LIIe entretien.
Littérature politique.
Machiavel
I
Faisons cette fois comme Plutarque, et commençons par la fin.
Rien n’est plus pathétique qu’un grand homme tel que Scipion accusé, Marius proscrit, Napoléon vaincu à Sainte-Hélène, aux prises avec la mauvaise fortune, et résumant sa vie soit en une résignation muette, soit en un satanique gémissement. Ces derniers actes de la tragédie humaine sont les plus fortes scènes du drame humain, celles qui se gravent le mieux dans la mémoire des peuples.
Voici une des dernières lettres confidentielles d’un homme d’État qui a été le plus grand écrivain politique de l’Italie moderne tout entière. Cet homme est encore dans la vigueur du corps et de l’esprit ; il a été à la fois dans sa jeunesse le Molière et le Tacite de son temps ; il a fait la Mandragore et l’Histoire de Florence ; il a passé de là aux plus hautes magistratures décernées au mérite par le choix libre de ses concitoyens ; il a été quinze ans secrétaire d’État de la république ; il a été vingt-cinq fois ambassadeur de sa patrie auprès du pape, du roi de France, du roi de Naples, de tous les princes et principautés d’Italie ; il a réussi partout à rétablir la paix, à nouer les alliances, à dissoudre les coalitions contre son pays.
Quand les Médicis, ces Périclès héréditaires de la Toscane, qui inventent un nouveau mode de gouvernement, le gouvernement commercial, l’achat de la souveraineté par la banque, et la paix par la corruption coïntéressée des citoyens, rentrent de leur exil, rappelés par la reconnaissance, cet homme est tombé du pouvoir ; il est emprisonné par l’ingratitude de ceux qu’il a sauvés ; il a subi la torture ; il a été absous enfin de son génie, puis exilé, pauvre et chargé de famille, non pas hors de la patrie, mais hors de Florence ; on lui a enfin permis de repasser quelquefois les portes de la ville, mais il lui est interdit d’entrer jamais dans ce palais du gouvernement où il a tenu si longtemps dans ses mains la plume souveraine des négociations, des décrets, des lois.
Cet homme, aussi capable de descendre que de monter, est maintenant réfugié à douze milles de Florence, dans la vallée reculée et pierreuse de San-Casciano, thébaïde de la Toscane ; il y possède pour tout bien une métairie et quelques champs d’oliviers, dont l’huile et les fruits nourrissent d’économie lui, sa femme, ses fils et ses filles, auxquelles il faudra trouver des dots sur les rognures de cette métairie. Ses anciens amis sont éloignés, les cours qu’il a fréquentées l’ont oublié ; les Médicis, quoique pleins d’estime pour lui, le regardent avec une certaine déplaisance ; ils craignent même les services d’un citoyen dont le mérite domine de trop haut les autres citoyens. Dans une telle situation cet homme languit et se ronge de soucis domestiques ; il est (on le verra) obligé de calculer combien la douzaine d’œufs ou la fiasque d’huile coûtent, pour nourrir sa journée et pour éclairer sa lampe ; il porte lui-même au marché voisin les fagots coupés dans son petit bois par son bûcheron ; il n’a pas de quoi payer largement son écot dans un dîner de cabaret à San-Casciano avec quelques vieux amis. Voulez-vous savoir comment il passe ses jours d’été au village voisin, entre le travail et les heures nonchalantes de son repos ? lisez la merveilleuse lettre suivante, retrouvée tout récemment dans ses papiers aux archives du vieux palais de Florence.
Cette lettre est adressée à Vettori, son ami, diplomate comme lui, et par lequel il est fréquemment consulté sur la conduite à tenir dans les affaires publiques. Cet homme, j’allais oublier de vous dire son nom, c’est Nicolas Machiavel.
Machiavel
À François Vettori, à Rome.« Magnifique ambassadeur !
Tardo non furon mai grazie divine ;« Les grâces du ciel ne se font jamais attendre. »« Je parle ainsi parce qu’il me semblait▶ avoir non pas perdu, mais égaré vos bonnes grâces, car vous avez tant tardé à m’écrire que je ne pouvais interpréter la cause de ce silence… J’ai craint qu’on ne vous eût prévenu contre moi en vous disant que j’étais un mauvais économe… J’ai été tout réconforté par votre dernière lettre du 23 du mois passé ; j’y ai vu avec bien du plaisir que vous ne vous occupiez plus qu’à votre aise des affaires d’État. Continuez à prendre ce parti, car quiconque s’incommode trop pour les autres se sacrifie soi-même sans qu’on lui en sache le moindre gré ; et puisque absolument la fortune veut diriger toutes nos actions, il faut la laisser faire à sa guise, ne la déranger en rien, et attendre qu’elle permette aux hommes d’agir à leur tour. Quand ce moment sera venu, vous pourrez reprendre un peu place aux affaires publiques, veiller un peu plus à ce qui se passe dans l’État ; alors aussi vous me verrez quitter sur-le-champ ma métairie et accourir vers vous en vous disant : Me voilà !
« Puisqu’il en est ainsi, je vais essayer de vous rendre un plaisir équivalent à celui que m’a fait votre lettre, et vous dire à mon tour la façon dont je gouverne ma vie…
« J’habite dans ma métairie, et, depuis mes disgrâces, je ne crois pas avoir été vingt jours en tout à Florence. Jusqu’à ce moment je me suis amusé à tendre de ma main des pièges aux grives ; je me levais pour cela avant le jour, je portais mes gluaux, et je cheminais en outre avec un paquet de cages sur le dos, semblable à Géta quand il revient du port tout courbé, chargé des livres d’Amphitryon. Le moins que j’attrapais de grives, c’était deux ; le plus, c’était sept : c’est ainsi que j’ai passé tout le mois de septembre. Depuis, ce misérable passe-temps, quoique respectable et étrange, m’a même manqué à mon grand déplaisir, et quelle est ma vie depuis ce temps, je vais vous le dire.
« Je me lève avec le soleil, et je m’achemine vers un petit bois que je fais couper dans le voisinage. J’y passe deux ou trois heures à surveiller l’ouvrage de la veille, et j’use le temps avec ces bûcherons, qui ont toujours quelques malheurs à déplorer, soit arrivé à eux-mêmes, soit à leurs voisins. Et, au sujet de ce bois exploité, j’aurais mille belles anecdotes qui me sont arrivées, soit avec Frosino de Panzano, soit avec d’autres qui voulaient m’acheter de cette coupe ; et Frosino, entre autres, en envoya prendre un certain nombre de cordes (carlate) sans m’en prévenir, et sur le prix il voulut me retenir 10 livres florentines que je devais, disait-il, depuis quatre ans, et qu’il m’avait gagnées au jeu de criccrac chez Antoine Guicciardini.
« Je commençais sur cela à faire le diable et à m’en prendre au charretier qui s’en était allé emportant mes bûches sans les payer, comme un voleur, lorsque Machiavel, mon parent, entra et nous remit d’accord. Baptiste Guicciardini, Philippe Ginori, Thomas del Bene et quelques autres habitants du voisinage, pendant que ce vent soufflait, m’en demandèrent chacun une corde. Je la promis à tous, et j’en envoyai une à Thomas del Bene, qui en fit transporter la moitié à Florence parce qu’il y avait là pour l’enlever de la rue lui, sa femme, sa servante et ses enfants, tellement qu’on aurait dit le gaburro quand, le jeudi, il sort armé de bûches avec ses garçons pour assommer un bœuf. M’apercevant ainsi qu’il n’y avait pour moi aucun bénéfice, j’ai dit aux autres que je n’avais plus de bûches à vendre ; ils en ont tous fait la grosse tête (la moue), surtout Baptiste Guicciardini, qui a mis cela au nombre de ses mésaventures d’État.
« En sortant de ma coupe de bois, après l’ouvrage, je m’en vais auprès d’une petite fontaine, et de là à mes pièges d’oiseaux, avec un livre sous mon bras, soit Dante, soit Pétrarque, soit un de ces poètes familiers en second ordre, tels que Tibulle, Ovide ou quelqu’un de ce genre ; je lis là leurs amoureuses souffrances ou leurs jouissances amoureuses ; ils me font souvenir de mes propres amours, et je me réjouis un peu dans ces douces mémoires.
« De là je descends sur le grand chemin, dans la taverne du village ; je cause avec les passants, je leur demande des nouvelles de leur pays ; j’entends des choses neuves et diverses, je remarque les goûts différents et les fantaisies opposées des hommes. Vient en causant ainsi l’heure du dîner, où je mange avec ma petite famille ces mets frugals que nous peuvent fournir ma pauvre métairie et mon étroit domaine paternel. Après le repas je retourne à la taverne : j’y trouve ordinairement l’hôtelier, un boucher, un menuisier et deux chaufourniers ; je m’encanaille avec eux tout le reste du jour au criccrac ou trictrac, jeux pendant lesquels surgissent entre nous mille disputes, mille chocs de paroles injurieuses, et où le plus souvent on conclut pour un quatrino (un sol), et où on ne nous entend pas moins crier de là à San-Casciano.
« Ainsi plongé dans cette vulgarité de vie, je tâche de préserver mon esprit de la moisissure d’une complète oisiveté, et je décharge la malignité du sort qui me poursuit, jouissant d’une satisfaction âpre et secrète de me sentir foulé ainsi aux pieds par la fortune, pour voir si à la fin elle n’en aura pas honte et n’en rougira pas !…
« Mais, le soir venu, je retourne à la maison et j’entre dans mon cabinet de travail ; sur le seuil de la porte je dépouille ces habits de paysan souillés de poussière ou de fange, et je me revêts en idée d’habits royaux et de vêtements de cour. Ainsi vêtu d’habits conformes à la hauteur de mes pensées, j’entre avec dignité dans la société antique des grands hommes d’autrefois, où, accueilli amoureusement par eux, mes semblables, je me nourris de la seule nourriture qui est faite pour moi et pour laquelle je suis fait moi-même. Je ne rougis point de m’entretenir de niveau avec eux, de leur demander raison de leurs actes, et ces grands hommes ne dédaignent pas de me répondre avec leur indulgente bonté.
« Pendant quatre heures de temps que dure cet entretien avec les morts, je ne sens plus aucun de mes soucis, j’oublie toutes mes angoisses, je ne crains plus ma pauvreté, je ne m’épouvante plus de la mort ; je me transfigure en eux tout entier, et, comme dit Dante, “qu’aucune science ne mérite ce nom si on ne retient pas ce qu’on a appris”, j’ai noté de ces entretiens avec ces hommes antiques tout ce que j’ai recueilli de capital et de caractéristique dans leur vie et dans leurs pensées, et j’en ai composé un opuscule intitulé des Gouvernements, ouvrage dans lequel je pénètre aussi profondément que je le peux dans les pensées qu’un tel sujet comporte, agitant en moi-même ce que c’est que la souveraineté, de combien d’espèces de souverainetés le monde se compose, comment elles s’acquièrent, comment elles se conservent, pourquoi elles se perdent ; et si jamais quelques-unes de mes rêveries vous ont plu, celle-ci, je le crois, ne devra pas vous déplaire ; et elle pourrait être acceptable surtout à un prince nouveau (allusion aux Médicis, rentrés maîtres de Florence, à qui il espérait plaire par cette haute leçon de gouvernement) : c’est pour cela que l’ai dédiée à la magnificence (majesté) de Julien. Philippe Casa Vecchia a vu le livre ; il pourra vous distraire en vous rapportant ce que l’ouvrage contient, ainsi que les raisonnements que nous en avons faits tous deux, quoique depuis ce temps-là je le lèche et le polisse sans cesse…
« J’irais bien vous voir à Florence, mais je craindrais qu’au lieu d’y descendre de voiture chez moi, je ne descendisse chez le geôlier de la prison, et il n’y manque pas d’amis empressés qui, après avoir invité les autres à dîner avec moi, me laisseraient l’embarras de payer…
« Je voudrais bien que ces seigneurs de Médicis commençassent à m’employer : c’est la nécessité domestique où je suis qui me force à cette démarche auprès de leurs amis ; car je me consume, et je ne puis pas rester longtemps dans la même pénurie sans que la pauvreté me rende l’objet de tous les mépris. Dussent-ils ne m’employer d’abord qu’à retourner des pierres, je m’y résignerais.
« Quant à mon ouvrage du Prince, s’ils prenaient la peine de le lire, ils verraient bien que les quinze années passées par moi au service, au maniement des affaires de la république, je ne les ai employées ni au jeu ni au sommeil. Chacun devrait tenir à utiliser un homme qui a acquis déjà, aux dépens des autres et de lui-même, l’expérience consommée qu’il possède. Le meilleur garant que je puisse donner de ma fidélité et de ma probité, n’est-ce pas mon indigence ?
« Adieu, soyez heureux et pensez à moi.
« Nicolas Machiavel.
« 10 décembre 1513. »
II
Quel est le cœur qui ne soit pas ému de l’accent à la fois naïf, simple et pathétique de cette lettre, la plus belle protestation contre le sort que nous connaissions parmi toutes les lettres des grands hommes anciens et modernes retrouvées dans les archives du genre humain ? On y sent l’homme qui se plie humblement comme le roseau au vent de son adversité et de sa misère. Comme on sent, quelques lignes plus loin, l’homme qui a le sentiment de sa supériorité sur ses contemporains, de son égalité de niveau avec les plus hauts caractères et les plus vastes intelligences
de l’antiquité ! Comme on y sent contre la fortune ce juste et muet mépris qui est la vengeance éternelle des hommes écrasés par l’iniquité de leurs contemporains ! Enfin comme on y sent, dans les détails domestiques de sa métairie, de ses occupations, de sa pauvreté, de sa déchéance au milieu des meuniers, des chaufourniers et des cabaretiers de son village de Toscane, cette souplesse d’imagination et cette verve de goût, d’amour, de débauche même, qui rappellent le Molière dans le Tacite, l’auteur des comédies dans l’homme d’État ! Comme cette lettre rit, pleure et gronde dans la même page ! Quand je ne connaîtrais de Machiavel que cette lettre, il serait pour moi un homme de bronze et un homme de chair, un grand exemplaire de l’humanité, un grand ludibrium de la fortune, un homme plus italien que toute l’Italie de son temps, un de ces hommes qui ont le droit de dire, avec le sourire du dédain de Marius à l’esclave : « Va dire à Rome que tu as vu Marius assis dans la boue des marais de Minturnes, mais toujours Marius. »
III
Or qu’était-ce jusque-là que Nicolas Machiavel ? En deux lignes le voici.
Il était né à Florence d’une haute lignée étrusque et féodale, les Machiavelli. Leurs domaines, situés entre la Romagne et la république florentine, avaient été peu à peu absorbés dans les États toscans. Cette famille, non déchue, mais appauvrie, servait maintenant dans les armées ou dans la magistrature de la république toscane. Treize de ses membres avaient été gonfaloniers, c’est-à-dire à peu près doges de Florence. Le père de Nicolas Machiavel, le héros d’esprit et de plume de cette grande race, était gouverneur dans des provinces de la république. Il soigna l’éducation de son fils comme s’il l’eût senti prédestiné aux grandes choses. C’était le temps héroïque de l’Italie ressuscitée, la virilité de ce qu’on appelle le moyen âge. Dante, Pétrarque, Boccace, avaient créé la langue toscane avec les débris de la latinité romaine ; la Grèce avait versé ses manuscrits dans les bibliothèques de Florence ; l’atticisme s’unissait à la force dans les écrits des Toscans ; ils avaient un poète et des lettrés en tous genres ; il leur manquait en prose un Tacite ou un Bossuet pour illuminer la politique et fixer la grande langue des affaires.
La littérature politique, illustrée en Grèce par Aristote, n’était pas née en Italie ; elle y naquit forte et souveraine avec Nicolas Machiavel.
Sa mère, Bartholomée Nelli, d’une illustre maison florentine aussi, lui donna le jour le 3 mai 1469. Ces souches toscanes, greffées de sang romain, ont toujours produit des branches prodigieuses de sève et de force dans l’espèce humaine. Souvenez-vous des Dante, des Pétrarque, des Médicis, des Capponi, des Strozzi, des Guicciardini, des Michel-Ange, des Mirabeau, des Bonaparte ; poètes, artistes, écrivains, hommes de tribune, hommes d’État, hommes de guerre et de tyrannie, la Toscane est une mère féconde ; Florence a du sang étranger dans les veines. Ce sang est la sève sauvage ou civilisée du génie.
IV
Je glisse sur les premières années de ce rejeton des Nelli et des Machiavelli ; son intelligence vive, étendue, profonde et éloquente comme la passion, le fit remarquer avant l’âge. À vingt-huit ans le gouvernement de Florence le choisit d’acclamation pour secrétaire de la république. Ce secrétaire rédigeait les actes du gouvernement, il les inspirait et les discutait en les rédigeant ; il était à la république ce que le souffleur est au drame, invisible, mais âme de tout.
L’Italie était alors ce qu’elle est encore, ce qu’elle sera toujours, à moins qu’il ne renaisse à Rome un peuple-roi ; elle était une perpétuelle et héroïque anarchie de cinq ou six nationalités qui se disputaient la puissance, la gloire, la primauté dans cette cendre du vieux monde : les membres principaux de cette anarchie étaient Venise, Rome, Milan, Naples, Florence ; les Impériaux, les Français, les Espagnols, appelés comme aujourd’hui par les Piémontais en Italie, en faisaient leur champ de bataille ou le prix de leurs victoires.
Les Médicis, ces citoyens presque couronnés de Florence, venaient d’en être exilés pour avoir préféré l’appui de l’Espagne à l’alliance de la France. Une république démocratique et religieuse, agitée par la parole d’un moine à moitié fou, à moitié factieux, mais toujours fourbe, Savonarola, avait remplacé les Médicis. Un caprice des historiens démagogues et des mystiques de ce temps-ci a voulu prendre au sérieux ce moine thaumaturge ; l’histoire sincère les dément à chaque mot. Savonarola n’était qu’un Marat encapuchonné ; le peuple, qu’il avait trompé et fanatisé, en fit justice au premier retour de bon sens. Son supplice fut cruel, mais son exil était mérité. Il demandait le sang de tout ce qui n’applaudissait pas à ses démences. Il mourut en lâche après avoir vécu en bourreau. Malheur aux partis qui prennent pour patrons dans l’histoire ces hommes de délire, de hache et de bûchers, tels que le moine Savonarola !
V
C’est au milieu de ces convulsions de la république provisoire de Florence, entre l’exil et le retour des Médicis, que Machiavel exerça les difficiles fonctions de secrétaire de la république, au dedans et d’ambassadeur au dehors. Ces ambassades, qu’on appelle les légations, lui firent connaître à fond la politique des puissances auprès desquelles il alla ménager les intérêts de sa patrie. Les dépêches qu’il écrivit pendant ces vingt-cinq légations à son gouvernement sont des chefs-d’œuvre de sagacité, de clarté, de style, appropriés aux affaires.
Nous ne vous donnerons ici ni le récit de ces circonstances aussi fugitives que le temps, ni le texte de ces dépêches : cela ressemblerait aux dialogues des morts. Une seule de ces circonstances mérite d’être relatée, parce qu’elle donna lieu à la longue résidence de Machiavel auprès de César Borgia, fils du pape Alexandre VI.
César Borgia, sans bornes dans son ambition, sans scrupule dans ses actes, est le véritable héros du moyen âge. Fils d’un pape espagnol, hardi comme un aventurier, intrépide comme un chevalier, politique comme un diplomate, perfide comme un brigand, il aspirait à fonder en Italie, par la puissance papale de son père, une dynastie des Borgia. Il la conquérait peu à peu par ses exploits, par ses trahisons, par ses intrigues, en se mettant tour à tour à la tête des troupes des divers États d’Italie. Il désirait passionnément devenir aussi, par son alliance avec la république de Florence, général des troupes toscanes. La république le redoutait et le ménageait. Elle chargea Machiavel de résider auprès de lui, tantôt pour se concilier l’appui de ses armes, tantôt pour éluder ses prétentions, toujours pour le flatter.
Cette longue résidence de Machiavel auprès de César Borgia fut pour le secrétaire florentin l’école de la diplomatie la plus consommée et la plus perverse. Machiavel en sortit comme on sort d’une école de haute intrigue et de crimes habiles (s’il y eut jamais habileté dans le crime). Le malheur du nom de Machiavel fut d’avoir passé pour complice de ces perfidies et de ces crimes, dont il n’était que le spectateur et le confident diplomatique au nom de sa patrie. C’est là ce qui le fait passer pour un scélérat quand il n’était en effet qu’un courtisan officiel, obligé, par l’intérêt des Florentins, de complaire à une ambition qui faisait trembler sa patrie.
Il sortit en même temps de cette cour militaire de César Borgia tellement rompu aux affaires politiques et aux intrigues d’ambition que nul ne perça jamais si profondément dans les ressorts cachés qu’on emploie pour conquérir ou gouverner les hommes. Il en sortit enfin seul capable de donner les conseils de l’ambition pratique aux bons ou aux mauvais desseins et d’écrire ce livre du Prince, manuel du bien et du mal pour les ambitieux. Son véritable crime ne fut pas d’avoir préféré le mal au bien dans ce commentaire sur les entreprises des princes : son crime fut son indifférence apparente, sa neutralité extérieurement impassible entre le crime et la vertu.
Nous disons neutralité apparente à l’extérieur, parce qu’en le lisant dans ses douze volumes et en l’étudiant impartialement dans sa vie, on reconnaît avec bonheur qu’il n’était nullement neutre, encore moins pervers ; qu’il aimait l’honnête, qu’il le pratiquait pour lui-même, et que son tort est d’avoir eu l’intelligence du mal, mais non le goût. Vous vous en convaincrez quand vous m’aurez suivi jusqu’au bout. Le nom de Machiavel devenu proverbe est une calomnie de l’homme qui a porté ce grand nom : il est plus commode de le nommer que de le lire. Malheur aux hommes dont le nom devient synonyme de crime : il faut des siècles pour laver ce nom !
Nous n’entreprenons pas de le laver. Il eut des torts ; ces torts furent des complaisances coupables pour ce qu’on appelle des faits accomplis. Il prit en apparence le succès pour un dogme ; il oublia que la moralité est la première condition des actes publics ; il crut aux deux morales, la petite et la grande ; comme Mirabeau, son élève et son égal, il matérialise la politique en la réduisant à l’habileté, au lieu de la spiritualiser en l’élevant à la dignité de vertu : mais, à cette faute près, faute punie par la mauvaise odeur de son nom, il fut honnête homme ; il fut même chrétien dans sa foi et dans ses œuvres ; il fut en même temps le plus parfait artiste en ambition que le monde moderne ait jamais eu à étudier pour connaître les hommes et les choses ; son malheur fut d’être artiste, et de donner dans le même style et avec le même visage des leçons de tyrannie et des leçons de liberté.
Cela dit, entrons dans ses œuvres. Voyons-en d’abord l’occasion.
VI
Nous avons vu qu’au retour des Médicis à Florence, Machiavel, destitué de toutes ses fonctions, avait été obligé de se retirer, presque indigent, dans sa petite métairie de la Strada, près de la bourgade de San-Casciano. À peine y goûtait-il un court loisir que la conspiration de Capponi, le grand citoyen patriote, contre les Médicis éclata et échoua le même jour. Capponi ayant par mégarde laissé tomber de son habit la liste des conjurés, les Médicis avertis firent saisir tous ceux dont le nom était porté sur la liste de Capponi et tous ceux que leurs sentiments républicains pouvaient faire soupçonner complices de la conjuration. Machiavel, quoique innocent, fut du nombre. Ses interrogatoires, rendus plus âpres par la torture, ne purent lui arracher un aveu.
Le pape Léon X, Médicis lui-même et le plus doux des hommes comme le plus lettré, envoya de Rome réclamer de ses neveux la liberté de Machiavel ; il lui demanda de plus, comme au premier des politiques de son temps, des conseils pour le gouvernement des affaires d’Italie. Il l’appela même à sa cour. Machiavel, mal inspiré, ne s’y rendit pas. Sa vraie place était dans le conseil de ce Périclès des papes. Il y eût été libre, heureux, puissant sur les affaires. Il craignit un piège où il n’y avait de la part du pape qu’estime et bonté. Toutefois il écrivit à Léon X, par l’intermédiaire de Vettori, son ami, ambassadeur de Florence à Rome, ces lettres remarquables sur la politique papale, qui dénotent une connaissance presque providentielle des divers intérêts des grandes nations.
Léon X en fit son profit ; il aimait Machiavel ; il regretta d’être privé de la présence de l’oracle politique de Florence, aussi propre à devenir l’oracle politique de Rome.
Machiavel, toujours par l’intermédiaire de son ami Vettori, qui résidait auprès du pape, transmettait à Léon X des chefs-d’œuvre de vues en chefs-d’œuvre de style, émanés de cette pauvre métairie où languissait le génie du siècle. Tous ces conseils parfaitement honnêtes de Machiavel à Léon X ne tendaient qu’à la paix de l’Italie ; il suppliait ce grand pape de s’en faire l’arbitre au nom de son autorité pontificale, au nom des Médicis, au nom de ses propres armées.
VII
Mais, par une souplesse de génie sans égale peut-être dans l’histoire de l’esprit humain, pendant que cet homme d’État vieilli, fatigué, indigent, donnait de si hauts conseils aux rois et aux papes, il s’amusait à écrire, de la même plume qui allait écrire comme Tacite, des comédies dignes de Molière.
C’est de cette époque, en effet, que date sa facétie de la Mandragore. La Mandragore est une plaisanterie obscène. Un mari dupe de lui-même et une jeune femme innocente y sont joués et corrompus par l’intrigue d’un amoureux et d’un moine, dans un imbroglio et dans un dialogue dignes de Boccace. La pudeur moderne nous interdirait d’en faire seulement l’analyse ; mais les mœurs italiennes du temps étaient si peu scrupuleuses en matière de décence et de religion que cette facétie comique eut un succès classique et prolongé à Florence, et que le pape Léon X, dans ses voyages en Toscane pour revoir sa famille, fit représenter devant lui deux fois la Mandragore pour amuser le sacré collège.
Le Mariage de Figaro par Beaumarchais est une édification en comparaison de la farce de Machiavel ; mais les Contes de Boccace, imprimés avec les privilèges et les éloges de la cour de Rome, avaient accoutumé les Italiens au ridicule versé sur les maris et sur les moines. Cette pièce grotesque popularisa plus Machiavel à Florence et à Rome que ses écrits les plus substantiels de politique ; les peuples préfèrent souvent ce qui les dégrade à ce qui les élève : Machiavel, baladin pour gagner le pain de sa famille à San-Casciano, devint plus célèbre que Machiavel homme d’État, orateur et ambassadeur, sauvant pendant quinze ans sa patrie par des miracles de diplomatie.
VIII
Il y avait alors à Florence un citoyen d’une grande opulence, ami des Médicis, nommé Cosme Ruccellai, infirme et mûri par ses infirmités avant l’âge. Ruccellai avait fait planter autour de son palais de délicieux jardins, semblables à ceux d’Académus, et il y rassemblait tous les jours ses amis pour y disserter platoniquement avec eux de philosophie, de religion, d’histoire, de poésie, de politique.
Toutes les fois que Machiavel revenait à Florence, il présidait du droit de sa renommée et de son agrément à ces entretiens. Là, du moins, il avait son public restreint mais compétent. On l’interrogeait avec respect sur sa longue expérience des idées et des choses. Ce fut pour plaire à Ruccellai et à cette élite d’amis qu’il écrivit alors ses Discours sur Tite-Live.
Ce livre, le plus magistral qu’il ait peut-être composé, est le commentaire de l’histoire romaine par le génie des affaires. Machiavel y suit Tite-Live événement par événement, comme la lampe suit les contours d’une statue pour en faire jaillir les formes dans la nuit aux regards d’un statuaire.
Il explique avec une sagacité véritablement divine la pensée ou la passion des personnages, rois, consuls, magistrats ou peuple, qui amenèrent, dans tel ou tel but, telles ou telles vicissitudes dans les destinées du peuple romain ; il montre comment de l’événement accompli devait nécessairement découler tel autre événement par la seule fatalité des grands esprits, la fatalité des conséquences ; il refait l’histoire romaine tout entière avec une lucidité rétrospective qui éclaire mille fois mieux les faits que l’historien romain lui-même. L’historien ne voyait que les détails, Machiavel voit l’ensemble ; Tite-Live n’est que la main, Machiavel est l’intelligence. L’un dit : Ceci fut ; l’autre dit : Ceci devait être.
IX
Ni Montesquieu, dans ses Considérations sur la décadence, ni Bossuet lui-même, dans les éclairs de son Histoire universelle, n’ont cette évidence instinctive de sagacité qui caractérise l’infaillibilité de Machiavel dans ce coup d’œil sur la politique romaine. Montesquieu a de la prétention dans les aperçus ; Bossuet a de la poésie dans les vues : c’est un épique plus qu’un historien ; leur style se ressent de leur nature : l’un veut frapper, l’autre veut éblouir ; Machiavel ne veut que comprendre et fait comprendre. Il ne songe seulement pas à son style : le mot, chez lui, c’est la pensée ; la couleur, c’est la lumière ; le seul effet qu’il recherche et qu’il obtient toujours, c’est la vérité. Aussi, s’il y a plus de plaisir à lire Montesquieu, s’il y a plus d’éblouissement à lire Bossuet, il y a plus de profit politique à lire Machiavel. C’est lui qui est le véritable traducteur des événements et qui les interprète en homme d’État ; il en extrait le suc pour en nourrir substantiellement ses amis des jardins Ruccellai, destinés à gouverner après lui la république ou la monarchie, l’aristocratie ou la démocratie de Florence.
Nous sommes étonné qu’on ne mette pas le commentaire de Machiavel sur Tite-Live dans les mains de la jeunesse moderne qui se destine à la vie publique : ce serait un cours de sagacité. Point de chimères, point de rêves, point de système préconçu, point d’utopie sacrée, académique ou profane ; le fait et la signification du fait, voilà tout : ce sont les mathématiques de l’histoire. Machiavel y est en philosophie politique égal à Newton en philosophie naturelle. Le monde moderne n’a eu qu’une tête de cette force, Bacon ; nous vous le ferons connaître un jour.
X
Après ce livre, il écrivit, autant par délassement que par patriotisme, les sept livres de l’Art de la guerre, ouvrage dirigé contre les condottieri, ces troupes sans patrie de l’Italie ; il y invente la conscription militaire, cette institution des nationalités qui veulent rester nations ou rester libres.
Ces sublimes écrits ne le tiraient pas de la misère : les Médicis continuaient à le craindre ; Léon X admirait mais ne récompensait pas ses travaux. Il est à croire que ce pape, prodigue pour tout autre, voulait le contraindre par la nécessité même à venir à Rome. On ne sait quel amour instinctif des collines de Florence empêchait Machiavel d’abandonner cette terre ingrate ; cet amour lui coûta l’aisance et le repos.
« Je resterai donc dans ma misère, écrit-il à son ami Vettori, sans trouver une âme qui se souvienne de mon dévouement ou qui me trouve bon à quelque chose. Mais il est impossible que je demeure plus longtemps dans cet état, car je vois toutes mes ressources diminuer, et, si Dieu ne vient à mon secours, je serai forcé d’abandonner ma métairie et de me faire secrétaire de quelque podestat (maire) de village ; ou bien, si je ne puis trouver un autre moyen de vivre et de faire vivre ma pauvre famille, je serai forcé de me réfugier dans quelque bourgade écartée et ruinée, pour y enseigner à lire aux enfants, et de laisser ici ma famille, qui me considère comme un homme mort. C’est le meilleur parti qu’elle puisse prendre, car elle vivra plus aisément sans moi, qui lui suis à charge, attendu que j’ai été accoutumé toute ma vie à l’aisance, et que je ne puis m’astreindre aussi rigoureusement qu’il le faudrait à la parcimonie nécessaire. »
XI
N’est-ce pas un jeu bien ironique du destin que de voir le premier homme d’État et le premier écrivain de l’univers aspirer, pour gagner son pain, à apprendre à lire aux enfants des paysans dans un village privé de maître d’école !
Mais il y a quelque chose de plus étrange encore, et qui montre dans cette vigoureuse imagination aux prises avec l’indigence et l’abandon de sa patrie l’énergie légère et vicieuse des nations de ce pays et de ce temps. Le lion vieilli, dompté par l’amour, en relief sur les vases étrusques, est le symbole de cette puissance de souffrir et de jouir en même temps qui caractérise cette forte race d’Étrurie. C’est ainsi que Mirabeau, Étrusque de race comme Machiavel, secouait d’une main les barreaux de son cachot de Vincennes, et de l’autre main écrivait des volumes d’amour à madame de Mounier.
« Malgré mon âge, qui touche à cinquante ans, écrit-il à Vettori, je vais chaque jour visiter celle qui captive mon cœur ; je ne me laisse ni rebuter par les ardeurs de l’été, ni arrêter par la longueur et les difficultés du chemin, ni effrayer par l’obscurité des nuits. »
Tant que dura ce violent amour qui lui faisait tout oublier, même la dignité de son nom, même sa misère, même la décence de son âge, il n’écrivit plus rien que des lettres amoureuses ou que les confidences de son bonheur.
Guéri de cette passion, qui ne fut pas la dernière, et consulté par Léon X sur les moyens de corrompre le vieux républicanisme de Florence, Machiavel, sans désavouer tout à fait la république, conseille au pape de corrompre à force de faveurs et de prospérité les citoyens.
« Conservez, lui dit-il, l’apparence des élections, mais faussez-en les résultats s’ils vous sont contraires, en achetant ou en altérant les votes dans les scrutins. »
C’est une trahison exactement semblable à celle que le grand et vénal Mirabeau organisait secrètement pour Louis XVI, en recevant d’une main les subsides immenses de la cour, et en agitant de l’autre main les passions qui nourrissaient sa popularité. Cependant Machiavel était moins pervers dans sa politique, car il ne trahissait personne que lui-même, dans cette entente avec Léon X.
XII
Machiavel commençait à rentrer en grâce auprès des Médicis quand Léon X mourut.
La mort de ce pape le laissa de nouveau sans espoir. Les amis et les élèves de Machiavel, dans les jardins Ruccellai, conspirèrent, à l’exemple des Brutus, pour le rétablissement de la république ; ils furent trahis, suppliciés ou proscrits. Machiavel, qui les fréquentait, et qui les inspirait du fanatisme classique de la liberté romaine, n’avait trempé que son génie, mais non sa main, dans la conjuration. Soupçonné, mais non accusé, il fut obligé de renoncer à tout espoir de rentrer dans le gouvernement, et dut se retirer plus que jamais dans sa retraite indigente.
Il en occupa les loisirs en écrivant son Histoire de Florence. Avant de l’avoir poussée jusqu’à son temps, trop difficile à toucher sans offenser le maître de Florence, il porta son histoire à Rome au pape Clément VII. Ce pape, aussi parcimonieux que Léon X était libéral, lui donna cent ducats pour toute récompense d’un si magnifique travail. Machiavel, indigné, brisa sa plume ; elle nourrissait la postérité de son génie, et elle ne le nourrissait lui-même que d’amertume !
Et cependant il s’amusait toujours à aimer et à chanter entre deux détresses. Ainsi on le voit, à ce retour de Rome, en correspondance avec son célèbre contemporain Guicciardini sur des représentations de la Mandragore, que Guicciardini veut faire jouer à Modène.
« J’ai fait huit ou dix chansons gaies de plus pour la pièce, écrit-il à Guicciardini. J’irai avec la Barbera, belle chanteuse de Florence : préparez-nous, à moi et à la Barbera, une chambre chez ces moines. »
Le pape, rougissant enfin de négliger un tel serviteur de ses intérêts, le charge de surveiller et d’achever les fortifications de Florence.
Il trouva à peine du pain dans cet emploi. Les Florentins, menacés par l’armée de la confédération des ennemis du pape et des Médicis, se gouvernent un moment par les conseils de ce grand politique. Machiavel écarte avec une habileté consommée l’armée des confédérés de Florence. Il suit cette armée pour y poursuivre ses négociations dans leur camp sous les murs de Rome ; il assiste à la mort du connétable de Bourbon et à la prise de Rome. Les Médicis, pendant cette éclipse de leurs papautés à Rome, sont de nouveau expulsés de Florence. Machiavel espère y rentrer pour reprendre son ascendant sur la république restaurée par ses amis ; mais les républicains lui reprochent avec indignation ses complaisances pour Laurent de Médicis et les conseils d’usurpation qu’il a donnés à ce dictateur de Florence dans le livre du Prince. Il est destitué, menacé, obligé de se cacher de nouveau dans sa chaumière de San-Casciano.
XIII
Le livre du Prince n’était cependant pas encore publié, mais on en connaissait l’existence et les principes par l’indiscrétion des Médicis.
Ce livre, qui fut son crime contre la république et contre l’honnêteté politique, fut ainsi son arrêt d’exil, et devint bientôt, comme on va le voir, son arrêt de mort. Le parti de ce faux prophète de la populace et de la monacaille, de ce fou imposteur, Savonarola, se déclara irréconciliable avec le grand homme qui avait méprisé ses jongleries soi-disant évangéliques, mais plus réellement démagogiques.
Examinons ici ce livre du Prince, qui a donné l’immortalité de la calomnie à son auteur, ce livre qui a été et qui est encore l’énigme de l’Italie.
Ce livre fut-il, comme le prétendent certains Italiens, une ironie vertueuse de Machiavel, voulant, comme le législateur de Sparte, faire horreur de la tyrannie en enivrant les tyrans ?
Ce livre fut-il, comme d’autres le disent, une froide leçon de tyrannie pour donner aux princes la théorie des crimes heureux ?
Des centaines de volumes sont écrits tous les ans en Italie par les pédants oisifs pour débattre l’une ou l’autre de ces appréciations systématiques sur Machiavel.
Ni les uns ni les autres ne sont dans la vérité de la nature humaine.
La nature ne fait pas de ces hommes assez dévoués à la vertu pour écrire gratuitement des contre-vérités qui les feront passer éternellement pour des scélérats ; la nature ne crée pas non plus des hommes assez monstrueux (surtout quand ces hommes sont les plus hautes et les plus saines intelligences de leur siècle) pour penser, pour écrire et pour signer des théories de crimes qui les dévoueront à l’exécration de la postérité.
L’auteur des Commentaires sur Tite-Live et de l’Histoire de Florence, ouvrages où le goût de la vertu se fait sentir aussi éloquemment que le génie du style ; l’homme dont la vie privée et la vie publique méritèrent à juste titre la renommée d’homme de bien n’eut certes jamais la pensée de personnifier en soi un Tibère, un Néron, un monstre en horreur à Dieu et à soi-même, en mépris de ses contemporains et de la postérité. On a vu des Curtius du bien public, mais ce Curtius du crime n’exista certes jamais que dans l’imagination des imbéciles ou des pédants.
La pensée qui inspira le livre du Prince à Machiavel, la voici. Nous ne l’excusons certes pas, mais nous l’expliquons.
Cette pensée ne fut ni d’un héros de vertu ni d’un monstre de vices ; elle fut tout simplement la pensée d’un commentateur. Machiavel, voulant donner à Laurent de Médicis, prince nouveau, des leçons de la politique du succès (fausse mais séduisante politique), prit son texte dans la vie de César Borgia, auprès de qui il avait résidé si intimement comme ambassadeur de Florence. Il commenta la conduite de ce héros souvent fourbe, souvent sanguinaire, toujours habile ; il développa ce texte non en moraliste, mais en politique, pour Laurent de Médicis. Il ne dit point à son prince : Faites ceci ; mais il lui dit : Voilà comment César Borgia fit en telle ou telle circonstance de ses usurpations ou de ses crimes. Il ne loue pas, il raconte ; son tort est de raconter avec l’impassibilité d’une page de bronze, et de ne témoigner dans l’accent du narrateur aucune préférence pour le bien, aucune pitié pour les victimes, aucune exécration contre les attentats politiques.
Artiste en succès, voilà le vrai nom de Machiavel : ne lui en cherchez pas un autre ; c’est bien assez pour le flétrir dans cette œuvre trop équivoque de son génie, car le succès en politique est trop souvent la récompense du crime.
N’oublions pas cependant que, dans ce temps barbare encore du moyen âge italien, la politique n’était pas une moralité de but et une légitimité des moyens ; la politique n’était qu’une science, et Machiavel voulait surtout se montrer capable : ce n’est que plus tard que la politique, sous la plume de Fénelon, devint une vertu ; sous Bossuet même elle n’était qu’une sainte violence. Machiavel n’était pas plus avancé que son temps ; voilà son principal crime dans le livre du Prince.
XIV
En quelques lignes voici l’analyse de ce livre.
Machiavel divise les princes en princes héréditaires et en princes nouveaux.
Il se déclare pour le principe des gouvernements héréditaires et légitimes, comme infiniment plus faciles à posséder et à régir innocemment que les autres pouvoirs. Son bon sens est légitimiste. Quant aux républiques, il en a traité, dit-il, dans le Commentaire sur Tite-Live ; là il est républicain avec l’intelligence des diverses crises des républiques : il se prononce tantôt pour l’aristocratie conservatrice, tantôt pour la démocratie progressive, aujourd’hui pour le sénat, demain pour le peuple, selon le temps, mais toujours pour l’honnête et pour le bien public.
Les provinces annexées aux États du prince nouveau, dit-il, ne peuvent y rester longtemps attachées tant que la race de leurs anciens souverains n’est pas éteinte. On en a conclu que Machiavel conseillait le meurtre des anciennes familles des princes vaincus.
« Il faut de plus, ajoute-t-il, que le nouveau prince vienne résider dans ses nouvelles conquêtes, et que les conquérants parlent la même langue que les conquis. Le roi de France Louis XII fit cinq fautes en Italie : il y ruina les puissances faibles, il y accrut la puissance d’un prince puissant, il y introduisit un prince étranger très fort, il n’y vint pas résider, et il n’y établit pas la domination française. »
Ces cinq fautes reprochées par Machiavel à Louis XII ne ◀semblent▶-elles pas prophétiquement s’appliquer à la politique de la France d’hier relativement à l’Italie ? La France y laisse tomber les puissances faibles et secondaires, la Toscane, Parme, Modène, les États romains, bientôt Naples ; elle y introduit un prince très puissant déjà, le roi de Sardaigne, et l’Angleterre, alliée désormais de la maison de Savoie, au détriment de la France ; elle n’y fonde aucun patronage français sur aucune partie de l’Italie.
« Jamais, dit Machiavel, le roi de France n’aurait dû consentir à affaiblir ou à laisser absorber ces petites puissances, parce que, tant qu’elles auraient existé, elles auraient empêché les ennemis de la France devenus trop puissants de trop grandir. La France, conclut-il, a donc perdu son influence en Italie pour ne s’être conformée à aucune des règles de ceux qui veulent conserver une possession. Il n’y a là aucun miracle, c’est une chose toute logique et toute naturelle. Les Italiens, poursuit-il, n’entendent rien aux affaires de guerre, et les Français rien aux affaires d’État ! »
XV
Dans un chapitre qui ◀semble▶ écrit par Bossuet, Machiavel démontre, par les exemples de Moïse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée et d’autres fondateurs de dynastie, que plus ils sont partis d’en bas, plus ils ont dû tout à leur mérite, plus ils ont pu s’affermir dans leur élévation ; mais que sans la fortune, qui n’est que la prédisposition du peuple, et sans l’occasion, qui est la condition nécessaire et divine de toute grandeur, ils n’auraient pu que rêver leur ambition, jamais l’accomplir.
Ce chapitre atteste combien Machiavel avait dévisagé la fortune à force de réfléchir sur ce que le vulgaire appelle ses jeux ! L’occasion ne peut rien sans l’homme, l’homme rien sans l’occasion ; c’est du mariage de la fortune avec le génie que naît la puissance ; sans cela, rien. La multitude ignore trop cette vérité. C’est ce qui la prosterne aux pieds du succès.
Ses considérations sur les novateurs ou réformateurs politiques ou religieux, dans le même chapitre, sont de la même infaillibilité de vues. « Il y en a de deux sortes, dit-il : ceux qui ne peuvent que persuader et ceux qui peuvent contraindre. Les premiers, il leur arrive toujours malheur ; les seconds ne succombent presque jamais : c’est pour cela qu’on a vu réussir tous les prophètes armés, les prophètes désarmés finir misérablement. »
On voit qu’à l’inverse du sophisme de ce temps-ci, qui attribue plus de force à la parole qu’au glaive, il donne à la force le rôle si vrai que Dieu lui a donné, grâce à la lâcheté du cœur humain.
« On fait croire par force » ! s’écrie-t-il, et le monde est son témoin !
XVI
Une analyse historique profonde, lucide et pénétrante de la conduite du pape Alexandre VI et de César Borgia, son fils, pour se créer une vaste domination en Italie, est présentée ici non comme modèle, mais comme exemple, à Laurent de Médicis, dans le livre du Prince : là est le venin.
« Gagner les hommes et les détruire, dit Machiavel, c’était le moyen de son génie et la base de sa puissance. En résumant sa conduite, je n’y trouve rien à critiquer. Doué d’un grand courage et d’une haute ambition, il ne pouvait se conduire autrement. Quiconque, dans une souveraineté nouvelle, jugera qu’il lui est nécessaire de se garantir de ses ennemis, de se faire des amis, de réussir par force ou par ruse, de se faire aimer ou craindre des peuples, suivre et respecter par les soldats, de détruire ceux qui peuvent lui nuire, de remplacer les anciennes institutions par de nouvelles, d’être à la fois sévère et gracieux, magnanime et libéral ; celui-là, dis-je, ne peut trouver des exemples plus récents que ceux de César Borgia. »
Était-ce là, aux yeux de Machiavel, de l’histoire ou des principes ? Lui seul peut le savoir ; mais il est bien difficile d’innocenter même l’histoire quand elle présente ainsi la ruse ou le meurtre à l’âme d’un prince, sans avertir au moins ce prince que la ruse est une bassesse et que le meurtre est un forfait.
Cependant soyons juste : dès le chapitre suivant, où il traite de ceux qui acquièrent la souveraineté par des scélératesses, Machiavel dit nettement sa vraie pensée dans les termes suivants :
« En vérité, on ne peut pas dire qu’il y ait de la valeur à massacrer ses concitoyens, à trahir ses amis, à être sans foi, sans pitié, sans religion. Par de tels moyens on peut sans doute acquérir le pouvoir ; la gloire, jamais ! »
XVII
Ainsi la véritable pensée du livre du Prince ne pouvait être d’approuver comme moraliste ces forfaits dans Borgia, puisqu’il les flétrissait ainsi dans Agathocle. Il devient de plus en plus évident, à quelques pages de là, qu’il raconte le succès du crime, mais qu’il ne le glorifie pas. Lisez cette phrase : « Les cruautés, dit-il, sont bien employées (si toutefois le mot bien peut être jamais appliqué à ce qui est mal) quand on les commet d’un seul coup et en masse, etc. »
Vous voyez, par la parenthèse, qu’il parlait du succès, et non de l’innocence des cruautés. Il ne peut le dire plus nettement lui-même. Il (p. 290) se prémunit contre la calomnie en disant : « On peut appeler habile, mais on ne peut appeler bien ce qui est mal. »
C’est ainsi pourtant qu’on lui reproche cet axiome politique qui fait, depuis l’origine du monde, le désespoir des honnêtes gens : « Le monde est si corrompu que celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants. »
Est-ce là conseiller la perversité aux hommes ? Non, c’est leur conseiller de ne pas espérer leur récompense en ce monde, mais c’est leur montrer d’autant plus la sublimité de la vertu qu’en restant vertueux on consent sciemment à être victime de son innocence.
C’est en partant de ce fait, et non de ce principe de la corruption générale, qu’il dit ailleurs à son prince : « Il vaut mieux dans un pareil monde être aimé, mais il est plus sûr d’être craint. Le mieux serait d’être l’un et l’autre. »
On ne peut pas excuser de même son conseil au prince de ne pas tenir sa parole lorsque les circonstances dans lesquelles on l’a engagée sont changées, ni l’éloge qu’il fait nettement du pape Alexandre VI d’avoir jeté tous ses serments au vent.
XVIII
Le livre finit par une éloquente invocation aux Médicis pour qu’ils délivrent l’Italie des barbares. C’était alors, comme aujourd’hui, l’exhortation habituelle de tous les orateurs, hommes d’État, poètes, tels que Dante, Pétrarque, Machiavel, tant qu’ils étaient satisfaits des républiques, des papautés et des princes qu’ils servaient en Italie ; le lendemain du jour où ils étaient méconnus ou exilés par ces États ou par ces princes, ils invoquaient l’empereur d’Allemagne pour qu’il vînt remettre la selle et le mors à la cavale indomptée de l’Italie, selon le fameux tercet du Dante ; ou bien ils allaient, comme Pétrarque, jusqu’en Allemagne implorer le secours armé des barbares pour la cause de Naples, de Rome ou de Florence ; litanie de la servitude qui demande plutôt le changement de maître que la liberté.
Quant à Machiavel, il ne fut point coupable de cette inconséquence de tant de grandes âmes italiennes ; il ne conseille ni ne conspire jamais l’asservissement de sa patrie à des maîtres étrangers ; en cela, seul entre tous, son patriotisme au moins lui servit de vertu. C’est ce qui fait dire à J.-J. Rousseau « que Machiavel, dont on a fait le bouc émissaire de la politique, n’avait pas été compris dans le véritable esprit de ses œuvres ; que le Prince, au lieu d’être le livre des tyrans qu’il rend odieux, était en réalité le livre des républicains ; que Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen, mais obligé de masquer sous les Médicis son amour de la liberté »
.
XIX
Nous n’allons pas si loin que J.-J. Rousseau, mais nous n’allons pas si loin non plus que le préjugé des siècles. Machiavel, dans ce livre, écrivit de la politique pour la politique ; il fit ce qu’on appelle aujourd’hui de l’art pour l’art ; il fut maître d’escrime, il ne fut pas un assassin.
N’oublions pas non plus qu’il fut un patriote, et que dans son admiration pour César Borgia il entre plus de patriotisme que de dépravation. Machiavel sentait pour l’Italie le besoin de la force nationalisée ; cette force qui lui a toujours manqué, à cette noble race, et qui lui manque encore, ◀semblait▶ se personnifier, aux yeux de Machiavel, dans César Borgia, grand général et habile politique, le premier des condottieri et le plus ambitieux des princes lieutenants de la papauté. Ce n’étaient pas les artifices et les violences qu’il estimait dans César Borgia, c’était la concentration d’une Italie armée sous sa main.
Voilà le véritable caractère du livre du Prince, et voilà aussi son excuse. Pour bien juger il faut bien comprendre ; le livre du Prince n’a été bien compris que par J.-J. Rousseau dans son Contrat social.
Un jeune écrivain politique de nos jours, M. Alfred Mézières, est un des hommes qui ont traduit avec le plus de sagacité la vraie pensée de Machiavel. Ce livre du Prince n’en restera pas moins le texte d’une éternelle et équivoque controverse entre les amis et les ennemis de la morale politique. L’avenir ne revient jamais sur une prévention du passé.
XX
Mais un livre de Machiavel sur lequel il n’y a qu’un sentiment, c’est son Histoire de Florence ; toute la théorie de l’Italie classique, de l’Italie contemporaine de Machiavel et de l’Italie actuelle, est dans ce livre, quand on est capable de comprendre la logique historique des événements et la nature des nations. Son modèle fut Tacite, ses disciples furent Bossuet et Montesquieu. Avoir égalé Tacite, avoir inspiré Bossuet et Montesquieu, c’est être trois grands hommes en un seul homme. Tel est Machiavel dans ce récit.
Sans nous étendre sur les événements trop souvent microscopiques qui composent l’histoire de la Toscane, cette Athènes de l’Arno, aussi illustre et aussi dramatique que l’Athènes du Céphise, jetons un regard seulement sur les fondements de cette histoire où Machiavel décompose et recompose en quelques pages l’Italie tout entière ; cette anatomie, aussi savante que lucide, rappelle tout à fait, par sa structure fruste mais indestructible, ces monuments cyclopéens qui portaient des temples ou des villes, et qu’on rencontre encore çà et là sur les collines de l’antique Étrurie.
XXI
Machiavel commence par jeter un coup d’œil magistral sur la décomposition du cadavre de l’Italie romaine sous les flux et les reflux des populations hétérogènes qui descendent des Alpes d’un côté, et qui descendent de l’Afrique de
l’autre, pour dépecer, comme les vautours de la guerre, les restes de l’empire des Césars et pour en occuper les territoires. « L’Italie antique est morte, disait-il, le jour où l’empire a été transporté à Constantinople ; la Rome des Césars est morte le jour où le christianisme est né. Un empire ne survit pas à une religion ; une nation qui n’a plus de capitale n’a plus de tête, plus de cœur, plus de nom, plus de langue, plus de vie. »
Il trace à grands coups de plume les invasions des peuplades du Danube : Hérules, Thuringiens, Lombards, Ostrogoths, Visigoths, Allobroges ; il montre du doigt les haltes de ces peuplades campées d’abord, colonisant ensuite, se distribuant, au gré de chefs plus ou moins héroïques, sur les différentes provinces dépecées de l’antique Italie.
— « Du milieu de ces ruines, dit-il, et de ces peuples renouvelés, sortent de nouvelles langues ; le mélange de l’idiome maternel de ces peuples étrangers avec l’idiome de l’ancienne Rome donne une autre forme au langage. »
— De temps en temps une armée, jadis romaine, sous la conduite d’un lieutenant de l’empereur d’Orient, vient lutter avec plus ou moins de succès contre les Lombards ou les Hérules maîtres de l’Italie. Constantinople se souvient que Rome est sa mère ; mais ces expéditions lointaines avortent ; il n’y a bientôt plus rien de romain dans Rome que le pontificat, tantôt humble délégué municipal de l’empereur d’Orient, tantôt joignant une souveraineté morale à une magistrature urbaine, autour duquel se groupent les restes de nationalité romaine. Bientôt ces empereurs d’Orient, distraits de l’Italie ou déshérités de ses plus belles provinces, se bornent à posséder Ravenne, Mantoue, Padoue, Bologne, Parme, se maintiennent quelques années dans l’indépendance ; mais bientôt les Toscans eux-mêmes (Étrusques) sont subordonnés aux Lombards, barbares d’origine, italianisés de mœurs ; les papes, à qui Théodose cède entièrement Rome, par indifférence pour la possession de ces ruines, s’accroissant en importance par l’autorité spirituelle du pontificat sur ces barbares christianisés par leur chef, Rome devient capitale sacrée en face de Ravenne, capitale profane.
Les papes représentent l’ombre de Rome, les rois lombards représentent la barbarie conquérante. Ces papes implorent contre les Lombards les secours de la France, victorieuse, sous Charles-Martel, des Sarrasins. Grâce à ce secours, les papes recomposent une certaine Italie indépendante ; ils reprennent même Ravenne sur les empereurs d’Orient. Attaqués de nouveau dans Rome par les Lombards, Charlemagne accourt à leur appel, délivre le pontife, en reçoit en récompense le titre d’empereur romain et d’empereur d’Occident. Cette élection de l’empereur par le pontife devient un droit d’élection universel des empereurs d’Occident par les papes. Les empereurs y trouvent une sanction sur les peuples ; les papes, un titre de supériorité sur les rois. On permet aux Lombards vaincus de rester dans l’Italie septentrionale, la Lombardie ; des délégués des empereurs d’Occident gouvernent légalement la Toscane, l’Étrurie et les Romagnes.
Tandis que ceci se passe au nord de l’Italie, les Sarrasins occupent en maîtres tout le midi et le littoral de l’Italie depuis Gênes jusqu’aux Calabres ; Rome, incapable de défendre ces plus belles contrées de l’Italie méridionale, se console en parodiant l’ancienne république, maîtresse du monde entre les murs croulants de la ville de Romulus et des Césars. Elle nomme des consuls, des préfets, des prétoriens, des sénateurs, des tribuns du peuple, comme pour tromper son néant. En réalité les papes règnent avec une forte réalité sur ces ombres mouvantes. Quand les Romains les chassent, les empereurs germains héritiers de Charlemagne viennent les réintroniser. Les empereurs et les papes, ligués contre les Lombards et les autres barbares, sont donc les seuls et vrais souverains alors de l’Italie.
XXII
Cette dualité, tantôt concordante, tantôt rivale, est la clef de tous les événements de l’Italie jusqu’à nos jours. La France et l’Espagne seules viennent immiscer leur épée et leurs prétentions entre ces deux maîtres de l’Italie, les papes et les empereurs d’Allemagne ; mais l’Italie elle-même n’existe que par tronçons sous leurs pieds, comme les serpents coupés par le soc de ces laboureurs d’hommes. Les Normands, peuplades maritimes du Nord, conquérants d’une province française, de l’Angleterre et de la Sicile, se mêlent à ces débordements de barbares septentrionaux ou sarrasins, et s’établissent solidement dans la Campanie et dans Naples. Voisins de Rome, tantôt ils la menacent, tantôt ils la protègent contre les empereurs d’Allemagne. La jalousie entre les papes et ces empereurs produit dans les deux Italies les factions des Guelfes et des Gibelins, si célèbres dans l’histoire ; factions dont l’une est germanique et l’autre papale, mais dont aucune n’est réellement italienne. Les Guelfes étant les partisans de la papauté souveraine, les Gibelins étant les partisans des empereurs ; les Guelfes rêvant l’indépendance de ce qui restait d’Italie, les Gibelins soutenant l’indépendance des rois et des peuples, on voit qu’il était difficile de savoir lequel était le parti de la liberté ; aussi tous les grands hommes de l’Italie furent-ils tour à tour Guelfes et Gibelins, selon qu’ils avaient besoin de l’indépendance des papes ou de l’indépendance des peuples. Dante, Pétrarque, Machiavel lui-même, flottèrent entre ces nécessités de parti : Gibelins quand les papes pesaient trop sur l’Italie, Guelfes quand les empereurs, qui étaient à leurs yeux les libérateurs du joug des papes, pesaient trop sur Rome.
Comment de tels peuples n’auraient-ils pas contracté l’habitude d’osciller, comme leurs grands patriotes, d’une servitude à une autre servitude ? L’Italie de cette époque était le balancier du pendule marquant alternativement l’heure des papes, l’heure des empereurs, jamais l’heure de l’Italie. L’aiguille de ce cadran ne rétrograde pas.
XXIII
Au milieu de ces vicissitudes d’influence entre les papes et les empereurs, des tyrannies féodales se fondent partout dans les petits États de la basse Italie. Le rapt et l’assassinat fondent et transmettent ces dynasties d’une maison à une autre. Des chefs de bandes, enrôleurs de troupes mercenaires, la plupart étrangères, passent, selon le poids de l’or qu’on leur paye, du service d’un prince au service d’une république. Princes ou républiques se liguent tantôt avec les papes, tantôt avec les empereurs, tantôt avec les Suisses, tantôt avec les Français. Une république étrangère d’origine représente seule l’indépendance de l’Italie sur un groupe de soixante îlots dans les lagunes de l’Adriatique : c’est Venise, phénomène maritime abrité par les flots, et grandissant pendant que tout se rapetisse autour d’elle sur le continent italien. Gênes, également protégée par ses rochers d’un côté, par la mer de l’autre, se constitue aussi une puissance carthaginoise de commerce et de liberté, patrie flottante sur les vaisseaux, à l’abri des tyrannies italiennes.
Les Génois, aussi bien que les Pisans, ne sont pas des Italiens de Rome ; ce sont des Liguriens, des Vénètes, des Étrusques, des Esclavons, des pirates de terre ferme devenus des peuples. Pise, aussi maritime que Gênes et que Venise, confie sa liberté républicaine à ses galères, s’allie avec ses rivaux de Venise et de Gênes, et brave ainsi Rome, Naples, Milan, Florence. Le territoire italien était divisé comme le patriotisme. Les républiques grecques de la Campanie, comme Amalfi, Tarente, Salerne, Crotone, s’étaient fondues dans le royaume de Naples ; les Visconti régnaient à Milan ; Ferrare, Modène et Reggio étaient soumis à la maison d’Este ; Faënza, aux Manfredi ; Imola, aux Alidosi ; Rimini et Pesaro, aux Malatesti ; la Lombardie, moitié aux Vénitiens, moitié aux ducs de Milan ; Mantoue, à la maison de Gonzague ; les Florentins ne possédaient que les vallées de l’Arno ; Pise, Lucques et Sienne florissaient en républiques. L’habile diplomatie de Florence se tenait en équilibre entre ces puissants voisins ; la mer avait créé Gênes, Venise et Pise ; le commerce, l’industrie, les lettres, les arts, maintenaient Florence au premier rang des capitales de l’Italie, mais Florence aussi était étrusque et non romaine.
Les Étrusques durent leur capitale à un grand marché fondé sur la colline escarpée de Fiesole ; d’où Florence descendit dans la plaine ; de là ce caractère mercantile qui resta l’âme de ce doux pays, et qui finit par lui donner pour magistrats des cardeurs de laine et pour maîtres une dynastie de marchands (les Médicis).
XIV
Jusque-là le Piémont, peuplé de petites républiques municipales, telles que Turin, Novarre, Asti, Brescia, Alexandrie, suivait de loin les vicissitudes des républiques et des tyrannies lombardes. Les marquis de Montferrat et les comtes de Savoie, princes des montagnes des Alpes, descendaient de temps en temps sur l’Italie, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus par ces républiques, à peine aperçus des grands États de la péninsule. L’Italie ne se doutait pas que des gorges de la Savoie, domaine sauvage des peuplades allobroges, sortirait une puissance envahissante, militaire et politique, qui aspirerait, quelques siècles plus tard, à concentrer et à posséder l’héritage de Rome dans la main d’un roi des Alpes héritier des barbares dont Rome ne savait même pas le nom.
XXV
Voilà le préambule lumineux de l’Histoire de Florence par Machiavel ; voilà le véridique tableau de la décomposition de l’Italie. Cela est pensé par l’âme du Tacite florentin, écrit à la façon de Bossuet par le vigoureux génie de San-Casciano.
Nous n’entrerons pas dans l’histoire toute spéciale et toute locale de Florence par le grand historien. Cette histoire est un monument de bon sens, de connaissance des hommes, de clarté, de récit, surtout de réflexions politiques découlant des événements qu’il retrace ; mais le sujet est trop exclusivement toscan pour s’y arrêter ; la main de Machiavel est plus grande que sa république. Florence disparaît sous cette forte main, digne de manier l’histoire de tous les empires et de tous les siècles.
Mais enfin voilà l’Italie depuis sa mort, l’Italie posthume, si on veut savoir à cette époque son vrai nom ; voilà l’Italie exhumée et renaissant de ses cendres jusqu’à Machiavel. Dans cette mêlée de races barbares greffées sur l’antique sol italien, dans cet amalgame de Grecs, Byzantins ou Campaniens, de Sicules, de Lombards, d’Étrusques, de Liguriens, de Vénètes, d’Allobroges, de Germains, de vieux Romains ayant oublié jusqu’aux noms de leurs ancêtres, gouvernés par un pontife dont la capitale est une Église sur le tombeau du pêcheur de Galilée ; dans cette confusion de la théocratie donnant des lois au temps au nom de l’éternité, d’aristocraties féodales comme Venise, de comptoirs souverains comme Gênes, d’ateliers républicains comme Florence, de monarchies aventurées et nomades comme le royaume de Naples, de tyrannies fortifiées dans des repaires de brigands plus ou moins policés et gouvernés par l’assassinat : Lucques, Pise, Bologne, Parme, Modène, Reggio, Ferrare, Ravenne, Milan, Padoue ; de cités municipales régies par des citoyens et envahies par des incursions de barbares des Alpes, telles que Turin et toutes les provinces cisalpines, sous les serres des comtes de Savoie, des marquis de Montferrat ou des châtelains du Tyrol, qui peut reconnaître l’Italie des Romains, celle des Scipions, l’Italie des Césars ? Excepté la place, que restait-il de l’Italie romaine ?
À moins d’être un rhétoricien comme Pétrarque ou un fanatique déclamateur comme Cola Rienzi, qui pourrait songer à ressusciter le peuple romain ? Les ossements mêmes n’en existaient plus, ils blanchissaient sur les collines de Constantinople, d’Aquilée ou de Ravenne. Ni Dante ni Machiavel, les deux esprits sérieusement politiques et réels de l’Italie actuelle, n’y songeaient seulement pas ; l’un invoquait dans des vers immortels l’empereur germain d’Occident, le conjurant de venir, de réprimer l’Italie papale à Rome, et de remettre la selle et la bride à la cavale indomptée ; l’autre conseillait au pape Léon X et à son successeur de concentrer l’Italie anarchique par les armes et par la politique sous ses lois, et de conquérir l’empire pour en faire le règne de Dieu. L’une ou l’autre de ces pensées pouvait être politique, aucune n’était italienne.
Or, depuis les jours de Dante et de Machiavel jusqu’à nos jours, l’Italie avait-elle changé de nature ? La résurrection sous la forme d’unité nationale, théocratique, monarchique ou républicaine, de chimère était-elle devenue une réalité ? Que s’était-il passé de nouveau dans la Péninsule qui pût autoriser le monde moderne à dire au fantôme de l’Italie unitaire : Lève-toi et marche ! et que lui aurait dit Machiavel s’il eût vécu de notre temps ?
Nous allons l’étudier avec vous dans son histoire récente ; nous allons conjecturer les conseils pratiques que lui donnerait aujourd’hui, s’il pouvait revivre, le plus ferme esprit politique, le plus sain appréciateur des réalités dans les choses, le plus hardi contempteur des chimères, que l’Italie ancienne ou moderne ait jamais produit, son premier patriote enfin.
XXVI
Le royaume de Naples, l’État le plus compacte, le plus nationalisé, le plus monarchique et le plus peuplé de tous les tronçons de l’Italie, avait passé, de dynastie en dynastie, par la domination aragonaise dans la main des vice-rois castillans, puis dans la main des Bourbons, comme un apanage de l’Espagne devenue bourbonienne et à demi française. Les trente-trois révolutions de ce royaume attestent la convoitise de toutes les nations sur cette magnifique proie des ambitions dynastiques ; elles attestent aussi sa propre légèreté et sa propre turbulence. Nation légère comme la Grèce sa mère, superstitieuse comme l’Espagne sa nourrice, héroïque par accès comme les Normands ses conquérants, intelligente et vive comme des Français de l’Italie, à la fois servile et frémissante envers les papes ses voisins, qui la revendiquaient comme un fief de Rome, cette nation, par la souplesse de son caractère et par la promptitude de son esprit, était admirablement apte à modifier ses institutions selon le caractère de ses dynasties passagères. Aussi commode à la liberté qu’au despotisme, elle s’était déshabituée de la guerre par l’indifférence à ses dominateurs, qui la défendaient, comme ils la conquéraient, par des troupes mercenaires, espagnoles, françaises, allemandes, suisses. Le peuple en est très brave quand une passion personnelle bout dans ses veines, mais très incapable de discipline et de constance au feu pour des causes purement abstraites. Le climat et les mœurs lui rendent la vie si gaie et si douce que la vie lui devient plus chère qu’aux peuples du Nord, qui ont si peu à perdre en la risquant.
Naples s’était allié à la maison d’Autriche par le mariage de son roi Ferdinand avec une archiduchesse d’Autriche (cette reine Caroline était sœur de Marie-Antoinette, dernière reine de France). Caroline de Naples avait en énergie de passion ce que Marie-Antoinette avait en grâce féminine. Elle dominait son mari, le roi Ferdinand ; ce prince, très spirituel (quoi qu’on en ait dit), mais indolent d’esprit, ne demandait au trône que du plaisir ; les grands le méprisaient pour sa paresse, le peuple l’adorait pour sa familiarité avec la populace. Comme tous les enfants d’Espagne, il était très asservi aux moines. Sa femme commandait aux ministres choisis par elle, aux favoris par lesquels elle régnait ; elle ne régnait alors ni stupidement ni scandaleusement, comme ses ennemis l’ont écrit et l’ont fait croire au monde. Ses ministres réformateurs et philosophes, tels que Tanucci et Acton, introduisaient dans la législation, dans l’administration, dans la marine et dans l’armée de son royaume, tout ce qui, dans les principes et dans les progrès modernes, n’offensait pas jusqu’à la révolte les mœurs féodales des provinces et les superstitions du bas peuple de la capitale. L’esprit de Joseph II et de Léopold, ses frères, les deux souverains les plus hardis contre les routines de gouvernement, respirait dans ses propres actes ; elle avait autant de philosophie et de hardiesse : plus puissante, elle aurait été la Catherine II du midi de l’Europe ; mais, fille de Marie-Thérèse, elle était reine avant tout, et, femme autant que reine, elle mêlait le goût du plaisir à celui de la domination. Son peuple avait immensément grandi sous sa main.
Telle était la reine Caroline quand la révolution française éclata ; elle y reconnut ses propres principes, mais elle y reconnut bientôt aussi l’ennemie des trônes et le levier des peuples ; le détrônement, les infortunes, le meurtre inexcusable de Louis XVI, de sa sœur Marie-Antoinette, la jetèrent dans une terreur qui se convertit en haine dans les âmes fortes. Elle se ligua avec l’Angleterre, avec le pape, avec l’Autriche et la Russie, avec toutes les puissances et toutes les causes qui voulaient arrêter ce torrent de principes et de sang menaçant de couler de Paris sur le monde. L’Anglais Acton, son ministre, appelle l’Angleterre à son secours ; la France l’expulse de son trône ; elle se réfugie en Sicile, à l’abri des flots et des escadres britanniques ; une réaction passionnée en sa faveur se déclare. Le cardinal Ruffo soulève et entraîne les Calabres contre les Français au nom de la religion et de la monarchie. Les vaisseaux de Nelson ramènent la reine à Naples ; le peuple l’y reçoit avec des transports de rage et d’amour ; mais son retour est le signal d’une vengeance sanguinaire contre l’aristocratie napolitaine qui a trempé dans les principes révolutionnaires français. Naples a sa terreur royale comme Paris sa terreur populaire.
Ce retour est précaire comme sa fortune. Napoléon donne le trône de Naples à son frère Joseph et à son beau-frère Murat. La dynastie bourbonienne rentre en Sicile ; Murat gouverne en héros et en administrateur ce beau royaume ; il y laisse des souvenirs de gloire et de bonté qui ne sont pas un parti, mais une estime. Pendant ce temps la reine Caroline, réfugiée à Palerme, y subit la protection exigeante des Anglais ; ils lui arrachent une constitution dont ils ont la popularité, et elle les périls. Napoléon tombe écrasé sous la masse des ressentiments des peuples et des rois contre lesquels il a accumulé tant d’offenses ; Murat l’abandonne, s’enrôle dans la ligue du monde contre Napoléon ; il continue à régner à ce prix par la tolérance de la coalition.
XXVII
Napoléon, exilé à l’île d’Elbe, envahit de nouveau le trône de France ; Murat, indécis entre ses nouveaux alliés et son beau-frère, dont il craint les ressentiments, se perd en armements équivoques qui menacent les deux partis. Il appelle vainement l’Italie à l’indépendance sous le drapeau napolitain ; l’Italie ne répond que par l’inertie et le doute. Son armée se débande au premier choc contre les Autrichiens ; il revient à Naples découronné et en sort le lendemain en fugitif. Errant en Corse, il tente une descente sur les côtes de Calabre ; il y trouve le peuple aliéné contre lui, et la mort ; il accepte sa fortune en vaincu et le supplice en héros.
La reine Caroline était morte de douleur à Vienne, où elle avait cherché un asile contre l’humiliation du patronage impérieux des Anglais. Le vieux roi Ferdinand, son mari, était revenu seul à Naples ; il y régna avec douceur et modération jusqu’en 1820. À ce moment le carbonarisme s’emparait souterrainement de son armée ; le carbonarisme était une société secrète, une conspiration permanente dont il est difficile de définir les doctrines : c’était un jacobinisme modéré, mais ténébreux, qui couvait dans l’ombre et qui affiliait dans le vague ; son cri de guerre était la Constitution espagnole arrachée à Ferdinand VII par l’insurrection soldatesque de l’armée de Cadix. Cette constitution, qui n’était ni républicaine ni monarchique, mais insurrectionnelle à tous ses articles, rendait également impossibles la monarchie et la république ; elle était l’anarchie organisée.
Naples, foyer du carbonarisme aristocratique et militaire, répondit sans le comprendre au cri de l’armée ; cette armée marcha sur Naples et présenta à la pointe des baïonnettes la constitution espagnole au vieux roi Ferdinand. Nous assistâmes nous-même à ces événements. Le roi plia sous la volonté de l’armée. L’aristocratie et la bourgeoisie simulèrent l’enthousiasme ; le peuple, étonné, murmura et resta en observation hostile contre le carbonarisme. La constitution espagnole fut proclamée sur parole, car il n’en existait pas même un exemplaire à Naples.
Le parlement fut convoqué ; ce parlement, composé en majorité d’hommes de sens et de talent, montra dans ses délibérations combien le royaume de Naples était à la hauteur des institutions libres ; des orateurs aussi éclairés qu’éloquents, tels que le comte Ricciardi dei Camaldoli, le baron Poerio et ses émules, égalèrent les Cazalès et les Mirabeau de notre Assemblée constituante.
Cette courte période de gouvernement représentatif laisse une glorieuse trace de lumière et de raison sur le royaume de Naples. Le parlement aurait régularisé la constitution des carbonari si le joug de l’armée n’avait pas pesé à la fois sur lui et sur le trône.
La coalition monarchique de la France, de l’Angleterre, de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, se prononça au congrès de Laybach contre le carbonarisme de l’Italie. Les troupes de l’Autriche furent chargées de rétablir le roi Ferdinand dans sa toute-puissance. L’armée napolitaine de quatre-vingt mille hommes se dispersa aux premiers coups de canon ; elle marchait sans unité et sans conviction pour une cause inconnue ; elle était humiliée d’obéir à une secte sous le drapeau trop étroit d’une conjuration triomphante.
Naples rentra dans la monarchie absolue pendant trois règnes.
XXVIII
La république de 1848 en France s’était abstenue sévèrement de toute propagande armée ou désarmée chez les peuples libres de leurs formes de gouvernement ; mais Naples, agitée une seconde fois par l’esprit de 1820, avait conquis, avant l’explosion de la république en France, une constitution sur son jeune roi.
Cette constitution n’avait pas le caractère soldatesque et anarchique de la constitution des carbonari ; elle pouvait marcher sans chute par la bonne volonté du roi et par la sagesse de la nation ; mais les restes du carbonarisme voulurent la pousser à des désordres par des excès populaires. Le jeune roi, qui l’épiait pour la surprendre en flagrant délit d’insurrection, marcha sur elle avec résolution ; ses troupes, dont il était l’idole, le suivirent ; il triompha en un jour, comme le roi de Suède Gustave, du parti qui avait voulu l’entraver. La ligue du roi, du bas peuple et de l’armée, contint le parti aristocratique et libéral pendant dix ans, et le contient encore malgré les agitations de l’Italie et malgré les sommations du Piémont, de l’Angleterre et de la France.
XXIX
Un roi presque enfant, dont on ne connaît encore que le nom, se tient debout sous ces coups de vent, par le seul aplomb de la volonté de son père ; il ◀semble survivre à ce père, le plus volontaire des rois de ce siècle. Le jeune roi, menacé de perdre sa nationalité et son indépendance sous l’envahissement sans bornes du Piémont, tient encore le royaume de Naples en équilibre ; l’esprit de nation lutte contre l’esprit de révolution : qui l’emportera ?
Le Piémont, en démasquant son ambition, a compromis la vraie cause libérale en Italie. Absorber n’est pas affranchir : la conquête est le repoussoir de la liberté.
Malgré l’appui de l’Angleterre et de la France, le Piémont périra à l’œuvre, car il s’est donné une œuvre en disproportion avec ses forces : on rêve l’impossible, on ne l’accomplit pas. L’Italie elle-même, qui n’est pas piémontaise mais italienne, réprouvera un jour ce rêve de monarchie universelle des tribuns piémontais ; un tribun n’est pas obligé d’être un homme d’État. Il y a bien peu d’années que le tribun de l’Irlande O’Connell prétendait aussi ressusciter l’Irlande en l’amputant de l’empire britannique. Un immense engouement, résultat d’une immense illusion, élevait cet O’Connell aux nues, sa vraie place ; nous ne cédâmes pas à cet engouement pour un fanatique de l’impossible ; nous ne vîmes dans O’Connell qu’un éloquent Rienzi ou un turbulent Savonarole de l’Irlande, et nous prophétisâmes, seul alors, le néant de ses pompeuses déclamations. Qu’est-il arrivé ? O’Connell est mort d’emphase ; ses compatriotes ont honoré sa vie et sa tombe de leurs subsides patriotiques ; ses promesses dérisoires sont mortes avec lui, il n’en est plus responsable. L’Irlande regrette le temps qu’il lui a fait perdre en progrès raisonnables à la poursuite de chimères sonores, et le royaume-uni de la grande fédération britannique subsiste et ne se souvient plus de son agitateur.
Triste exemple pour les O’Connell du Midi !
Voyons maintenant ce qui est advenu de l’Italie, depuis Machiavel, à Rome, à Florence, à Ferrare, à Gênes, à Venise, à Turin ; complétons le tableau, et par le passé préjugeons l’avenir.