une passion immortelle.
Nous en connaissons les objets sans avoir le droit de les nommer. Les faiblesses des grands hommes n’ont pas de noms ; leur caractère a des traces.
« Vous voyez bien que vous vous êtes trompée, écrivait M. de Chateaubriand à madame Récamier, ce voyage était très-inutile. Si vous partez, vous reviendrez au moins promptement, et vous me retrouverez à votre retour tel que vous m’aurez laissé, c’est-à-dire le plus tendrement, le plus sincèrement attaché à vous. Je suis bon à l’user ; je ne me lasse jamais, et si j’avais plus d’années à vivre, mon dernier jour serait encore embelli et rempli de votre image.
« Mettez sur le compte de mon exactitude ce qui est l’effet de mes sentiments, c’est votre coutume d’être injuste. Malgré tout cela, vous reviendrez ; vous ne serez pas même longtemps. Vous reconnaîtrez que vous vous êtes trompée. Le billet de vous que j’ai trouvé ici en arrivant m’a fait voir que la joie d’Amélie vous faisait une sorte de plaisir, et que vous repreniez un peu à la justice et à l’espérance. Croyez-moi, rien n’est changé, et vous en conviendrez un jour.
« Souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit sur le manuscrit. »
LXIV
De Paris à Lyon, de Lyon à Turin, les mêmes billets suivent madame Récamier sur la route de Rome, comme des adieux que la distance affaiblit et qui perdent de leur expression à mesure que la distance augmente. Elle n’y répondait que par de rares lettres dont l’accent n’avait plus que la langueur des regrets. Il est évident qu’elle se sentait à charge, qu’elle voulait éviter à son tour la contrainte et l’humiliation d’un changement si pénible en l’homme qu’elle avait aimé, et que le voile de l’absence et de la distance pouvait excuser aux yeux de leurs amis communs. Cela était d’autant plus nécessaire, que des affaires d’argent perdu dans des affaires de bourses étrangères avaient, disait-on, compliqué et aggravé des affaires de cœur entre M. de Chateaubriand et une des personnes, objet de ses nombreux attachements.
Les détails sont inconnus ; mais, quand on lit les doux repentirs qu’il confesse lui-même dans sa correspondance secrète avec madame Récamier, les fautes de fidélité sont manifestes.
« Je veux racheter par ma vie entière les peines que je vous ai données pendant deux ans. »
Cette époque est triste, malgré le pardon généreusement accordé par madame Récamier. Tout se ressoude dans la vieillesse, excepté les cœurs brisés par les déchirements de l’affection. L’amour est un dieu sans miséricorde, parce qu’il est absolu.
LXV
Après ces jours d’égarement à la fois personnel et politique, madame Récamier passa deux ans en Italie. La correspondance entre elle et son infidèle adorateur fut quelque temps amère, puis froide, puis languissante, puis affectée.
Les événements politiques se déroulèrent et placèrent, comme nous l’avons dit, M. de Chateaubriand à la tête de la coalition des mécontents de tous les partis pour en former le parti de la ruine des royalistes.
Louis XVIII mourut en roi ; Charles X fut quelques jours populaire. Chateaubriand profita de cette détente des opinions pour se réconcilier avec le roi nouveau et avec sa fortune évanouie. On ne lui marchanda pas les conditions. Il redevint ambassadeur à Rome avec toutes les faveurs pécuniaires qu’il put désirer.
Sa liaison avec madame Récamier redevint intime. Le pape mourut ; il eut au conclave le succès que désirait la France : l’élection d’un souverain pontife modéré et royaliste.
Aucun ministère ne l’inquiéta en France. On ne ◀semblait▶ occupé qu’à se débarrasser de sa présence à Paris, pour éviter ses rivalités d’ambition qui auraient compliqué les difficultés du règne. Ce furent les belles années de sa vie publique, son exil victorieux, qui lui permettait d’accorder à ses ennemis des ministères une trêve honorable. Charles X ne l’aimait pas et ne songeait point à le rappeler à la tête des affaires, où il le croyait dangereux.
Il s’occupait à faire les honneurs de la France à Rome. M. de la Ferronnays, son ami, tenait le gouvernail des affaires étrangères, à Paris. Ce ministère neutre, et respecté des deux partis, servait de prétexte à Chateaubriand pour ne point ébranler les hommes du cabinet ; mais M. de la Ferronnays étant tombé malade, les rivalités ◀semblèrent près de renaître. Un ministère intérimaire de trois mois, sous M. Portalis, fut remplacé par le ministère du prince de Polignac, annonçant un coup d’État. M. de Chateaubriand donna sa démission et voulut parler au roi ; le roi refusa de le recevoir. Les journées de Juillet emportèrent la monarchie et le monarque. Le flot de la révolution passa, comme de coutume, par-dessus la coalition qui l’avait provoquée.
La situation trompée fut embarrassante ; ses compromissions trop éclatantes avec la légitimité lui rendaient impossible son adhésion au nouveau gouvernement. Ses professions de foi et d’amour à la liberté de la presse ne lui permettaient pas de s’unir à la déclaration de haine à la presse, prélude des ordonnances de Juillet.
Il resta seul. Qu’est-ce qu’être seul contre un peuple ? C’est être ridicule ou fanfaron ; son génie l’empêchait d’être ridicule, il ne lui restait que de vaines fanfaronnades royalistes ; ou bien de s’allier avec les républicains alors impuissants et d’emprunter quelque fausse popularité à ses ennemis naturels. Où cela le conduisait-il ? À de nouvelles inconséquences. Le silence eût été plus innocent et plus digne, mais sa nature lui interdisait le silence. Il s’était vanté de renverser à lui seul, avec sa plume, une révolution ; il ne savait que la flatter.
LXVI
En 1844, les légitimistes imaginèrent de porter un défi impudent à cette révolution en passant avec éclat une revue de leurs forces à Londres : c’était la revue des ombres.
Y avait-il une folie comparable à celle d’un parti éclipsé qui ne pouvait présenter en ligne de bataille pour généraux que des avocats ou des hommes de lettres, et pour soldats que des enfants ou des vieillards, reste d’une noblesse émigrée, en suspicion à la masse du peuple ? M. de Chateaubriand eut la faiblesse d’aller à Londres pour y recevoir quelques puérils hommages ; il en revint plus seul que jamais.
Il reprit sa plume, et n’espéra plus que dans l’impossible. Sa réputation d’homme d’État finit avant lui. Il s’enferma dans un cénacle de vieillards avec madame Récamier, qui avait au moins la grâce de ne vénérer en lui que son immortalité vraie, c’est-à-dire le génie littéraire.
Elle lui avait pardonné les nombreuses infidélités de sa vieillesse, madame de Chateaubriand lui pardonna celles de tous les âges. Elle le traitait en enfant. Il la perdit un an avant sa propre mort. Ses jours à lui-même s’avançaient ; l’ennui, cette maladie du génie fourvoyé, le punissait de toutes ses fautes ; il avait simulé une mélancolie trompeuse dans sa jeunesse ; une mélancolie vraie et découragée le rongeait. Sa foi était d’attitude, mais l’attitude ne console que le corps : il était très-malheureux. Il ne pouvait supporter la solitude dès que madame Récamier lui manquait ; il ne devait qu’à elle les heures de diversion qu’elle lui ménageait dans ses journées ; sa bonté de femme lui servait de génie : la bonté est le véritable génie des femmes supérieures.
Quoi qu’on ait dit d’elle, la nature ne l’avait pas faite à moitié, elle avait l’esprit de son âme, et cette âme était digne d’habiter un si beau corps.
LXVII
Enfin la mort vint, à près de quatre-vingts ans, dénouer doucement cette vie si mémorable et souvent si coupable de ce grand homme. Le 4 juillet, nous apprîmes qu’elle était finie. Dans un autre temps, c’eût été un événement national, mais le bruit qu’il avait trop adoré couvrit l’émotion publique par une émotion plus personnelle à la nation.
Avec madame Récamier, il n’y eut autour de lui, dans sa maison solitaire, que quelques amis de la dernière heure qui jouissaient de leur fidélité à la mort. Cette mort fut douce et silencieuse comme le moment où l’âme confiante dans la miséricorde se jette avec tremblement dans le jugement de Dieu.
Il avait préparé depuis longtemps un sépulcre à part pour sa dépouille mortelle dans un rocher, espèce d’écueil à l’extrémité d’une presqu’île, à Saint-Malo. S’il ne pouvait y voir sa patrie, sa patrie pouvait l’y voir. Il y est pour toujours. Il a mérité des reproches, mais il a mérité surtout un immortel souvenir de la France.
Ce ne fut pas un de ses grands hommes, mais il était fait pour l’être. Ce qu’on pense et ce qu’on écrit est la meilleure partie de ce qu’on fut ; le reste ne dépend pas de nous. La nature lui donna plus que la fortune ; et s’il eût été vertueux, le pays aurait reconnu en lui une de ses plus resplendissantes renommées.
Comme pensée, il peut rivaliser avec avantage les premières grandeurs littéraires de la langue : Bossuet, né dans des circonstances plus simples, n’eut pas plus de solennité, il n’eut qu’à se mettre au service d’une religion sans doutes et d’une monarchie sans limites ; il fut le courtisan de Dieu et du roi. L’un lui donna le respect du peuple, l’autre l’obéissance de la cour ; mais sa philosophie fut d’un enfant. Il ne vit que par son style ; ôtez le style, il ne reste que l’architecte du sophisme ; on est obligé, en lisant, de le reconnaître pour un immense lettré, mais non pour un véritable grand homme. Nul ne s’aviserait d’apprendre la philosophie historique à ses enfants, d’après la généalogie de la maison de David sur une montagne de l’Idumée. Le centre du monde est partout où souffle l’esprit de Dieu. Bossuet prend pour borne milliaire de la route infinie des siècles un rocher stérile de Sion ; la famille humaine n’est que la race de Melchisédech. Il a construit le poëme sacerdotal de la Judée, il l’a pris pour l’histoire universelle. Admirez le poëte, mais ne donnez au philosophe qu’un crédit d’admiration. Cette théocratie de Bossuet est la secte de Juda, elle n’est pas l’histoire du monde. La vraie grandeur, celle de la vérité, manque à ce philosophe.
Fénelon, son disciple et son martyr, chante une philosophie plus humaine ; c’est le poëte des chimères, le genre humain ne subsisterait pas un jour sous les lois qu’il rêve de lui donner. Ses songes charmants, mais en contradiction avec la nature, font sourire les sages, moitié d’admiration, moitié de pitié. Il est doux, mais puéril comme un enfant qui conte ses fables à sa mère ; on l’aime, mais on ne le croit pas.
Pascal est un fou qui raille spirituellement des fous comme lui ; il écrit bien sa langue, mais nul ne se soucie de le lire ; les jésuites et les jansénistes ne sont déjà plus.
Voltaire s’amuse du genre humain sans l’instruire. Le genre humain est autre chose qu’une comédie et qu’un conte. Le sérieux, et par conséquent le religieux, manque à son génie. L’éternelle plaisanterie est une insulte au sort de l’homme. On risque de se moquer de Dieu en raillant son œuvre, le ridicule peut toucher au blasphème. Voltaire est parfait dans sa prose ou dans ses facéties en vers, mais on craint de rire de soi-même en riant avec lui ; le dernier mot de toute chose n’est pas un éclat de rire, c’est un acte d’adoration ; une moquerie n’est pas la sagesse ; tout détruire n’est rien fonder.
Voltaire, en disparaissant, laisse l’univers moral en ruine.
LXVIII
Jean-Jacques Rousseau est celui des écrivains français auquel Chateaubriand aspire le plus à ressembler dans sa jeunesse ; il a des larmes dans le style ; sa sensibilité lui fait illusion, il la prend pour la vertu et pour la vérité. Il tente dans le Génie du Christianisme de faire une réaction contre son modèle. Il prend l’attendrissement pour la conviction, ce n’est pas cela : le sophisme, quelque larmoyant qu’il soit, n’en est pas moins sophisme. Il touche, il charme, mais il ne persuade pas. Il laisse un beau livre, mais point de doctrine ; c’est un Jean-Jacques Rousseau retourné. Plus tard, il tâche de refaire les Confessions de Rousseau dans ses Mémoires posthumes ; mais la naïveté vraie du philosophe génevois lui manque ; elle s’évanouit à force de travail sous sa plume, et les Mémoires d’outre-tombe ne sont que la caricature des Confessions de Jean-Jacques Rousseau.
Malgré les vices des Confessions, qui sont l’immoralité et le cynisme, on aime mieux un fou sincère qu’un sage prétentieux ; Chateaubriand, dans le travail de sa vie, est vaincu par Jean-Jacques Rousseau dans le travail de dix-huit mois. Le cerisier de Thonon vivra plus que le château de Combourg ; mais, au Vicaire savoyard près, toutes les autres œuvres de Chateaubriand sont très-supérieures comme style à Jean-Jacques Rousseau. Au lieu du démocrate inquiet, envieux et petit, on sent dans le gentilhomme breton l’aristocrate à cheval sans rivalité comme sans bourgeoisie, maniant sa pensée comme son épée, foulant aux pieds les choses mesquines et abordant les grandes avec la magnanimité du génie. On peut reprocher à M. de Chateaubriand beaucoup de vices, mais il y a trois qualités qu’il est impossible de lui refuser : l’originalité, la nouveauté et la grandeur. Dites de lui tout ce que vous voudrez, mais vous ne lui contesterez pas d’avoir été l’Ossian de la France dans ses conceptions américaines, telles qu’Atala ; d’avoir apporté au vieux continent quelque chose de la sève, sinon réelle, du moins imaginaire, du nouveau monde, et enfin d’avoir été grand comme ses déserts, ses forêts, ses fleuves, et d’avoir retrouvé pour ainsi dire la solitude de l’âme humaine, cette puissance de sentir et de penser seul devant la nature et devant Dieu ! C’est le prophète de l’isolement, le patriarche des forêts ; c’est à ce don de la solitude de son génie qu’il a dû, dès ses premiers ouvrages, la sauvage immensité de ses conceptions et l’infinie tristesse de ses images : la mélancolie est née avec lui dans la littérature française. Un mot de lui détache l’âme de tout ce qui la gêne ou la préoccupe ici-bas, et jette aux choses mortelles l’éloquence sans réplique du mépris. Dieu seul reste grand dans son style, et quelque ombre de cette grandeur divine reste attachée à l’écrivain lui-même et le rend grand comme lui.
Je défie de prononcer le mot de grandeur sans que l’image de Chateaubriand s’élève à l’instant dans votre âme. C’est son caractère, il est grand, parce qu’il est religieux ; il est grand, parce qu’il est éloquent ; il est grand, parce qu’il est triste ; il est grand, parce qu’il est poëte ! Laissez dire et passer les pygmées qui le raillent ou qui le nient. Il est grand comme le géant des pensées ; ils ne lui mesurent pas l’orteil ; ils rient, mais il pleure, lui ; et, comme le rire est fugitif et que les pleurs sont éternels, les rieurs passent et le pleureur demeure.
Il est de plus possédé d’un éternel ennui. L’ennui est le mal du génie ; c’est l’état des grandes âmes ; c’est la sensation du vide dans l’homme. Plus l’homme est grand, plus grand est le vide, plus il est impossible de le remplir, excepté par la vertu ou par l’amour ; aussi, voyez comme ce vide est vaste en lui ; il croit le combler par la gloire, il l’acquiert jeune et elle lui laisse un profond ennui ; il passe à la politique, à l’ambition même coupable, la politique et l’ambition le laissent plus ennuyé que jamais ; de rien à une ambassade, ennui ; d’une ambassade au ministère, ennui ; d’un ministère à une révolution, des Tuileries à Gand en 1815, ennui ; de Gand à Rome au retour, ennui ; de Rome à Londres, ennui, ennui toujours ; il s’impatiente et croit s’en défaire par ses vices ; il se met à attaquer ce qu’il a défendu, il renverse ce qu’il a construit ; il triomphe, et l’ennui triomphe avec lui ; il redevient royaliste et recherche une popularité équivoque, mais il est vaincu, et l’ennui de son impuissance le ressaisit pour la dernière fois ; il s’adresse à la plus belle des femmes, et croit aimer ; mais l’ennui est plus constant que l’amour ; il se livre tard aux voluptés de la jeunesse, l’ennui l’obsède ; il revient repentant à la femme aimée, puis il meurt à la fin d’ennui. L’ennui est la maladie de Chateaubriand, il en vit et il en meurt ; mais cet ennui infini est son caractère et son génie, ôtez-le lui, il n’y a plus qu’un homme heureux ; mais il n’était pas fait pour le bonheur : il eût demandé avec larmes des larmes à Dieu ; oui, il eût pleuré pour obtenir la gloire des douleurs.
LXIX
Tel fut exactement cet homme du dix-huitième siècle, plus grand que son siècle, mais plus croyant que lui.
Il dut y avoir à la fin du paganisme des hommes supérieurs, d’abord chrétiens, puis ramenés aux dieux de leur jeunesse par la poésie de l’Olympe et par la facilité d’un vieux culte rétabli ; flottant d’une religion à l’autre, écrivant tantôt pour la nouvelle, tantôt pour l’ancienne foi de Rome, et mourant héroïquement comme Julien l’Apostat, en lançant au ciel le reproche terrible où le doute retentit à travers ces âges : « Tu as vaincu, Galiléen ! »
Ce qui avait vaincu dans Chateaubriand, c’était le monde. Le culte de la renommée avait été au fond son vrai culte, il n’avait adoré que lui. On conçoit ce culte quand on le compare aux petitesses qui l’entourent.
Voltaire et Jean-Jacques Rousseau n’étaient plus ; Mirabeau, Danton, Vergniaud avaient joué leur vie contre leurs doctrines et l’avaient perdue. Il ne restait qu’un homme, démenti vivant à toutes les théories, debout, l’épée à la main, sur toutes les ruines. Il commença par le saluer et par le servir ; puis il en devint jaloux et l’outragea ; puis il assista à sa chute et le traîna dans la boue ; puis il s’assit sur son tombeau et le grandit quand il n’eut plus à le craindre ; puis il se compara ridiculement à lui et le reconnut pour frère dans la gloire. C’était absurde.
Il y a des grandeurs de deux natures : celle de la plume et celle de l’épée sont égales peut-être, mais jamais semblables ; elles ne doivent pas s’assimiler : l’une agit sur les choses, l’autre sur les âmes. L’action est du domaine des choses mortelles, rapide, troublée, incomplète, imparfaite comme elles ; la pensée est idéale, pure, complète, parfaite comme l’idée. Celui qui les pèse dans la même balance ne les comprend pas : César est un monde, Cicéron un autre : pour être juste envers tous deux, il ne faut pas les comparer.
LXX
Le premier de ses ouvrages fut l’Essai sur les Révolutions, dont nous avons parlé ; on pourrait mieux le qualifier : Essai sur Chateaubriand lui-même.
Il est évident qu’il se cherche et s’examine, en effet, dans ce livre du doute ; mais les plus belles pages du Génie du Christianisme sont tirées de ce livre. Ce n’est pas un livre d’incrédulité, c’est un livre de recherches, une espèce de Montaigne moderne appliqué à de plus graves sujets.
Atala vint ensuite et commença ses prodigieux succès. Cette œuvre n’était pas entièrement nouvelle ; elle ne valait pas le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, ce livre parfait, où la poésie des tropiques sert de cadre à la religion et à la sensibilité de l’Europe ; mais les couleurs américaines et le contraste du délire de la nature amoureuse des forêts sauvages avec les rigueurs de l’ascétisme chrétien en font un tableau à part dans la littérature de cette époque ; c’est le catholicisme espagnol vu à travers les ombres terribles des horizons transatlantiques d’un nouveau monde.
Le dessinateur est exagéré sans doute, mais le peintre est le Salvator Rosa des forêts et des fleuves. La femme meurt, et Chactas en reste stupéfié pendant sa longue et triste vie.
L’Allemagne produisait dans ce même temps, dans le roman de Werther, par Gœthe, le roman du désespoir et du suicide. Atala était le roman de l’espérance et de l’immortalité ; c’était la séve nouvelle qu’un jeune émigré chrétien était allé chercher sous les lianes des forêts vierges, pour rajeunir une littérature épuisée en Europe et lui rendre la vitalité de la nature. On ne peut rien comparer à l’explosion de ce style en 1800. Elle ressemble à l’éclosion nocturne de ce palmier du désert qui fleurit une fois tous les cent ans et qui remplit les déserts du parfum qu’on ne respire pas deux fois dans sa vie ; le monde en demeure ivre quelque temps et s’en ressouvient toujours.
Quelques esprits secs, jaloux, et chicaneurs avec leurs propres sensations, essayèrent de rire et de nier ; mais les larmes prévalurent, et elles écrivirent le nom de Chateaubriand en traits de splendeur et de feu dans tous les cœurs jeunes. La royauté littéraire tressa pour son front une couronne de fleurs inconnues qui ne se flétrit plus. Son nom resta consacré du premier coup.
Nous qui devions bientôt naître, nous naquîmes de lui : volontairement ou involontairement, nous fûmes ses disciples.