(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Théodore de Banville »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Théodore de Banville »

M. Théodore de Banville

Poésies complètes.

I

C’est se sculpter en marbre que de faire de ses œuvres une édition définitive. Cela vaut buste. C’est dire à la Critique, qui est quelquefois un serpent : « Mords, si tu veux ; entame, si tu peux ; je ne bougerai plus ! » M. Théodore de Banville a eu, du reste, cette bravoure-là à bon marché. Il connaît son marbre. Le monde aussi. Tout le monde, en effet, sait la place que l’auteur des Cariatides et des Stalactites occupe dans la poésie française, et cette place, même ceux qui ne vibrent pas en accord parfait avec sa poésie ne la lui contestent pas. Quelle que soit la manière dont elle doive le juger un jour, l’Histoire littéraire la lui conservera. Pour ceux qui viendront après nous comme pour nous, M. Théodore de Banville aura fait partie de cette brillante Heptarchie de poètes qui ont régné sur la France vers le milieu de ce siècle et dont on ne voit point les successeurs… Lui seul des sept — les sept chefs devant Thèbes, mais Thèbes écroulée, car maintenant la Poésie n’est plus ! — reste immuablement et fièrement poète. Les uns sont morts, et c’est ce qu’ils ont fait de mieux ! Les autres ont déshonoré la Poésie dans les viletés de la politique ou l’ont ridiculisée en devenant académiciens. M. Théodore de Banville n’a voulu qu’être poète et rien que poète. C’est du marbre aussi, cela ! Arrivé à cet âge de la vie qui n’est, certes ! pas la baisse du talent, mais sa hausse plutôt, car cet âge apporte au talent un sentiment qui s’y ajoute et l’achève en lui donnant ce coup de pouce du Temps qui fait tourner mieux l’éclatant relief par l’ombre d’une mélancolie, M. Théodore de Banville, à l’édition définitive, n’a de définitif que cette édition, mais, comme poète, il n’en est pas au dernier mot, au mot définitif, au mot de la fin. Quand il a fait cette édition définitive, il a cru faire évidemment son paquet pour l’immortalité, mais ce n’est, pour M. de Banville, que son premier paquet. Il a (heureusement !), pour ce pays-là, d’autres colis encore à faire partir.

Et je le dis avec d’autant plus d’assurance que j’ai le premier volume sous les yeux. Il contient des poésies publiées il y a un certain nombre d’années, mais on y trouve, à une date plus récente, d’autres poésies sur lesquelles la Critique, accoutumée à l’inspiration de M. de Banville, n’avait pas le droit de compter. L’inspiration du poète qui était allé des Cariatides aux Odes funambulesques, et s’était risqué avec tant de hardiesse sur ce dangereux trapèze lyrique, cette inspiration était bien connue. Elle avait trente ans de rayonnement. On n’imaginait pas qu’elle pût jamais changer dans le poète, et pourtant ce rare phénomène s’est accompli ! En général, les poètes, et même les plus grands, restent asservis à l’inspiration qui fit leur gloire et continuent de vivre soumis au despotisme d’une manière, pratiquée longtemps. Eh bien, M. de Banville a fait exception à cette règle, fatale au génie, et qui a trop souvent frappé de monotonie sa grandeur ! L’auteur des Cariatides a rejeté son entablement. Il a été un autre que lui-même à un âge où l’on n’est plus que soi. On le croyait enraciné dans sa manière ; il lui a poussé d’autres racines. Il n’a pas modifié son inspiration, il l’a changée. Il s’est ouvert en lui une source d’inspiration nouvelle. L’aurait-on prévu jamais ? l’homme des Idylles prussiennes est sorti de l’homme des Odes funambulesques ! Ce corps souple — ce trop de corps ! — a trouvé cette âme. Ces Idylles prussiennes, sur lesquelles je veux particulièrement insister, ne sont pas seulement les plus belles poésies du volume, mais elles portent avec elles un caractère de nouveauté si peu attendu et si étonnant, qu’en vérité on peut tout croire de la puissance d’un poète qui, après trente ans de vie poétique de la plus stricte unité, apparaît poète tout à coup dans un tout autre ordre de sentiments et d’idées, — et poète, certainement, comme, jusque-là, il ne l’avait jamais été !

II

Ce n’est pas là un rajeunissement. Non ! C’est une seconde vie… Nul épuisement n’était dans la première. Le phénix ne s’était pas brûlé sur le bûcher allumé par lui. Il ne renaissait pas de ses cendres. Ici, il n’y a pas de cendres, mais, à coup sûr, il y a phénix· Il y a une voix éclose dans une autre voix. Il y a une Muse qui ne descend pas du ciel, celle-là, mais qui sort du sang de la France et vient mettre sa pâle, main divine et blessée sur l’épaule rose divine d’une autre Muse invulnérable. La Muse de M. de Banville, avant d’être deux, n’était qu’une, et c’était la plus lyrique, la plus fastueuse, la plus osée des fantaisies ! Elle était la Fantaisie, passionnée, gracieuse, amoureuse, voluptueuse, langoureuse, et quelquefois montant sur les ailes de toutes les couleurs de l’Hippogriffe, montant jusqu’au grandiose, — mais ce n’en était pas moins toujours, toujours, la Fantaisie. M. Théodore de Banville, dont les Cariatides sont, je crois, de 1841, est un des premiers romantiques en date, mais aussi en intensité. C’est un romantique, et qui n’a jamais (sa seule manière d’être Vestale !) éteint en lui le feu sacré. C’est un romantique, lyrique comme pas un. Élégiaque aussi, mais moins élégiaque que lyrique, et quoique élégiaque, à ses heures, comme les romantiques, qui ont tous, plus ou moins, chanté la romance du Saule avant de mourir, ayant, lui, une qualité d’esprit rare chez les romantiques, et que les romantiques qui ne l’avaient pas se permettaient de mépriser… Bien entendu, puisqu’ils ne l’avaient pas, M. Théodore de Banville a, de nature, l’imagination joyeuse. Il a un diamant de gaieté qui rit et lutine de ses feux, et cela le met à part dans l’Heptarchie romantique. Cela le met à part de Lamartine, ce Virgile chrétien plus grand que Virgile, et que Racine, s’il revenait au monde, adorerait à genoux ! Cela le met à part d’Alfred de Vigny, poète anglais en langue française, qui avait la beauté anglaise, l’originalité anglaise, la pureté et même la pruderie anglaises ; qui, comme les grands Anglais, ne relevait que de la Bible et de lui-même, et qui avait le dédain anglais pour cette société démocratique qu’est devenue l’ancienne société française. Cela le met à, part de Gautier, gai à peu près comme un émail ou comme un camée… Cela met enfin, son individualité dans sa race, et cela suffit pour le faire tout autre que Victor Hugo et Alfred de Musset avec lesquels il a pourtant des parentés si étroites et si évidentes. Jetez, en effet, dans un mortier, Alfred de Musset et Victor Hugo, broyez et mêlez, et vous aurez une combinaison, une composition poétique qui pourrait bien s’appeler Théodore de Banville. Seulement, cette composition brillera d’une étincelle divine qui n’est pas dans ses éléments constitutifs, — qui n’est ni dans Musset, ni dans Hugo, — et c’est la gaieté, la gaieté dans le lyrisme, le lyrisme qui semble l’exclure ! Hugo, c’est l’emphase et c’est l’antithèse, — ce qui n’est pas très gai, — et de Musset, c’est la passion et c’est la finesse, qui ne fait pas rire, mais qui fait sourire, comme faisait sourire Marivaux et la délicieuse mademoiselle Mars, née pour ajouter à ce sourire ! M. de Banville a l’emphase comme son père, Hugo, mais il sait l’égayer. Il a l’emphase gaie, et sa gaieté n’est pas celle non plus de son oncle, Alfred de Musset ; ce n’est pas la gaieté de l’auteur d’Un spectacle dans un fauteuil, qui vient d’une observation sociale très raffinée. La sienne vient de l’imagination pure. Elle n’est pas française ; elle est italienne. Elle est cette gaieté italienne qui est simplement parce qu’elle est, et dont madame de Staël a si bien parlé, elle qui ne l’avait point et qui l’aimait comme on aime ce que l’on n’a pas ! C’est une gaieté à la Watteau, une gaieté qui rit pour rire et pour le seul bonheur que cela fait… La gaieté de M. de Banville rit sans malice. Elle se soucie bien de la réalité ! Elle rit avec des dents d’opale qui n’ont jamais rien coupé ni rien mordu. Le poète lyrique exceptionnel qu’il est rit dans le bleu comme il y gambade ; car il y gambade ! mais j’aime mieux l’y voir rire que de l’y voir gambader.

III

Je viens, en effet, de les retrouver ici même, ces gambades, appelées un jour : Odes funambulesques ; je viens de les retrouver dans cette édition définitive, et malgré la préface très spirituelle dans laquelle l’auteur traduit à sa manière et à son profit les critiques qu’on en a faites autrefois, j’en pense, pour ma part, identiquement ce que j’en pensais à, l’époque où Malassis, séduit — comme dit M. de Banville — par le paroxisme de la chose, les publia dans une édition bigarrée comme la jaquette d’un saltimbanque et digne de ces arabesques de Rythme et de Rime d’un lyrisme si enivré qu’il en semblait fou6. Le temps, sur ce point, n’a pas modifié ma pensée. Les Odes funambulesques ne sont plus dans la sphère de ce lyrisme joyeux qui nous a donné, par exemple, dans Les Occidentales, nombre de poésies belles ou charmantes, interdites, par l’accent qu’elles ont, à tout autre qu’à M. Théodore de Banville, dont cet accent constitue la très précieuse originalité. Les Odes funambulesques ont un tout autre caractère. Ce n’est plus là du lyrisme gai, qu’il me permette de le lui dire : c’est du lyrisme dépravé… Sans doute, il faut beaucoup de talent pour dépraver son talent dans cette proportion et faire à beaucoup d’esprits illusion encore ; on n’abuse jamais de la puissance que quand on en a, et bien souvent elle se mesure à l’abus qu’on en fait. Le poète qui a métamorphosé ses nobles Cariatides en clowns femelles dansant le cancan sur la corde lâche ou roide ou le fil d’archal de son vers, doit, il est vrai, avoir une redoutable force de versifaiseur pour lancer ses strophes à la hauteur où elles bondissent, mais préférer ces pirouettes de mots et de Rythme et ces enlèvements de ballon au vol cadencé et plein d’une Poésie qui doit toujours emporter du sentiment ou de la pensée sur ses ailes, c’est tuer en soi le poète par le jongleur. Le bleu, ici, ce n’est plus le bleu de l’idéal ou du rêve, c’est le bleu du vide, et le poète des Cariatides l’a dit mieux que moi :

Pourquoi chercher ailleurs l’azur du pays bleu ?
                     Nous l’avons dans notre âme !

Or, c’est oublier qu’on a cette âme, quand on se livre avec tant de frénésie au matérialisme de cette poésie toute de forme, désossée tant elle est assouplie, déhanchée et dévergondée comme la danse que j’ai nommée plus haut, et cela étonne d’autant plus dans M. Théodore de Banville, que ce romantique descendu de Ronsard et si souvent païen dans sa poésie :

      … Et ma strophe de marbre
Sait encor rajeunir la grande Antiquité !

est un spiritualiste chrétien dans ses principes et dans sa vie. Cependant, il faut le reconnaître, tout n’est pas exclusivement gambade en ces Odes funambulesques, cette orgie de mots et d’images. Ce qui revient toujours, c’est le tempérament, et le tempérament du lyrique joyeux revient ici grandir, à plus d’une place, les plaisanteries, les parodies, les calembours et les calembredaines, — car M. de Banville descend jusque-là, — et les relève par l’expression d’une verve poétique toujours palpitante et vibrante. Il y a, dans ces Odes funambulesques, telles pièces qui nous font pressentir Les Occidentales, ces Occidentales que l’auteur des Orientales n’aurait, certes ! pas pu écrire, où le poète funambule, qui s’était grisé d’air sur la corde de son vers, reprend son aplomb de Cariatide et ce tempérament gaiement lyrique dans lequel l’esprit d’Aristophane et de Rabelais se joue de Pindare, et où le très étrange et très charmant poète bouffe que voici exécute des ponts-neufs et des pots-pourris sur une harpe aux cordes d’or. Là surtout (dans Les Occidentales) pleuvent de ces petits chefs-d’œuvre particuliers au génie de M. de Banville, dont l’ironie, délicieusement comique, est toujours doublée ou triplée par le grandiose de l’expression. On n’en peut indiquer que quelques-uns : La Pauvreté de M. de Rothschild, Soyons carrés ! Le Thiers-parti, Chez Monseigneur, Le Petit crevé, Le Roy s’amuse, Le Budget, le Delirium tremens, etc., toutes satires dans lesquelles Juvénal-Pierrot soufflette de sa grande manche et Boileau-Arlequin fouaille de sa batte éblouissante les sottises, les vices et les ridicules du temps, — et, malheureusement, sans leur faire le moindre mal.

IV

Mais Arlequin et Pierrot, ces deux types adorés de M. de Banville, qui les unit dans sa personne poétique, Arlequin et Pierrot, ces deux innocents, doux et étincelants gouailleurs, vont disparaître de ce volume, et nous arrivons enfin au magnifique et poignant avatar du poète, nous arrivons à ces Idylles prussiennes que j’ai annoncées dès le commencement de ce chapitre, et qui ont fait tout à coup surgir du Banville connu un Banville qu’on ne connaissait pas. Le poète des Funambulesques écrivait prophétiquement à la date de 1857 (il était et nous étions alors dans le bleu) : « Sommes-nous sûrs que les chevaux indomptés ne viendront plus jamais mordre l’écorce de nos jeunes arbres ? Eh bien, le jour où cette fatalité planerait sur nous, le jour où se lèvera, haletant, courroucé et terrible, le chanteur d’Odes qui sera le Tyrtée de la France ou son fougueux Théodore Kerner, s’il cherche la langue de l’Iambe armé de clous dans Le Ménage parisien, ou dans L’Honneur et l’Argent, il ne le trouvera pas… » Eh, parbleu ! on le savait bien. Mais, à cette époque-là, aurait-on mieux cru le trouver dans l’auteur des Odes funambulesques ?… Et cependant, il y était. Il était en puissance dans le souffleur de ces bulles de savon maintenant crevées ! L’auteur des Funambulesques s’amusait alors à la bagatelle, comme toute la France, et cependant, quelques années plus tard, il devait être non pas son Tyrtée, hélas ! à la France, — car Tyrtée conduisait les Lacédémoniens à la victoire, — mais son Kerner aussi, son Kerner qui rappellerait à la Prusse victorieuse la Prusse vaincue, et pour qu’il fût dit que les deux pays, analogie singulière ! auraient également leurs deux Théodore.

Tel l’honneur de ce livre, et telle la meilleure gloire du poète qui l’a écrit et dont le lyrisme, autrefois éclatant et gai, et la plaisanterie couronnée d’étoiles, avaient reçu ce coup de foudre qui leur avait courbé la tête comme à des saules pleureurs, sur les rivières du sang de la France qui coulait. Ces poésies, ces noires poésies de circonstance, appelées des Idylles par le poète avec une atroce ironie, écrites, comme il le rappelle : « au jour le jour du siège, quand les obus prussiens éventraient nos maisons », sont moins des hymnes qui entraînent en avant que des élégies désespérées, poinçonnant dans le cœur qu’elles déchirent des impressions qui ne doivent plus jamais s’en effacer… Memoranda terribles (seront-ils féconds ?), et pour nous, les écrasés, et pour ceux qui nous écrasèrent ! Oui ! c’est de la poésie d’écrasés, que ces Idylles mœlibéennes qui rendent un si effroyable hommage de reconnaissance au Dieu qui nous fit ces loisirs. L’accent du poète, de celui qui fut le doux, le bon, le gai et le pompeux Banville, y est-il assez violent et assez sombre ? Est-il d’une cruauté assez implacable ? La vue du sang versé lui a tourné le sien. Quelle profondeur tout à coup dans cet Éclatant ! Quelle férocité dans cet Archiloque de la guerre, qui ne mord pas seulement le pied de l’homme qui l’a abattu, mais qui mord même le sabot de son cheval !… Écoutez

Il est bien las, le vieux cheval !
Après les fêtes sans pareilles
De son féroce carnaval,
Il a du sang jusqu’aux oreilles.

À présent que ses durs sabots
Ont piétiné dans la tuerie
Et qu’il s’est soûlé de tombeaux
Il lui faudrait son écurie.

Il regarde les vastes cieux,
Extasié comme un bon moine,
Et lourd, immobile, anxieux,
Il soupire après son avoine.

Il rêve au gazon vert du parc
Où le flot argenté ruisselle ;
Mais son vieux cavalier Bismarck
Sur son dos se remet en selle.

Pâle, dans le flanc du coursier
Que serrent ses genoux, il entre
Son cruel éperon d’acier ;
Il lui laboure son vieux ventre.

L’écuyer, roide et sans défaut,
Qui dans les entrailles lui plante
Ce fer, dit : « Crève s’il le faut,
Mais poursuivons l’œuvre sanglante.

« Pour que nos vieux cœurs allemands·
Se repaissent de funérailles,
Viens fouler sous tes pieds fumants
Des cervelles et des entrailles.

« Écume et déchire ton mors !
Mais toujours, comme nous le sommes,
Soyons des faiseurs de corps morts :
Crève, mais foule aux pieds des hommes ! »

Est-ce assez beau, assez amer, assez brutal, assez morsure, assez haineux ?… L’expression ravale et insulte, mais les sentiments, quand ils ont cette intensité, grandissent tout ce qu’ils touchent, à plus forte raison tout ce qu’ils frappent ! Le Bismarck évoqué par le poète a, sur ce cheval rossé par la guerre, la taille historique d’Attila, et on pense à la fière parole que le Hun dévastateur disait du sien : « L’herbe est courte où mon cheval a passé ! » Et c’est si appréhendant et si maîtrisant pour notre âme, de pareils vers, qu’on ne s’aperçoit pas même des incorrections du poète ; car il y en a ici : on ne se soûle pas avec des tombeaux ! Mais qu’est-ce qu’une éraflure sur un muscle d’Hercule ?… Cette première idylle, qui ouvre les Idylles prussiennes, donne le la terrible de toutes les autres. En ces Idylles qui cachent des élégies, mais des élégies qui pleurent du sang, comme Le Jour des Morts, Les Femmes violées, Les Allemands, Le Jeune Prussien (je ne puis pas tout citer) ; dans ces Idylles où se rencontrent quelques notes simplement touchantes et tendres, ce qui vibre avec le plus de profondeur, c’est la haine, — la haine du Prussien, — et même encore plus (du moins dans ma sensation, à moi !) que l’amour de la France. La haine belle à force de hideur, comme la Gorgone ; la haine, qui attend son moment, repliée, concentrée, se dévorant en attendant qu’elle dévore ; une haine infinie, éternelle, aux yeux de tigre altéré, brûlants, toujours ouverts, voilà le doux Banville en ses Idylles, et ses Amaryllis charmantes. La haine… « Je l’aime, — disait Byron d’un homme. — Je l’aime. Il savait bien haïr ! » Les Idylles prussiennes attestent une haine que Byron eût aimée, car elle a une profondeur qui suffit, sans qu’il soit besoin d’autre chose, pour faire des vers sublimes. Des vers assez sublimes comme ça !

Et M. de Banville les a faits. Encore une fois, je ne puis citer et j’en suis désolé ; car il faudrait citer tout. En effet, toutes les pièces de ce recueil d’Idylles sont superbes, et d’un pathétique d’autant plus grand que le désespoir y est plus fort que l’espérance ; qu’il y a bien ici, à quelques rares moments, des volontés, des redressements et des enragements d’espérance, mais tout cela a l’air de s’étouffer dans le cœur et la voix du poète, et on épouse sa sensation… Les hommes sont si faibles et ont tant besoin d’espérer, que c’est peut-être ce qui a fait un tort relatif aux Idylles prussiennes de M. Théodore de Banville.

Le fait est que ces poésies, d’une si mâle inspiration, ont moins résonné dans les oreilles de tout le monde que les poésies de M. Déroulède, par exemple. Le vieil artiste, l’artiste consommé, et dans un jet de talent le plus puissant que ce talent ait jusqu’alors poussé, a eu pour préféré aux yeux du public un jeune homme qui a fait des vers avec son cœur, tandis qu’il en faut faire avec son cœur, avec sa tête, avec tout ce qui fait qu’on est cette Complexité admirable et mystérieuse qu’on appelle un grand poète ! M. Théodore de Banville est cette Complexité. Il n’est pas le Saint-Genest de la poésie patriotique ; il est davantage. Mais c’est toujours la même histoire ! L’art, le talent, la poésie surtout, cette Isis voilée au vulgaire, sont incompréhensibles à qui n’a ni art, ni talent, ni poésie, et c’est le gros du monde, cela ! Je suis parfaitement sûr que M. Théodore de Banville n’a pas besoin d’être consolé… d’un silence que je voudrais rompre pour lui avec éclat. En lisant ses Idylles prussiennes, j’ai complété la haute idée que j’avais de son talent poétique. Il était pour moi tête de colonne parmi les Flamboyants. Le voici, à présent, tête de colonne parmi les Profonds.